dimanche 23 décembre 2007

Fauchaison

Caresser du pouce droit le fil de la lame. Passer légèrement, passer vite, pour qu’elle n’ait pas le temps de mordre. Sortir la pierre, luisante d’eau, du carquois de bois qui pend, accroché à gauche, sur la large ceinture de cuir épais. Battre la lame de chaque côté, à grands mouvements rapides. Accompagner la courbure de la lame, sans appuyer ni trop, ni trop peu, juste ce qu’il faut pour économiser la pierre et le métal. Replonger la pierre dans le carquois lorsqu’elle devient sèche.

Clic-clac. Ne se donner aucun répit.

Calmer les muscles tétanisés par la danse de la pierre contre le métal pour vérifier le tranchant de la lame. Y mettre toute son attention. Redonner quelques coups avec la pierre. Par acquis de conscience, par fierté pour le travail bien fait.

Ranger la pierre dans le carquois. Ecarter la gourde de cuir qui pend au côté droit pour prendre sortir de sa poche un chiffon propre. Essuyer d’une mouvement ample des deux côtés du tranchant le mélange noirâtre de pierre et de métal. Le regarder avant d’enfouir le chiffon dans sa poche. Regarder un bref instant le brillant du fil. Se sentir fier d’un travail bien fait.

Prendre la poignée au milieu du manche de la faux de la main droite. Tenir le talon du manche, opposé à la lame de la main gauche, contre le ventre. Lancer la lame contre l’herbe en l’accompagnant des épaules et du tronc, le pied droit légèrement en avant. Veiller à ce que le tranchant de la lame reste bien parallèle au sol. Ne pas lâcher des yeux la lame qui coupe net l’herbe drue. Reprendre la faux au bout de son mouvement, le haut du corps déployé vers la gauche. La ramener sur la droite. Souplement, sans forcer.

Danse du corps sûr de lui. Danse du corps qui s’admire. Relancer toute la machine propulsée par la lame sifflante vers la gauche après s’être avancé d’un tiers de pas. Gauche, droite, en avant. Gauche, droite en avant…

L’œil attentif pour guider l’inclinaison de la lame. Le rythme mécanique. Le corps dompté, transformé en une souple mécanique de précision, la force d’un félin. Oubliés le bleu du ciel, le bourdonnement des mouches, l’odeur de l’herbe.

S’inscrire tout entier dans les torsions du corps. Pour jouir de la maîtrise du geste s’imaginer regardé. Pour donner aux muscles le courage de ne pas s’arrêter s’emplir de l’illusion d’être admiré. Imaginer la caresse de ses yeux noisette sur le dos large comme le ciel d’été. La fraîcheur de ses lèvres à la base du cou brûlé de soleil.

Accélérer encore le mouvement de balancier, laisser mourir toute pensée, jusqu’à ce que la tête tourne, que la soif arde la gorge, que la sueur brûle les yeux.

Poser le talon du manche sur le sol. S’essuyer les yeux au revers de sa manche. Tirer un trait de vin coupé d’eau de la gourde de cuir accrochée au côté droit.

Repartir avant que les muscles ne se révoltent. Penser à la soirée, à la nuit. A la douceur de ses mains sur le ventre dur.
Jurer parce que la lame a mordu la terre.

Reprendre l’affûtage.

samedi 8 décembre 2007

Flamenco

A Marie-Amélie

La femme qui danse le flamenco dans le pinceau de lumière d’une scène en bois d’un cabaret du vieux Buenos Aires exhale une saisissante beauté. Ses traits concentrés ont la force d’un masque africain de rapace. Son corps est, certes, déjà bien engagé dans le long voyage qui le conduira de la douceur de la jeune femme vers des rivages que peut-être il redoute, mais il triomphe plus que jamais, arrivé à ce sommet de la force et de la maîtrise de la femme mure.

Cette femme, dont le nom de scène, Rosa Dolores Da Silva, s’étale en caractères noirs sur fond rouge à l’entrée du cabaret, ne danse pas seulement pour les hommes présents autour de la scène qui l’admirent de se livrer ainsi tout entière, plus peut-être que toutes les femmes qu’ils ont connues jusque-là ne l’ont jamais fait. Non seulement elle danse pour ces hommes anonymes mais, plus profondément encore, elle danse les hommes de sa vie. Elle danse son grand-père, émigré d’Europe centrale en Argentine en 1927 et qui avait travaillé comme ouvrier dans les abattoirs avant de pouvoir reprendre son métier de tailleur. Elle danse son père, qui avait repris l’échoppe et qui avait dû arrêter de travailler à cause de rhumatismes déformants. Il avait alors connu l’humiliation de rester cloîtré à l’appartement pendant que sa femme et sa fille faisaient des ménages.

