vendredi 18 juillet 2014

Discussion dominicale




- Dans le dictionnaire de Furetière au XVIIème siècle M est féminin, M la lettre M.




- Et alors ?




- Rien




- Comment rien ? Tu es depuis plus d'une heure vissée à ton i-pad. Tu n'ouvres pas la bouche si ce n'est pour finir par me dire qu'au XVIIème siècle M était féminin comme ça : « Au XVIIème siècle M est féminin »




- Et alors ?




- Alors il ne faut pas me prendre pour un imbécile. Tu as dû passer le plus clair de ton temps sur tes blogs de filles pour me ramener cette nouvelle que M au XVIIème siècle était féminin et tu voudrais que je crois que c'est innocemment ? « Au XVIIème siècle M est féminin » Tu parles, comme si je ne te voyais pas venir avec tes minauderies féministes. Mais tu sais ton i-pad c'est Steve Jobs qui l'a inventé. Tu entends : Steve Jobs, Steve Jobs, un homme, tu entends : Un homme !




- Lui




- Comment LUI Comment LUI !!! Toi, la femme progressiste, pour toi un homme ça doit être riche, très riche. C'est ça que tu penses. C'est ça que tu penses ? Dis !




- …




- Ah, tu vois, tu ne dis rien. Et Furetière c'était une femme peut-être ? Non, c'était un homme !




- Tu connais Furetière ?




- Ne m'interromps pas ! Je sais qu'au XVIIème siècle il n'y avait pas de femme qui écrivait.




- Et Madame de Sévigné alors ?




- Madame de Sévigné … Madame de Sévigné … d'abord elle n'écrivait que des lettres … que des lettres à sa fille en plus …




- …




- Tu vois, tu finis par me faire dire des bêtises.




- Je reconnais, j'ai eu tort.




- C'est trop facile « Je reconnais, j'ai eu eu tort ». Les femmes vous êtes bien toutes pareilles, incapables de reconnaître vos torts. Ô je t'en prie, ne m'interromps pas. Je sais ce que tu vas me dire, je connais ta mauvaise foi mais avec moi les arguties féminines ne marchent plus.




- …




- …




- Alors on la fait, cette partie de Scrabble ?

Conversation d'ascenseur


-Excusez-moi de m’immiscer dans votre conversation.

Ces mots lui échappent alors qu’il force les portes de l'ascenseur qui sont en train de se fermer. Ils sont quatre, disposés quasiment aux quatre coins de la cabine. Vue l'heure matinale il ne peut s'agir que des employés de la firme, celle dans laquelle il officie au dernier étage du building, signe de son appartenance à la caste des dirigeants suprêmes, ceux dont le système intranet de l'entreprise raconte la moindre visite dans une usine, visite qu'ils n'effectuent qu'en meute, de peur peut-être d'être déchiquetés par des ouvriers mécontents. Même en ce jour de match de quart de finale de la coupe du monde où les barrières sociales sont plus ou moins abolies, il doute qu'aucun de ses collègues de la haute direction se permette un trait d'humour comme celui qui vient de lui échapper. Cette pensée qui aurait pu flatter agréablement son égo lui donne soudain le vertige. Et si son trait d'esprit tombait à plat et que la rumeur de son excentricité atteignait les oreilles du grand patron? Paradoxalement eux qui sont si bas dans la hiérarchie qu’il ne les connait pas n'ont rien à craindre de lui. Mais lui tout à craindre d’eux qui l’ont probablement reconnu à cause des reportages sur l’intranet.

-Nous venions juste de commencer la réunion sans vous attendre.

Pas plus que les autres il ne connaît l'homme qui vient de lui répondre du tac-au-tac mais sa répartie montre qu'il a compris, que tout le monde dans l'ascenseur a compris son humour. Il peut se détendre et sourire à celui qui lui a donné la répartie. La simplicité de ses manières va être bientôt reconnue et commentée par tout l'immeuble. Tout l'immeuble, c'est-à-dire en particulier, grâce à la perméabilité des assistantes des hauts dirigeants aux propos du menu fretin, l'étage le plus élevé tant au sens de l'altimétrie que de l'échelle des pouvoirs, du prestige et des rémunérations. Il est certain que l’assistante personnelle du grand patron, à qui rien ne doit échapper, va rapporter ses propos d’ascenseur à son chef. Excellent, se dit-il. Cette perspective, dont il saura tirer le moment venu le plus grand profit, le met en joie, tellement en joie que, loin de regretter son coup d'audace d'il y a un instant, il double la mise qu'il sait désormais gagnante.

-Vous avez bien fait. Continuez comme si je n'étais pas là.

Le coup est parfait. Il joue avec bonhomie la partition d'un véritable grand chef ! Il sent que grâce à lui la communauté de pensée dans l'ascenseur est totale. Il admire son pouvoir d'influence, cette force extraordinaire qui émane de lui.

Il est d'autant plus déçu lorsqu'au premier arrêt un homme sort de l'ascenseur sans se retourner et sans dire un mot. Comment cela est-il possible après tout ce qui vient de se passer entre eux cinq et dont il a été l'âme? Mais voilà qu'au moment où la porte a commencé à se refermer l'homme se retourne vers eux, les doigts croisés devant son visage.

-Allez, ce soir on croise les doigts et on soutient tous les Bleus.

Il est très fier de ce qu’il a su faire: s'il n'avait pas brisé la glace cette manifestation de ferveur partagée n'aurait certainement pas pu se produire! Une telle preuve de ses qualités d'entraînement ne saurait manquer d'arriver aux oreilles du grand chef. Il la racontera lundi, l'air de rien, à la réunion du Comité de direction sous couvert de se congratuler de la belle victoire et de l'effet heureux qu'elle aura sur le moral des troupes.

Le soir même la France était éliminée par l'Allemagne après un match sans éclat sur le score de 1 à 0.