Y a marqué quoi ?
Y a marqué Marie de Rabutin-Chantal Marquise de Sévigné
La petite fille en robe rose que son père a placée sur la margelle de la fontaine se retourne pour qu’il la prenne en photo devant moi. Une photo de plus où je trônerai sur mon socle de pierre, en robe de bronze, au milieu de la fontaine.
Je suis pratiquement née avec la photographie et je ne peux pas compter tous les clichés qu’on a fait de moi, sans parler des cartes postales ! Il y a eu aussi des gravures, des peintures mais ça ne fait pas plus d’un siècle et demi que je suis là, à contempler le beffroi. Il y a même eu des interruptions. Pendant la seconde guerre mondiale j’ai fait de la résistance. Pour éviter de finir en balle de fusil allemand ou dans la collection privée d’un potentat du Troisième Reich, je me suis caché dans une ferme, au milieu de la paille. Je n’étais donc pas là pour les voir mourir, ces jeunes combattants français tués ici par les allemands le 24 août 1944. J’aime l’air martial de la plaque qui commémore leur souvenir, sur le pignon de la boulangerie, en dessous du beffroi : « Les combats de Nyons et de Grignan furent cités à l’ordre de l’armée ». C’est sûr que j’ai dû connaître certains d’entre eux encore enfants quand ils venaient boire l’eau de la fontaine qui continue de couler à mes pieds. Quelle misère, ces jeunes qui devaient être si beaux !
Mais je ne suis sure de rien. J’en ai tellement vu d’enfants et de saisons depuis le jour où, comme le dit la plaque apposée dans mon dos :
Une souscription nationale
A élevé cette statue
A l’immortelle Madame De Sévigné !!!
Le 4 octobre 1857
Les trois points d’exclamation, la majuscule de ma particule, tout cela m’attendrit. Je ne suis pas l’héritière d’une des plus nobles familles du dix-septième siècle, je suis de ce dix-neuvième siècle si plein d’espoir et parfois si balourd. Je suis du siècle de Nadar et de Victor Hugo ! Mais je suis aussi d’aujourd’hui et j’aime réchauffer ma carcasse à ce soleil de mai 2008 tandis que les martinets noirs patrouillent dans le ciel. J’ai l’intention de profiter de cette journée inauguré par l’habituelle visite de Philippe Jaccottet, un vrai poète, venu chercher son pain et son journal avant que les rues ne se remplissent de monde.
Je suis aussi curieuse que la marquise que je suis sensée représenter et mon grand plaisir est de regarder les gens sur la place pavée de frais. Il y a un couple de vacanciers en tenue décontractée qui descendent de la rue des Remparts. Une femme du pays, élégamment habillée, consulte les avis municipaux devant la mairie au ridicule fronton de temple grec. Elle n’est plus, l’époque où les femmes portaient des blouses à fleurs achetées au marché du mardi. Un retraité à casquette, chaussettes et sandales, admire les roses de toutes couleurs qui partent à l’assaut des pierres blanches des remparts. Un soixante-huitard attardé, avec ses cheveux en catogan et sa barbe grisonnante, tient par la main deux petites filles. Tiens, il a un fin anneau d’argent à la narine gauche, et un autre tout pareil à l’arcade sourcilière. Un homme imposant, cheveux blancs, bouc bien taillé, tête de félibrige, les rejoint. Ils décident d’aller s’asseoir à la terrasse du café, à ma gauche. A cette heure il reste encore des places. Je n’écoute pas les galéjades du serveur qui commente la saison de foot avec un habitué. Je n’écoute pas, mais j’aime cette musique joviale et familière. A mon âge ça rassure.
Dans la rue, en bas des remparts, un couple. Même de loin, lui semble immense. Elle, beaucoup plus petite, marche lovée à lui. Ils sont jeunes. Ils rayonnent de jeunesse. Je ressens le poinçon fulgurant de la jalousie. J’aimerais tant être à sa place à elle, accrochée à son bras à lui !
Ça alors ! Plus ils s’approchent et plus … Plus je le reconnais ! La même taille, la même assurance, le même air conquérant. Il est habillé comme les jeunes de son âge : tee-shirt et bermuda. Mais quelle classe ! La fille à ses côtés semble bien quelconque. Allons, Marie, la jalousie t’égare.
En tout cas c’est le portrait de son père au même âge. Il n’y a pas le moindre doute. C’est son fils ! Les yeux me piquent. Ça fait combien d’années ? Je ne sais pas au juste. Vingt-cinq ans peut-être. Cet été-là, une bande de hollandais avait passé la semaine dans le camping municipal. Tous les soirs ils venaient au bistro. Je l’avais tout de suite remarqué. C’était le plus grand, le plus beau. Le plus hardi aussi. Au début, il m’envoyait des baisers d’en bas. Ses copains rigolaient. Visiblement c’était lui le chef de la petite bande. Et puis un soir, le dernier soir, il est monté, il s’est assis sur mes genoux. Il a pris mon bras qui tient la plume en bronze et, sans façon, il m’a embrassé. Sur la bouche. Ses copains applaudissaient. Des flash ont crépité. Et moi, c’était la première fois. Depuis plus d’un siècle !
Et puis je ne les ai plus revus. Je les attendus, les jours suivants, et puis les années suivantes. Je l’avais presque oublié.
Mais voilà qu’ils s’approchent. Il se détache d’elle. Il me fait un petit signe de la main. Il lui explique quelque chose. En hollandais, j’imagine. En tout cas je ne comprends rien.
Il sort un appareil photo. Il me photographie. De près. Pas la fontaine. Pas le socle. Non. Que moi. Rien que moi.
Mais que se passe-t-il ? Voilà qu’il …
Il embrasse fougueusement sa compagne en me regardant. Et je sais que c’est moi qu’il embrasse. Mes lèvres de bronze s’écartent. Sa langue vorace fouille ma bouche. Sa langue trouve la mienne. Sa main se pose sur mon sein.
C’est fini. Ils me regardent tous les deux.
Non, je ne rêve pas : il m’a fait un clin d’œil. La donzelle, stupide, ne se doute pas que ce baiser ardent, c’est à moi qu’elle le doit.
Ils s’en vont, main dans la main. Je ne suis plus jalouse. Non.
Allez vite faire ce fils qui, un jour, à son tour …
lundi 12 mai 2008
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