Il faut bien reconnaître que la
patience n'avait jamais été son fort. Il s'exaspérait depuis dix
bonnes minutes à piétiner dans le grand escalier d'honneur de la
préfecture pour la fête nationale. Les gens, les notables du
département, auraient dû partir en vacances. Il se maudissait
d'être venu, cela faisait plusieurs années que ça ne lui était
pas arrivé. Il ne connaissait pas les personnes qui occupaient les
trois marches au-dessus de lui. Tant mieux, il n'était pas d'humeur
à faire des amabilités sociales.
C'est plongé dans cet état d'esprit
que soudain, parvenu enfin au palier intermédiaire, en levant les
yeux il la vit dans la glace monumentale aux trumeaux dorés qui
occupait tout un mur. Elle aussi l'avait vu, au même instant
miraculeux. Il vit dans son regard à elle le même ébranlement
qu'il devait y avoir dans le sien. Ces deux regards échangés par
hasard les projetaient trente ans en arrière. C'était un câble
d'acier qui les liait. Il ne vit pas les effets des ans sur sa
silhouette, les traits de son visage. Ou plutôt si, il les voyait,
mais cela n'avait pas d'importance. Il était aimanté, fasciné par
son regard, par sa personnalité qu'il venait à l'improviste de
retrouver. Le temps non plus ne l'avait pas épargné mais le regard
de la femme qu'il avait aimée le ramenait à ses vingt ans.
Ils n'osaient pas se tourner l'un vers
l'autre pour se voir en direct. Ils avaient peur de rompre le charme.
Derrière eux ils sentaient monter un murmure de réprobation. Comme
si ça avait de l'importance qu'ils arrêtent quelques instants le
lent cheminement de la queue. Les gens finissaient par les contourner
et ils sentaient sur eux, toujours figés face à la grande glace,
des regards noirs. Ils ne pouvaient pas rester comme cela
indéfiniment. Ils se tournèrent enfin l'un vers l'autre.
Ils se sourirent. Le charme n'était
pas épuisé. C'est elle qui finit par rompre le silence : « Tu
sais quoi ? ». Il n'hésita pas, il la prit par le bras.
Ils fendirent non sans mal la foule de ceux qui cherchaient à monter
sur la première volée de marche. Ils disaient « Excusez-nous,
excusez-nous » sans regarder les gens, sans prêter attention
aux propos réprobateurs. Ils étaient enfin libéré de la presse,
sur le perron de la préfecture, devant la grande place du marché.
C'est lui qui maintenant la conduisait d'un pas vif. Il tenait
fermement son bras. Pour un peu on aurai pu croire qu'il l'enlevait.
Pendant qu'il commandait la chambre et
prenait les clés elle restait en arrière, discrète si ce n'est
gênée. Cela faisait trente ans qu'ils étaient mariés et quatre
ans qu'ils n'avaient plus fait l'amour.
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