Un autre jour son fils ainé devant son frère et ses sœurs, devant sa mère, lui reprocha ses ingérences mortifères. Ces rancoeurs remontaient à l'époque où il avait cru pouvoir l'aider à trouver du travail. Il s'était lui-même bien rendu compte de l'impasse dans laquelle les entraînait cette proposition d'aide bien intentionnée de sa part. Elle alimentait son angoisse incoercible de voir ce fils si admiré incapable de s'intégrer à la société. Il lui transmettait malgré lui ses craintes dévalorisantes et ni l'un ni l'autre ne pouvait en parler. Il voyait avec inquiétude les années passer. Il vivait chaque contact, chaque piste d'emploi qu'il suggérait à son fils ou que celui-ci lui mentionnait comme une nouvelle source d'espoir qui faisait battre son cœur comme celui d'un amoureux pour sa belle. La déception tout d'abord l'assommait puis lui faisait ruminer des idées toujours plus noires.
Plusieurs fois en désespoir de cause il avait confié le soin de s'occuper de son fils à de ses relations disposées à lui rendre un service plus ou moins désintéressé. Mais malgré les assurances qui lui avaient été données cela n'avait jamais marché. L'ami pressenti n'avait pas l'opiniâtreté nécessaire, son fils ne se laissait pas faire. Il n'était pas dupe du caractère absurde de ses tentatives. Il s'en voulait de cette spirale de déconvenues qu'il alimentait et dont il percevait bien le caractère nocif pour tous les deux. Mais lui du moins avait-il le cuir épais car la vie lui avait donné l'habitude de souffrir. Ce n'e serait qu'une cicatrice de plus, une plaie dont il pourrait s'accommoder à condition qu'elle ne reste pas durablement ouverte. N'était-ce pas à son aîné qu'avait été dévolu de longue date la mission de compenser toutes les blessures narcissiques qu'avait reçues son père?
Dans ses moments de lucidité, ou de trop grande lassitude, il s'imaginait le jour où son fils aurait trouvé sa voie, où il pourrait construire sa vie selon ses goûts, cultiver son don pour la musique, soutenir la fierté paternelle. Il n'avait pas le droit de croire qu'un tel moment n'arriverait pas. C'était ce que lui dictait sa raison mais la raison n'avait pas beaucoup de prise sur lui en temps normal. Il le savait et il en souffrait.
Et puis son fils lui annonça qu'il s'était inscrit pour passer un concours de technicien forestier. C'était son projet et il s'en donnait les moyens en suivant une formation préparatoire. Il en fut soulagé et heureux. Ce projet qui ne lui serait même jamais venu à l'idée portait vraiment la marque de son fils et correspondait à son amour pour la nature. S'il réussissait le concours, il devait le réussir, ce serait pour lui une voie sûre d'épanouissement. Il aurait vaincu la malédiction portée à son corps défendant par son père.
Le métier se révéla plus complexe et plus riche qu'il l'avait imaginé. Il aimait entendre son fils lui en parler, lui faire part de ses difficultés mais il ne regrettait pas son choix.
Le soir dans son lit il repensa à l'attaque de son fils, à l'incompréhension devant cette attaque d'une de ses filles qui avait buté sur le mot ingérence. Elle était elle-même très jalouse de son intimité et elle avait dit qu'il y aurait eu ingérence si leur père avait envoyé des messages d'amour au nom de son fils à sa petite amie! L'adjectif mortifère, personne ne l'avait relevé. Il voyait bien ce que ces deux termes avaient de réel pour son fils. Lui-même avait pu se dire qu'il s'était enlisé jusqu'au cou dans une ingérence mortifère. Il en avait eu conscience, une conscience impuissante à s'en dégager malgré qu'il en eût. Il faudrait du temps pour que son fils lui pardonne. C'est quelque chose que doivent accepter les pères.