dimanche 29 décembre 2013

Ingérence mortifère


Un autre jour son fils ainé devant son frère et ses sœurs, devant sa mère, lui reprocha ses ingérences mortifères. Ces rancoeurs remontaient à l'époque où il avait cru pouvoir l'aider  à trouver du travail. Il s'était lui-même bien rendu compte de l'impasse dans laquelle les entraînait cette proposition d'aide bien intentionnée de sa part. Elle alimentait son angoisse incoercible de voir ce fils si admiré incapable de s'intégrer à la société. Il lui transmettait malgré lui ses craintes dévalorisantes et ni l'un ni l'autre ne pouvait en parler. Il voyait avec inquiétude les années passer. Il vivait chaque contact, chaque piste d'emploi qu'il suggérait à son fils ou que celui-ci lui mentionnait comme une nouvelle source d'espoir qui faisait battre son cœur comme celui d'un amoureux pour sa belle. La déception tout d'abord l'assommait puis lui faisait ruminer des idées toujours plus noires.

Plusieurs fois en désespoir de cause il avait confié le soin de s'occuper de son fils à de ses relations disposées à lui rendre un service plus ou moins désintéressé. Mais malgré les assurances qui lui avaient été données cela n'avait jamais marché. L'ami pressenti n'avait pas l'opiniâtreté nécessaire, son fils ne se laissait pas faire. Il n'était pas dupe du caractère absurde de ses tentatives. Il s'en voulait de cette spirale de déconvenues qu'il alimentait et dont il percevait bien le caractère nocif pour tous les deux. Mais lui du moins avait-il le cuir épais car la vie lui avait donné l'habitude de souffrir. Ce n'e serait qu'une cicatrice de plus, une plaie dont il pourrait s'accommoder à condition qu'elle ne reste pas durablement ouverte. N'était-ce pas à son aîné qu'avait été dévolu de longue date la mission de compenser toutes les blessures narcissiques qu'avait reçues son père?

Dans ses moments de lucidité, ou de trop grande lassitude, il s'imaginait le jour où son fils aurait trouvé sa voie, où il pourrait construire sa vie selon ses goûts, cultiver son don pour la musique, soutenir la fierté paternelle. Il n'avait pas le droit de croire qu'un tel moment n'arriverait pas. C'était ce que lui dictait sa raison mais la raison n'avait pas beaucoup de prise sur lui en temps normal. Il le savait et il en souffrait.

Et puis son fils lui annonça qu'il s'était inscrit pour passer un concours de technicien forestier. C'était son projet et il s'en donnait les moyens en suivant une formation préparatoire. Il en fut soulagé et heureux. Ce projet qui ne lui serait même jamais venu à l'idée portait vraiment la marque de son fils et correspondait à son amour pour la nature. S'il réussissait le concours, il devait le réussir, ce serait pour lui une voie sûre d'épanouissement. Il aurait vaincu la malédiction portée à son corps défendant par son père.

Le métier se révéla plus complexe et plus riche qu'il l'avait imaginé. Il aimait entendre son fils lui en parler, lui faire part de ses difficultés mais il ne regrettait pas son choix.

Le soir dans son lit il repensa à l'attaque de son fils, à l'incompréhension devant cette attaque d'une de ses filles qui avait buté sur le mot ingérence. Elle était elle-même très jalouse de son intimité et elle avait dit qu'il y aurait eu ingérence si leur père avait envoyé des messages d'amour au nom de son fils à sa petite amie! L'adjectif mortifère, personne ne l'avait relevé. Il voyait bien ce que ces deux termes avaient de réel pour son fils. Lui-même avait pu se dire qu'il s'était enlisé jusqu'au cou dans une ingérence mortifère. Il en avait eu conscience, une conscience impuissante à s'en dégager malgré qu'il en eût. Il faudrait du temps pour que son fils lui pardonne. C'est quelque chose que doivent accepter les pères.

lundi 23 décembre 2013

Ligne une XII



Contrairement à son habitude il ne regarda pas les femmes qui se trouvaient dans la rame du métro. Il ne chercha pas sur laquelle fixer ses rêveries sensuelles. Il ne ferma pas non plus les yeux pour se recueillir ou se reposer. Il ne lut pas. Non, il ne fit rien de tout cela. Il demeura les yeux ouverts et fixes devant lui sans rien voir. Seuls les coups d'œil qu'il jetait à sa montre toutes les deux ou trois stations le faisaient sortir de son immobilité. Il avait pris de la marge et la conservait.

