Il
ne pouvait regarder dans la rue qu'en traversant leur couple vue dont
la manière dont ils étaient placés, lui assis dos au mur attendant
qu'on vienne prendre sa commande, les mains posées à plat sur une
étroite table carrée, eux déjà en train de déjeuner attablés à
une table non moins qui tenait la totalité de la largeur de
l'étroite vitrine sur la rue jusqu'à la porte d'entrée du
restaurant. Le dispositif était si serré qu'ils auraient aussi bien
être assis trois à la même table.
Il
était arrivé après le coup de feu de midi. Il y avait une table
disponible sur le trottoir mais pour être plus au calme il avait
préféré s'installer à l'intérieur malgré le soleil agréable
qui honorait enfin la saison. Il avait de prime abord jeté un regard
distrait au couple attablé à sa droite: un élégant sportsman
ayant dépassé la soixantaine, cheveux blancs taillés courts et une
femme d'apparence agréable à l'épaisse chevelure blonde. Ce fut le
ton enjoué de la femme qui louait la qualité du restaurant italien
qui attira son attention. L'établissement ne lui semblait pas
mériter de tels éloges. Ce n'était qu'un banal restaurant
fréquenté à midi par des employés d'un quartier animé de Paris
où se mêlaient bureaux, boutiques et cinémas. Il remarqua d'un
coin de l'œil que ses voisins s'embrassaient de la manière discrète
qui convenait à leur âge.
Il
jeta alors un coup d'œil en direction de la rue comme il estimait en
avoir le droit. La femme avait l'éclat des bourgeoises riches qui
s'ingénient à force d'une vie confortable et de soins adaptés à
retarder ou masquer les atteintes de la vieillesse. Il ne savait pas
au juste quel âge lui donner mais elle avait certainement dépassé
depuis quelques années le zénith de sa vie. Plus que ses traits
bien conservés ses mains déjà noueuses trahissaient le temps déjà
passé. Elle était vêtue d'une manière très simple,à à la
limite de la gêne lui sembla-t-il, mais soignée. Elle avait l'air
d'avoir été dépouillée de ses bijoux. Le seul qu'elle portât
était une très fine chaîne en or au bras gauche avec trois ou
quatre pendeloques. Des enfants, des maisons, il ne distinguait pas
bien. Il en avait parfois vus comme autant de trophées de maternité
aux bras de mères de familles. Il lui sembla qu'il n'avait jamais
remarqué aussi peu d'or pour ce type de bijoux.
Il
ne voulait pas montrer sa curiosité et détourna le regard de la
rue. La femme parla de bouteilles qu'elle pensait remplir d'huile
d'olive et d'un produit dont il ne comprit pas le nom pour les offrir
à l'homme.
-
C'est quelque chose que j'ai l'habitude de faire et que mes amis
apprécient.
-
Je pourrais en mettre une dans ma cuisine.
-
Dans le macramé?
-
Oui c'est ça, dans le macramé.
Il
lui sembla qu'il y avait une nuance de satisfaction dans la voix de
la femme à parler d'un macramé dans la cuisine de l'homme.
Il
perdit la suite de la conversation le temps qu'il commande sa pizza
et son pichet de vin rouge. Maintenant il sirotait le vin rouge l'air
absent mais l'oreille attentive. La voix heureuse et
imperceptiblement cajoleuse de la femme l'intéressait. Il sentit
qu'elle jouait gros aux portes du bonheur sans être encore sûre
d'en avoir franchi le seuil.
-
Est-ce que tu veux prendre du dessert, chéri?
Elle
avait dit "chéri" avec une nuance d'hésitation dans la
voix mais le mot était bien entré dans leur conversation.
-
Généralement je ne prends pas trop de choses sucrées.
-
Tu peux prendre un dessert pas trop sucré.
-Tu
as raison. Regardons.
-
Ils ont aussi du tiramisu mais c'est peut-être trop sucré.
Perdu
dans ses réflexions la suite du dialogue lui échappa. Pour la femme
c'était une petite victoire d'avoir pu conduire l'homme à prendre
un dessert.
Il
se demanda ce qui se passerait s'il intervenait dans la conversation
du couple, s'il commençait à faire la cour à la femme. Pouvait-il
lui proposer un meilleur parti? Il était beaucoup plus jeune que le
sportsman. Pouvait-il imaginer la ravir à son compagnon?
Cette
nouvelle idée le distrayit un instant. Il ne pouvait d'agir que
d'une rêverie sans conséquence, si ce n'est qu'elle éloignait son
esprit de la scène qui se déroulait sous ses yeux. Du reste sa
pizza arrivait et il ne voulait pas manquer de la savourer.
Lorsque
sa première faim fut apaisée et qu'il releva la tête de son
assiette il vit que la femme tenait en main une chemise rayée bleue
et rose qu'elle semblait offrir à l'homme.
-
Je suis sûre que tu n'aimes pas la couleur.
-
Mais si, j'aime la couleur, voyons. Si je ne l'aimais pas, je te le
dirais.
-
Si tu veux la changer tu peux, j'ai gardé le ticket de caisse.
-
Mais non, je l'aime beaucoup.
-
C'est vrai?
-
Mais oui,d'habitude je n'ai que des chemises unies. Ça change.
La
conversation en resta là sur ce sujet car on apporta les desserts
qu'ils avaient commandés au couple. Ils commencèrent à les
déguster en silence et il en profita pour demander l'addition.
-Tu
étais vraiment fâché contre moi après la Saint Valentin.
-
C'est fini. Maintenant on se retrouve.
Il
calcula que leur brouille avait duré deux mois. Qu'avait-il fait
pendant ces deux mois dans sa cuisine a macramés? Et elle? Il aurait
aimé le leur demander mais ils se réfugièrent dans le silence au
lieu de s'épancher. Les idiots!
Le
patron vint encaisser son déjeuner. Il quitta le restaurant sans
leur adresser un regard, fier de sa discrétion.
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