vendredi 28 septembre 2012

Le portillon bleu


L'amour est morte
Ce sont amis que vent me porte
Et il ventait devant ma porte
Les emporta


Grand-père me tendit le cahier et soupira.

Mon garçon, tu connais ton texte par cœur et c'est bien mais tu récites comme une machine. Essaie d'y mettre un peu de sentiment, bon sang !
  • De sentiment, grand-père ?
  • Oui de sentiment. Récite comme si tu ressentais des choses, là, au fond de toi.

    Je revois sa vieille main droite toute sèche qui appuyait sur sa poitrine . Il me semble que je fis le même geste que lui, sauf que je tenais aussi le cahier dans ma main droite. Je le fis machinalement. Pas pour me moquer de lui. Juste pour me rendre compte. D'ailleurs grand-père qui était parfois susceptible ne le prit pas mal et moi je ne me rendis compte de rien.

  • Franchement je ne vois pas le rapport, grand-père.
  • Voyons, quel rapport ?
  • Eh bien, le rapport avec le fond de moi. Tu viens de me parler de ça. Non ?

    Alors Grand-père fit ce que j'aurais fait à sa place, à moins que ce soit une reconstruction de ma part, il me regarda avec étonnement.

  • Peut-être qu'à ton âge tu n'as jamais perdu d'ami.

    Peut-être oui, mais j'ai un ami qui a déménagé l'an dernier. Mais je ne dirais pas que c'est le vent qui l'a emporté. C'est plutôt la voiture de ses parents, ou le camion de déménagement. Avec l'histoire de camion de déménagement je me suis dit que j'allais peut-être un peu loin. Mais j'avais ma conscience pour moi. J'étais sincère. Et grand-père ne se fâcha.
  • Et « l'amour est morte ». Bien sûr tu ne peux pas t'imaginer.
Pour sûr, je ne pouvais pas m'imaginer. Mon premier chagrin d'amour à l'âge de sept ans m'avait laissé un souvenir délicieux avec le temps, comme le goût d'un caramel, quelque chose de très doux, un peu écoeurant.
  • Tu n'as pas toujours été comme ça,insensible. Tu te souviens de grand-mère ?
  • Je m'en souviens, quand elle est morte j'avais cinq ans.
  • Et de la maison près d'Uzès, est-ce que tu t'en souviens ?
  • Oui, surtout du jardin.
  • Précisément au fond du jardin il y avait un portillon en bois peint en bleu qui donnait sur la garrigue.
  • Tu es sûr qu'il était bleu le portillon ?
  • Certain mais ce n'est pas la question.
  • Alors c'est quoi la question, grand-père ?
Peut-être que je commençais à m'impatienter, à regretter d'avoir demandé à grand-père de me faire réciter ma poésie de la semaine.
  • La question fiston, c'est que pour réciter cette poésie il faut que tu retrouves ce petit garçon qui me disait l'été après la mort de ta grand-mère : « Ne sois pas triste grand-père, grand-mère est parti par la porte bleue pour aller vivre dans la montagne, là où elle aimait tellement aller se promener »
Le lundi suivant c'est moi que la maîtresse a interrogé. Moi qui suis resté la bouche ouverte comme un O et qui ai eu zéro.

Ce zéro, c'est la note dont je suis le plus fier de toute ma scolarité. Plus fier même de de ma place de troisième à l'agrégation de français.

Mais c'est une note que je ne raconterai jamais à mes élèves. Et encore moins à mes enfants !

mercredi 19 septembre 2012

Molière


  • (Arthur, mon vieux, je sens que ça va être pour toi)
  • Arthur, pouvez-vous me parler de la mort de Molière ?
  • (Ma veine ! Si je crache le morceau, Dorothée qui est bégueule comme pas deux va me jeter. Déjà qu'avec elle je n'arrive pas trop à avancer. Il va falloir que j'improvise)
  • Eh bien Arthur !
  • (Il faut absolument que je gagne du temps)
  • Aarthurr !
  • Molière, vous voulez dire celui qui a écrit des pièces de théâtre ?
  • Celui-là même, pas le boucher du coin de la rue, Arthur.

    Des rires discrets se font entendre dans la salle de classe. Arthur n'ose pas regarder du côté de Dorothée. Il craint d'avoir gaffé. Depuis qu'elle a commencé à faire du théâtre amateur Dorothée parle de devenir comédienne et Molière est son dieu.

  • Eh bien,madame, Molière, une heure avant sa mort … Molière il était encore vivant !