À la sortie du métro il se dirigea d'un pas pressé vers sa destination. Il commençait à faire vraiment froid. Il dépassa plusieurs clochards couchés dans des duvets sur des cartons sans leur consentir un regard. Un peu plus loin il croisa un homme debout qui s'adressa à lui. Il ne comprit pas ce que l'homme lui demandait. Il fit mine de n'avoir rien entendu, ne détourna pas le regard. Son attitude d'enfermement en lui-même le surprit. Il pensa que l'homme devait être un clochard qu'il avait blessé de son mépris mais lorsqu'il l'entendit lui parler avec colère alors qu'il était déjà à quelques pas de lui il se dit que c'était peut-être un passant qui demandait son chemin.


Est-ce que je vais faire demi-tour et m'excuser? Lui dire que je vais faire la surprise à ma compagne de l'attendre à la descente de son train et que si j'ai fait mine de ne pas l'entendre c'est que je ne voulais pas la rater? Est-ce que je vais lui avouer que j'étais enfermé en moi-même parce que dans quelques jours on va m'opérer et peut-être, probablement même, trouver des cellules cancéreuses, me faire basculer dans une vie d'épuisant combat contre une maladie qui me fait peur? Et qu'en attendant j'avais décidé de profiter des derniers jours où le doute pouvait me laisser de l'espoir pour manifester de toutes les manières possibles mon amour à ma compagne, d'aller la chercher à la descente du train comme aux premiers temps de notre relation? Ou simplement invoquer ma distraction?

Déjà il avait tourné le coin de la rue.

Si c'est un clochard il sera encore là quand je repasserai. Je me détacherai du bras d'Anna et j'irai vers lui avec une expression amicale pour qu'il n'ait pas peur s'il me reconnaissait. Je lui dirai que tout à l'heure j'étais passé sans lui prêter attention parce que j'étais en retard, que je craignais de rater l'arrivée du train de ma compagne. Je lui donnerai un billet de 10 Euros.

Son cœur se serra. Il contribuait à la laideur du monde

dimanche 15 décembre 2013

Ligne une XI


 



La ligne une est l'intention de relier les points d'émergence des stations qui la constituent, de Château de Vincennes à La Défense dans les deux sens. Elle offre à ceux qui l'empruntent la possibilité de lire des livres, des dossiers, des journaux payants ou gratuits, des écrans reliés au monde entier, ou même des visages. Il est possible d'y écouter de la musique, celle qu'on emmène avec soi ou qu'offre parfois un baladin du métro avec plus ou moins de bonheur, des bribes de conversations en vis-à-vis ou au téléphone. On peut y rêvasser, y dormir et même s'y ennuyer.



Pour l'instant il rallie Concorde à Bastille mais il ne peut ni lire, si ce n'est des visages et des statues sur leurs socles, ni dormir ni s'ennuyer. Il pourrait écouter de la musique comme beaucoup de ceux qu'il croise. Mais ce n'est pas ainsi qu'il pratique la course à pied. Il est arrivé au jardin des Tuileries, sur le trajet de la ligne une, mais décalé de son tracé qui doit cheminer en souterrain sur sa gauche. Cet exercice sportif modéré de début de week-end est devenu pour lui un véritable rituel apaisant et il faut des circonstances climatiques ou personnelles exceptionnelles pour qu'il ne s'y soumette pas chaque semaine. De surcroît il vaut à sa cinquantaine dépassée l'approbation de son médecin et coupe court à des questions qui deviendraient trop pressantes sur son hygiène alimentaire ou sa consommation quotidienne de cigarettes.



La matinée est particulièrement agréable avec un soleil chaleureux de début d'automne. Ses foulées se déroulent en souplesse et il ne sent pas la moindre petite douleur, annonce d'un claquage musculaire ou d'une tendinite, sans parler d'un accident cardiaque. Non, décidément, les conditions sont idéales !



Il arrive à l'Arc du Carrousel, dépasse les marchands sénégalais de tours Eiffel et s'arrête sagement au feu avant de pénétrer dans l'espace vaguement délimité par des barrières métalliques entre les bâtiments en U où se dressent les pyramides de Pei. Les visiteurs ne sont pas encore trop nombreux, entre ceux qui font la queue à la base de la pyramide principale pour entrer au musée et les touristes qui se reposent sur les margelles des bassins ou les couples de touristes du monde entier qui se photographient l'un l'autre devant le monument. Certains jours où il interrompt sa course pour reprendre souffle il peut lui arriver qu'on lui confie l'appareil photo pour réaliser un de ces clichés banals des deux tourtereaux destiné à finir dans un cadre argenté sur une desserte quelque part dans l'Alabama ou le Sichuan. Mais ce n'est pas le cas aujourd'hui où ni la densité des visiteurs ni sa fatigue ne le contraignent de passer de la course à la marche.



