mercredi 11 juin 2014
Le rasta
Tout d'abord il s'intéressa aux tableaux. Il avait aimé l'affiche de l'exposition vue chez la boulangère, le portrait d'une femme peint à gros traits. La manière était vigoureuse, les couleurs contrastées mais harmonieuses. Il ne connaissait pas le lieu de l'exposition situé dans le village à côté de celui où il passait ses vacances depuis des années. Il irait en exploration après la sieste et si cela valait la peine il y retournerait avec sa femme qui n'aimait pas prendre la voiture pour rien par ces chaleurs.
Il n'était pas déçu. Il trouvait le style qu'il avait pressenti chez la boulangère. Les couleurs avaient beaucoup de force et sublimaient le dessin parfois maladroits. Une œuvre surtout avait retenu son attention: un rasta assis sur une chaise, vu par quel qu'un debout. Il regardait devant lui, ses yeux noirs pleins de douceur, ses cheveux enfermés dans un grand bonnet de laine aux dessins de couleurs vives. Ses mains étaient croisées sur son ventre et surmontées de ce qui lui sembla être d'étranges petites flammes.
Ce bonhomme l'intriguait. Il se demanda qui il pouvait bien être. Il eut envie de connaître son histoire. Mais bientôt son attention se reporta sur la jeune femme qui dans une pièce suivante de l'exposition était assise devant une table, habillée en tenue de tennis, occupée à boire du vin rouge en lisant un roman policier. Elle lui parut très troublante, dans qu'il sût dire pourquoi. Elle n'était pas véritablement belle, avait des seins presque plats. Il était le seul visiteur dans l'exposition. Elle devait être lasse de son tête à tête avec sa bouteille car elle entama volontiers la conversation avec lui.
Elle était peintre et professeur de tennis. Les tableaux étaient les siens et en début d'après-midi elle avait donné un cours de tennis avant d'aller ouvrir l'exposition. Il était charmé de cet assemblage d'occupations: le vin, la peinture et le tennis. La seule qu'il pratiquât assidûment était la première, celle qui demandait le moins de talents. Mais il jugea prudent de ne pas mentionner la bouteille à la belle. Il préféra prendre la tangente en se démarquant: il avait le tennis en horreur lui expliqua-t-il, que ce soit à jouer ou à regarder. Il se demandait comment elle arrivait à concilier deux activités aussi différentes. Cela devait être la quadrature du cercle. Elle rit à cette expression pédante. Mais son rire était plein de gentillesse. Il désarma ses manières brusques de timide.
Voulez-vous que je vous fasse faire le tour de mes tableaux?
Volontiers.
En faisant le tour de la salle elle lui expliqua son atelier dans un vieux quartier de Paris, au milieu des artisans, des étrangers en situation plus ou moins irrégulières. Maintenant ils riaient tous les deux en échangeant des anecdotes.
-Et celui-là, ce rasta?
-Oh, c'est un vieil ami et il vient souvent à mon atelier. C'est là que je l'ai peint.
-Et ces espèces de flammes sur ces mains.
-C'est le souci qu'il se fait pour son fils.
-Son fils?
-Oui, son fils est mathématicien et lui, le père rasta il a du mal à le comprendre.
-On imaginé plutôt des pères mathématiciens qui se désespèrent d'avoir un fils rasta.
-Oui. (Elle rit) Lui, c'est le contraire. Il me parlait tout temps de son fils. De ce qu'il ne comprenait pas comment il pouvait vivre avec des chiffres. Il me parlait tout le temps des chiffres. En fait je crois qu'il essayait tout le temps de réfléchir sur les chiffres.
-Alors ces flammes.
-Ce ne sont pas des flammes mais des doigts. C'est ses pensées sur son fils. Il a dix doigts naturels et dix doigts qui sont ses pensées sur son fils.
Il resta songeur devant le tableau, devant les vingt doigts, devant cette si étrange histoire de père et de fils. De père rasta et de fils mathématicien. La femme le regardait regardant le tableau qu'elle avait peint. Cela dura un temps que ni l'un ni l'autre n'aurait su mesurer. C'est lui qui s'attacha à cette contemplation. Il se détourna sans la regarder et lui dit en lui tournant le dos
-Je reviendrai.
Dans sa voiture il réfléchissait à la manière de convaincre sa femme de le laisser acheter ce tableau.
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