Elle danse Pedro. Pedro avec qui elle avait dansé le tango pendant quinze ans. Jusqu’à la fin, les six derniers mois de sa vie, où ils s’étaient arrêté. Elle pour le soigner, lui pour mourir de cette maladie qu’aucun homme argentin ne saurait jamais attraper. En Argentine, voyons, les hommes ne sont pas comme ça ! C’est ici même, sur cette piste de danse, il y a seize ans, qu’elle lui avait sacrifié sa vie de femme. C’était un soir, après le spectacle. Les danseurs de la troupe s’étaient formé en un cercle haineux autour de Pedro et ils l’avait traité de « fiote », un terme qui fait sortir les couteaux dans les rues obscures de la vieille ville.

Alors, elle ne saura jamais ce qui lui avait pris, elle s’était précipité au milieu du cercle au côté de Pedro, comme une chatte sifflant de rage. Elle les avait tous regardé, l’un après l’autre. Elle leur avait dit qu’elle les avait tous connus et que pas un, vous entendez pas un, ni toi, ni toi, ni toi, n’était de loin aussi viril que Pedro et ne lui avait donné autant de plaisir. Elle avait craché par terre en jurant qu’elle ne coucherait jamais plus avec un autre homme que Pedro. Puis elle l’avait entraîné hors du cercle, dans sa chambre des combles, au dessus du cabaret. Durant toutes ces années elle était restée fidèle à son crachat. Et elle n’avait plus voulu danser le tango qu’avec lui. Il est terriblement jaloux mon Pedro, disait-elle.

Ça fait trois mois que Pedro est mort et elle, qui n’a jamais été ni sa femme ni sa maîtresse, par respect de sa réputation posthume, a décidé d’abandonner le tango. Elle a convaincu le patron du cabaret, don Pepino, pour lequel ils ont travaillé depuis toutes ces années, de monter un spectacle de flamenco. Il a pris le risque et elle sait que, pour cette première, elle n’a pas le droit à l’échec.

Mais elle danse surtout sa blessure brûlante, sa déchirure saignante, cette douleur si forte que ça fait mal rien que d’y penser. Son fils. C’est à peine si elle se souvient du père, un charmant étudiant d’origine italienne qui avait eu juste le temps de donner son patronyme à son fils avant de mourir d’un accident de moto. Ce patronyme sans lequel son fils et elle … Parce que … parce que … parce que…

La danseuse s’est arrêtée de danser, et les musiciens qui ont fini par s’en apercevoir, de jouer. Très inquiet, don Pepino s’approche de la scène. Les clients se sont tus et ne vident plus leurs verres. Mais non, ça va aller, la danseuse fait un petit signe aux musiciens qui repartent.

Parce que, s’il avait porté son nom à elle, son fils n’aurait jamais pu intégrer le prestigieux institut des cadets de la Marine. Il n’aurait pas pu devenir officier de la marine de guerre argentine. Maintenant ils ne se voyaient pratiquement jamais, et quand ils se voyaient ils ne se parlaient pas. Elle n’osait pas lui demander s’il travaillait toujours à l’Académie de la Marine, ce lieu où rentraient des centaines d’opposants au régime dont on n’entendait plus jamais parler. Ce lieu …

La danseuse est tombée comme une pierre. Don Pepino a fait signe aux musiciens de jouer quelque chose de gai et il la traîne par les épaules pour la sortir de la scène.


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Don Pepino monte en soufflant les marches étroites qui mènent jusqu’aux combles. Il porte à la main un bol de soupe. Pour le principe. Ça fait plusieurs jours que Sara, l’ancienne danseuse de tango, à qui il a donné un jour sa chance pour le flamenco, ne mange plus. Quand elle est revenue de l’hôpital on lui a dit que c’était la fin.

Après sa première soirée de flamenco où elle s’était évanoui en plein spectacle, Sara n’avait plus voulu remonter sur scène. Il l’avait employé comme serveuse en salle jusqu’à ce que ses rhumatismes déformants, une maladie héritée de son père à ce qu’il paraît, soient devenus gênants pour les clients. Ensuite il l’avait gardée par charité à faire la plonge. Mais ce soir il faut qu’il lui dise que ce n’était pas seulement de la charité.

Don Pepino est impressionné devant ce visage jadis si beau, si fort, creusé par la douleur et la maladie. La respiration est difficile mais don Pepino a l’impression que Sara l’entend.

- Tu sais, Sara, le vieil homme hésite, cherche ses mots, pendant toutes ces années où tout le monde croyait que vous étiez comme mariés, et bien Pedro, Pedro … Pedro était mon amant.

Don Pepino a l’impression qu’à ces mots la terre va l’engloutir. Mais non, il ne se passe rien. Il lui semble seulement que la respiration de la mourante s’est faite plus silencieuse.

- Je pouvais pas te le dire avant maintenant. J’avais trop peur que tu parles. Ce sacré fils de pute ! Il m’a bien fait cocu mais avec moi il a toujours été correct, il a toujours pris ses précautions. Et, avant de mourir, il m’a fait promettre que je ne te laisserai jamais tomber. Alors je voulais que tu saches.

Le vieil homme se tait. Il n’a plus rien à dire à Sara. Elle sait maintenant qu’il n’a pas eu de nouvelles de son fils. Elle sait qu’il ne viendra pas la voir. Trop peur sans doute sans doute qu’elle lui parle du temps de l’Académie de la Marine.