Cela ne l'empêche pas de regarder du coin de l’œil ce qui se passe autour de lui, d'apprécier la beauté des femmes, de supputer le potentiel sexuel de leur couple. Plaisirs secrets d'un voyeurisme imaginaire recueillis au passage. En s'approchant des escaliers qui mènent à la Cour carrée il remarque une jeune femme blonde, elle pourrait être suédoise ou norvégienne, qui fait mine de tenir la Grande pyramide dans sa main droite à plat pour l'objectif de son compagnon. Elle est vraiment charmante, pleine de fraîcheur elle exhale la joie de vivre. Il poursuit sa course et décide de se retourner pour lui faire un signe appréciateur du pouce dans le dos de son compagnon. Mais à l'exact moment où il fait son geste accompagné d'un sourire la belle lui tire la langue. Cette simultanéité inattendue transforme son sourire en rire et il l'entend qui rit, elle aussi.



Cet épisode de complicité l'enchante alors qu'il poursuit sa course. Est-ce que la belle va donner à son amoureux l'explication du tiré de langue suivi d'un rire ?

mardi 7 mai 2013

Ligne une X


Haïku





Sensation de printemps



L'escalier. Marche après marche



Il s'extrait du vide

jeudi 2 mai 2013

Au restaurant à midi


Il ne pouvait regarder dans la rue qu'en traversant leur couple vue dont la manière dont ils étaient placés, lui assis dos au mur attendant qu'on vienne prendre sa commande, les mains posées à plat sur une étroite table carrée, eux déjà en train de déjeuner attablés à une table non moins qui tenait la totalité de la largeur de l'étroite vitrine sur la rue jusqu'à la porte d'entrée du restaurant. Le dispositif était si serré qu'ils auraient aussi bien être assis trois à la même table.



Il était arrivé après le coup de feu de midi. Il y avait une table disponible sur le trottoir mais pour être plus au calme il avait préféré s'installer à l'intérieur malgré le soleil agréable qui honorait enfin la saison. Il avait de prime abord jeté un regard distrait au couple attablé à sa droite: un élégant sportsman ayant dépassé la soixantaine, cheveux blancs taillés courts et une femme d'apparence agréable à l'épaisse chevelure blonde. Ce fut le ton enjoué de la femme qui louait la qualité du restaurant italien qui attira son attention. L'établissement ne lui semblait pas mériter de tels éloges. Ce n'était qu'un banal restaurant fréquenté à midi par des employés d'un quartier animé de Paris où se mêlaient bureaux, boutiques et cinémas. Il remarqua d'un coin de l'œil que ses voisins s'embrassaient de la manière discrète qui convenait à leur âge.



Il jeta alors un coup d'œil en direction de la rue comme il estimait en avoir le droit. La femme avait l'éclat des bourgeoises riches qui s'ingénient à force d'une vie confortable et de soins adaptés à retarder ou masquer les atteintes de la vieillesse. Il ne savait pas au juste quel âge lui donner mais elle avait certainement dépassé depuis quelques années le zénith de sa vie. Plus que ses traits bien conservés ses mains déjà noueuses trahissaient le temps déjà passé. Elle était vêtue d'une manière très simple,à à la limite de la gêne lui sembla-t-il, mais soignée. Elle avait l'air d'avoir été dépouillée de ses bijoux. Le seul qu'elle portât était une très fine chaîne en or au bras gauche avec trois ou quatre pendeloques. Des enfants, des maisons, il ne distinguait pas bien. Il en avait parfois vus comme autant de trophées de maternité aux bras de mères de familles. Il lui sembla qu'il n'avait jamais remarqué aussi peu d'or pour ce type de bijoux.



Il ne voulait pas montrer sa curiosité et détourna le regard de la rue. La femme parla de bouteilles qu'elle pensait remplir d'huile d'olive et d'un produit dont il ne comprit pas le nom pour les offrir à l'homme.

- C'est quelque chose que j'ai l'habitude de faire et que mes amis apprécient.

- Je pourrais en mettre une dans ma cuisine.

- Dans le macramé?

- Oui c'est ça, dans le macramé.

Il lui sembla qu'il y avait une nuance de satisfaction dans la voix de la femme à parler d'un macramé dans la cuisine de l'homme.



Il perdit la suite de la conversation le temps qu'il commande sa pizza et son pichet de vin rouge. Maintenant il sirotait le vin rouge l'air absent mais l'oreille attentive. La voix heureuse et imperceptiblement cajoleuse de la femme l'intéressait. Il sentit qu'elle jouait gros aux portes du bonheur sans être encore sûre d'en avoir franchi le seuil.



