Qu'est ce que c'est ce livre qu’elle lit ? Est-ce que c’est un livre de midinette ? Je ne crois pas, ça n’y ressemble pas, ça ne lui ressemble pas non plus, elle a l'air si distinguée, mais alors est-ce que c'est un roman policier ? Est-ce que son esprit est captivé par la recherche du meurtrier ? Est-ce que si elle tourne les pages sans lever le nez c’est pour avoir la clé de l’énigme ? Est-ce pour ça qu’elle ne lève pas les yeux pour me voir, moi qui suis assis en face d’elle ? Si c’est un policier peut-être que je l’ai lu et que je pourrais lui dire, l’air mystérieux, que je connais le coupable mais que je ne la lui livrerai pas pour ne pas gâcher son plaisir ? Et même si,, pour de vrai je ne l’ai pas lu je pourrais le lui faire croire ? Peut-être qu’elle apprécierait cette discrétion, cette connivence ? Ou alors peut-être qu’elle est au bord du Nil, qu’elle lit le dernier Isabelle Rossignol ? Je pourrais lui dire que je la connais, lui raconter sur elle des anecdotes inventées ? Ou alors est-ce qu'elle ne lit pas un livre d’histoire ? C’est peut-être ça, la raison de son air concentré ? Ce serait une bûcheuse, elle pourrait me parler des mérovingiens ? Je lui poserais des questions ? Je lui montrerais que je m’intéresse moi aussi à l’histoire, et elle verrait bien que je ne suis pas un vulgaire dragueur ? Mais peut-être que c’est un bouquin de vulgarisation scientifique qu’elle lit ? Est-ce que ça l’intéresserait de savoir que j’ai écrit un livre sur les papillons de l’archipel malais ? Est-ce qu’elle réaliserait que ce n’est pas si fréquent que ça qu’une thèse soit publiée dans une version abrégée pour le grand public ? Est-ce qu’elle prendrait au sérieux quelqu’un qui s’intéresse aux papillons ? Est-ce qu’elle ne me prendrait pas pour un vieux schnoque, alors que je n’ai que trente cinq ans ? Avoir le sommet du crâne dégarni à mon âge, c’est quelque chose qui arrive, c’est même un signe de virilité, non ? Je fais encore assez jeune et après mes chimios mes cheveux ont bien repoussé, n’est-ce pas ?
Et elle, à qui elle me fait penser ? Avec son air recueilli n’est-ce pas à une vierge de Raphael penchée sur l’enfant qu’elle tient sur ses genoux? A moins que ce ne soit une vierge du gothique tardif, peut-être un retable que j’ai vu au musée royal de Bruxelles ? Comment est-il possible d’avoir une telle splendeur assise là, dans le métro, juste en face de moi ? Elle va bien finir par me remarquer ? Je devrais peut-être lui toucher le genoux avec mon genoux et m’excuser avec mon sourire le plus chaleureux ? Je pourrais alors lui parler de son livre ? Elle serait contente de sortir du livre pour parler à quelqu’un de bien vivant ? Nous pourrions rire ensemble ?
Mais est-ce que je me pose les bonnes questions ? Est-ce que je me raconte les bonnes histoires ?
Est-ce que je ne devrais pas être plus hypnotisé par l'ouverture de son chemisier, plus fasciné par ce qu'il laisse deviner de la naissance de ses seins ? Est-ce que je ne devrais pas me demander avec plus de curiosité comment ils reposent dans le soutien-gorge ? Et d’abord quelle est la couleur du soutien gorge ? Est-il blanc ? Gris perle ? Noir ? Est-il fermé ou en balconnet, laissant les seins à moitié libres, heureux, épanouis, simplement soutenus comme par des mains, des mains qui pourraient être les miennes ? Ne devrais-je pas supputer leur volume, leur forme, la largeur et la couleur des aréoles ? Ne devrais-je pas imaginer que leurs pointes sont dures, appétissantes, dans l’attente de mes mais, de mes lèvres ? Ne devrais-je pas me figurer que je fourre mon nez dans le sillon naissant, là où mes yeux voient ? Et que je pourrais sentir la chaleur, l’odeur sucrée de la peau jeune et fraîche ? Que mes lèvres délicates embrasseraient légèrement la tentante vallée ? Qu’elle rirait joyeusement, chatouillée par ma douce caresse ? Que je pourrais remonter le long d’un globe ferme, saisir la pointe, la faire fondre de plaisir ? Est-ce que je ne devrais pas m’imaginer nous deux plus tard, marchant dans la campagne, main dans la main, insouciants et heureux ? Moi la serrant dans mes bras ? Elle, la tête sur ma poitrine ? Moi caressant doucement ses cheveux chauds et ondulés ? Est-ce que je ne devrais pas rêver à l’indicible attrait de ses lèvres, rouges, charnues ? Est-ce que je ne devrais pas imaginer le délice de nos deux langues mêlées écrasant le fruit tendre de l'amour pour mieux le savourer goulûment ? Est-ce que je ne devrais pas être tout excité par ces pensées, à la fois fier et gêné de leurs répercussions physiques qui risquent de me trahir ? Est-ce que je ne devrais pas me torturer en me disant que c’est l’occasion ou jamais ? Est-ce que je ne devrais pas être pris de vertige rien qu’en pensant au moment où elle finira par lever les yeux je jouerai toute ma séduction, toute ma soif d’aimer ? Par ce moment où je jouerai une fois de plus une partie sans précédent, une partie toujours renouvelée comme si chaque fois était la première fois? Comme si c’était toujours la première fois, comme si j’étais toujours le jeune adolescent gauche, amoureux pour la première fois, amoureux à en mourir ?
Pourquoi est-ce que je ne sens pas cette histoire plus vivante ? Pourquoi est-ce que j’ai l’impression de réciter une leçon depuis longtemps apprise ? Pourquoi ai-je l’impression de lire une histoire à moitié effacée ? Pourquoi, maintenant qu’elle lève enfin les yeux, elle regarde dans ma direction sans me voir, comme si j’étais transparent ? Pourquoi la grosse dame avec son manteau jaune qui s’assied en face d’elle à ma place ne semble même pas me remarquer. Comment est-il possible qu’elle s’asseye là où je suis assis ?
Pourquoi est-ce que ça fait bien quinze jours que ma barbe ne pousse plus ? Est-ce possible après tout que depuis plus de deux semaines je sois mort sans m’en être rendu compte ?
mardi 11 novembre 2008
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