    Des rires éclatent un peu partout dans la classe. Arthur ose un regard en coin vers Dorothée. Elle a la bouche pincée.

  • Arthur, si vous continuez à faire l'imbécile vous allez avoir deux heures de colle.
  • (Tant pis, c'est la prof qui l'aura voulu après tout. Même Dorothée peut le comprendre)
  • Arthur, je répète ma question : comment est mort Molière ?
  • Euh, enfin voilà … je veux dire … Molière … il est mort … il est mort … en faisant l'amour … l'amour avec une femme c'est à dire … l'amour avec sa maîtresse … enfin voilà … je veux dire.
    Au fur et à mesure qu'Arthur parle les rires deviennent de plus en plus fort et lui de plus en plus rouge. Il n'ose plus regarder personne, surtout pas la prof en face de lui et encore moins Dorothée.
     
    Il a dû commettre une erreur, une terrible erreur. Il ne sait pas laquelle mais il est sûr qu'avec Dorothée ce n'est même plus la peine d'y penser.

jeudi 13 septembre 2012

Apollinaire




  • Vous rêvez, Adrien ?
Adrien sursaute.
Il n'avait pas vu que madame Ardouin, la professeure de français, regardait par dessus son épaule. Il ne savait pas non plus depuis combien de temps il était resté sans rien faire au lieu d'écrire son commentaire de texte. La seule chose qui le raccrochait à la réalité c'était les vers qu'il avait commencé à écrire sur son cahier devant lui :

Et de planètes en planètes

De nébuleuses en nébuleuses

Le don Juan des mille et trois comètes

Même sans bouger de la Terre

Cherche les forces neuves.

Soudain Adrien, le bon élève si ce n'est l'élève modèle, a très chaud. Ses oreilles bourdonnent. Son esprit est vide.
  • Vous ne vous sentez pas bien, Adrien ? …. Vous viendrez me voir après la classe.
Madame Ardouin s'éloigne et parle fort. Adrien ne comprend pas ce qu'elle dit mais qu'importe. Il lui est reconnaissant de détourner les yeux de la classe qui s'étaient fixés sur lui. L'heure passe sans qu'il réussisse à reprendre le fil. S'il ferme les yeux il voit une pluie d'étoiles, s'il les ouvre les mots qu'il a écrit dansent devant lui sans qu'il ne les déchiffre.
  • Alors, Adrien ?
La cloche a sonné et maintenant il est devant madame Ardouin, l'esprit vide, tellement vide qu'il se sent poussé par une force irrésistible à sauter dans l'inconnu.
  • La chevelure d'or des comètes madame.
Ces mots qu'il s'entend prononcer le surprennent. Il ne sait pas si madame Ardouin est surprisecomme lui mais en tout cas elle ne répond pas tout de suite.
  • Vous savez, Adrien, il n'y a pas que pour don Juan que les chevelures d'or sont importantes.
Adrien rougit légèrement mais au fond il n'est pas gêné, soulagé plutôt.
  • Vous savez madame j'avais l'impression de sauter de nénuphar en nénuphar, très vite, de peur que qu'ils n'enfoncent.
  • Comme de planètes en planètes et de nébuleuses en nébuleuses.
  • C'est exactement ça madame.
  • Et vous cherchez les forces neuves parce que ça ne va pas fort entre vos parents comme lorsque votre mère était venue me voir en début d'année.
Adrien se crispe, puis se détend et sourit.
  • C'est ça, exactement ça, madame !
  • Ce qui vient de vous arriver, Adrien, il ne faudra jamais que vous l'oubliiez de toute votre vie : la poésie ça donne des forces!





mardi 4 septembre 2012

La rupture


Chérie,

Un homme qui tombe amoureux d’une amie de sa fille n’est pas digne de toi. Je préfère que tu me quittes. Je vais souffrir atrocement mais par respect pour la mère de mes enfants c’est mieux.
Tu n’es pas obligée de divorcer, sauf si tu retrouvais quelqu’un. Tu peux occuper le studio de Marne-la-Vallée. C’est pratique pour aller voir tes amies à Paris. Une nouvelle vie au moment de partir en retraite !
Tu ne paieras pas de loyer, seulement les charges. Tu vas t’en sortir, surtout que maintenant que je ne serai plus là tu n’auras plus envie de voyager.
Aurélie est adorable. Elle me dit de bien t’embrasser. Si tu nous voyais. Un vrai jeune homme ! Comme avec nous les premières années. Tu vois ce que je veux dire ;-)

Gilles