- Est-ce que tu veux prendre du dessert, chéri?



Elle avait dit "chéri" avec une nuance d'hésitation dans la voix mais le mot était bien entré dans leur conversation.



- Généralement je ne prends pas trop de choses sucrées.

- Tu peux prendre un dessert pas trop sucré.

-Tu as raison. Regardons.

- Ils ont aussi du tiramisu mais c'est peut-être trop sucré.



Perdu dans ses réflexions la suite du dialogue lui échappa. Pour la femme c'était une petite victoire d'avoir pu conduire l'homme à prendre un dessert.

Il se demanda ce qui se passerait s'il intervenait dans la conversation du couple, s'il commençait à faire la cour à la femme. Pouvait-il lui proposer un meilleur parti? Il était beaucoup plus jeune que le sportsman. Pouvait-il imaginer la ravir à son compagnon?



Cette nouvelle idée le distrayit un instant. Il ne pouvait d'agir que d'une rêverie sans conséquence, si ce n'est qu'elle éloignait son esprit de la scène qui se déroulait sous ses yeux. Du reste sa pizza arrivait et il ne voulait pas manquer de la savourer.



Lorsque sa première faim fut apaisée et qu'il releva la tête de son assiette il vit que la femme tenait en main une chemise rayée bleue et rose qu'elle semblait offrir à l'homme.



- Je suis sûre que tu n'aimes pas la couleur.

- Mais si, j'aime la couleur, voyons. Si je ne l'aimais pas, je te le dirais.

- Si tu veux la changer tu peux, j'ai gardé le ticket de caisse.

- Mais non, je l'aime beaucoup.

- C'est vrai?

- Mais oui,d'habitude je n'ai que des chemises unies. Ça change.



La conversation en resta là sur ce sujet car on apporta les desserts qu'ils avaient commandés au couple. Ils commencèrent à les déguster en silence et il en profita pour demander l'addition.



-Tu étais vraiment fâché contre moi après la Saint Valentin.

- C'est fini. Maintenant on se retrouve.



Il calcula que leur brouille avait duré deux mois. Qu'avait-il fait pendant ces deux mois dans sa cuisine a macramés? Et elle? Il aurait aimé le leur demander mais ils se réfugièrent dans le silence au lieu de s'épancher. Les idiots!



Le patron vint encaisser son déjeuner. Il quitta le restaurant sans leur adresser un regard, fier de sa discrétion.

Il l'avait bien dit


 


Je suis lâche- Je suis coincé- J'ai peur !



Trois mois d'éloignement. Trois mois de dés-envoûtement. J'ai cru que j'avais repris le fil de ma vie, que je n'aurais plus à vivre en permanence au bord du gouffre, à risquer à tout moment de me fracasser, à la merci d'une imprudence.



Mais non ! Je lui suis revenu dès qu'elle m'a sifflé. Comme un toutou. J'ai honte. Comme j'ai honte !



Ce n'est plus possible ! Cette fois-ci je vais me battre. Je vais mordre. Je vais rompre. Rompre !



Je vais résister à ses pleurs, à ses violences verbales, à ses menaces, à ses supplications surtout. Moi aussi je peux être violent. Je vais retourner contre elle sa violence. Je vais commettred l'irréparable. Tiens, je vais franchir le Rubicon !



  • Tu as mauvaise mine mon chéri. Comme tu as dû souffrir !
  • Ça y est, c'est fini. Je comprends tu sais que tu aies eu besoin de réfléchir, de prendre tes distances. Moi aussi parfois.
  • J'ai toujours cru en toi. Tu es quelqu'un d'extraordinairement solide. Mais si, je t'assure. Je sais que je peux m 'appuyer sur toi.
  • Donne moi ta mail. Ce que je l'aime ta main ! Tu permets que je l'embrasse ?
  • Détends toi, mon chéri. Ma main sent la tension sur ton front.
  • Là, je me sens si bien, serrée contre toi.
  • Tu te souviens, notre premier baiser ?
  • C'est merveilleux, mon chéri. On s'aime si fort, tu vois.
  • Maintenant il faut que tu téléphones à ta femme. Tu dois tout lui dire. Par respect pour elle tu ne dois plus la laisser dans l'ignorance. Tu dois faire cela pour elle, sortir du mensonge vis-à-vis d'elle. C'est la mère de tes enfants. Tu lui dois cela.

    Elle lui tendit alors son téléphone portable avec une implacable douceur