mercredi 23 janvier 2008

Fragrances de mots

Arthur ne peut détacher les yeux du recueil de poèmes qui gît, inviolé, sur sa table de travail. Un recueil au titre prétentieux et abscons : Pensées interstitielles. Des interstices ; il y en a dans ces poèmes. Les interstices de sa propre vie : des moments différents entre les moments ordinaires, ceux où il fait quelque chose, pense à quelque chose. Des moments différents qui sont des puits de sensation brute, des moments à exister, simplement à exister. Des instants où l’existence surgit comme ça, absolument sans mots. Mais que des mots, les siens, ont cherché à capter. Alors, oui, des interstices, il y en a dans ce recueil. Mais des pensées ?

Arthur n’ouvre pas le livre. Il se demande si ces mots du recueil sauront délivrer au lecteur innocent, qu’il ne peut pas être, leur parfum de silence.

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Mammy Grossel marche dans les allées du marché en marmonnant, son inséparable cabas au bras. Elle marche, ou plutôt elle rebondit d’une jambe sur l’autre. Personne chez les commerçants du marché ne sait d’où lui vient son surnom, Mammy Grossel. Personne ne connaît non plus son nom. La seule chose qu’on sache d’elle c’est qu’elle est un peu folle, mais du genre inoffensif, et même gentil. Elle se parle tout le temps à elle-même. Aussi loin qu’on puisse remonter dans la mémoire collective, et donc bien avant que les téléphones portables à oreillette ne rendent ce spectacle parfaitement banal, elle s’est toujours parlé à elle-même.

Quand elle parle aux autres elle tient des propos incompréhensibles. Mais, ce qui est positif, elle ne prête absolument pas attention à la monnaie qu’on lui rend. Elle n’achète que des légumes. Des légumes de toutes sortes, pour la soupe, en toutes saisons. Mais elle ne dit jamais : je vais faire de la soupe, non, elle dit : je vais écrire un poème. Un poème, quelle idée ! Quand elle prend quelques carottes et les tend pour qu’elles soient pesées elle ne dit pas : tenez mes carottes, mais : tenez mes …. Et là elle dit un mot, n’importe lequel, souvent un mot qu’on ne comprend pas. C’est comme ça qu’elle fait ses poèmes ! Pardon sa soupe ! Vous voyez, avec cette folle, moi-même je m’embrouille. Comme si les mots avaient une saveur ! Pourquoi pas une odeur, tant qu’elle y est !

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Clara G. jette un coup d’œil derrière elle en montant les marches du Palais du Festival au bras de l’illustre imprésario. Les journalistes, les photographes sont bien là. Elle s’imagine les titres de la presse people : la nouvelle fiancée de N. Elle aurait bien sûr préféré que les premiers clichés qui révèleraient sa liaison avec N. soient plus sulfureux, plus clandestins. N. en train de lui remonter la bretelle du maillot de bain par exemple. Elle aurait pu intenter un procès au journal. Le bénéfice aurait été mutuel, pour le journal et pour elle.

Mais N. n’avait pas voulu. Il était blasé, disait-il de ce genre de plaisirs, et puis sa renommée était faite. Il aspirait maintenant à quelque chose de plus sage, de plus établi. Clara G., elle, avait encore beaucoup de chemin à faire. Tant pis, les photos seraient prises à l’insu de N. Puis lorsque l’intérêt des médias se serait émoussé ils se sépareraient bruyamment. Elle essaierait de le faire beaucoup souffrir. Elle n’osait espérer qu’il tente de se suicider pour elle. Le vieux bougre en avait vu d’autres ! Non, mais il fallait qu’elle tire le maximum de renommée de cette histoire. Il fallait absolument que le président la remarque, il fallait que ce soit elle qui, un jour, serve à distraire le bon peuple d’une mauvaise nouvelle.

C’est comme si Clara G. sentait déjà l’odeur grisante du papier de l’hebdomadaire où seraient inscrits pour la première fois les mots révélant au monde entier son mariage secret avec …
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samedi 19 janvier 2008

Le vingt-deux décembre

Je suis mort le vingt-deux décembre 2008.

Au début, ça ne me concernait pas. Je pouvais avoir huit ou neuf ans. Quand on est mort, la chronologie …

Je ne savais pas que la mort ça existait, enfin pour moi.

Personne ne s’en rendait compte, surtout pas mes parents. En fait j’étais très, très vieux. J’avais été un compagnon de Bayard, le chevalier sans peur et sans reproche, du bon roi Henri …

Bientôt ça se saurait. Les rois, les présidents viendraient me consulter. Moi, un enfant. Je dirais des choses près belles, très émouvantes. La radio, les journaux, et même l’ORTF les répèteraient.

C’est au catéchisme que j’ai compris qu’un jour, j’allais mourir. J’avais peut-être neuf ou dix ans.

J’ai tout de suite su comment je voulais mourir. Dans une sorte d’explosion solaire. En regardant Dieu face à face. Comme ça.

Pas comme ce couard de Moïse. Caché dans le creux d’un rocher. Et qui ne l’avait vu que de dos.

Après, j’ai appris que Dieu s’était fait homme en Jésus-Christ. C’était difficile de mourir rien qu’en regardant un homme sur une croix.

J’ai passé énormément de temps à tenter de déchiffrer le mystère de ce corps torturé sur un bois dressé.

Finalement j’ai abandonné les hauteurs fumantes du Mont Horeb dans le Sinaï et je me suis décidé à le suivre parmi les hommes. Dans la plaine.

Bien plus tard, mon corps avait dû se transformer, j’ai souvent rêvé d’une mort de président de la république.

Pas l’actuel, le vôtre. Encore que …

Non, le président d’autre fois. Gentil et inoffensif avec sa belle moustache et sa lavallière. Celui qui est mort dans les bras d’une femme.

Mourir ainsi, à l’acmé du plaisir …

Une fois j’en ai parlé à une de mes maîtresses. Elle m’a regardé avec horreur. Elle m’a traité de détraqué. De bouffeur de merde.

Après, j’ai gardé pour moi mes rêves. Je chevauchais Frieda la blonde, corps en tempête déchaînée, vagues hurlantes de désir projetées vers le ciel qui me léchaient le visage.

Dans le port d’Amsterdam, dans le port d’Amsterdam !

Mais c’est venu autrement. Une longue maladie, comme on dit.

Moi je dirais plutôt, une atroce maladie.

Mon corps est entré en révolte. Explosion anarchique de vie. Prolifération maline de vie.

Entre nous ce fut immédiatement la guerre. Vie contre vie. Lui contre moi. Moi contre lui. Lui contre lui. Moi contre moi.

Je crois que c’est lui qui a commencé. Mais c’est peut-être bien moi. Trop d’alcool. Trop de tabac. A ce qu’il paraît.

En tout cas nous nous sommes rendu coup pour coup. Je l’ai brûlé de rayons mutilants. Je l’ai ravagé de produits chimiques corrosifs. J’ai fait porter contre lui le fer du bistouri.

Il m’a abreuvé de souffrances, de nausées, de fatigues. Indicibles.

Il a transformé mon sexe, si précieux, en moribond. Parmi des chairs rendues glabres.

Il a fini par gagner. Il m’a expulsé de moi-même et de lui. Ainsi, il s’est suicidé.

Quand j’ai définitivement perdu le combat, la société, pour un temps encore solidaire, m’a tendu une main secourable. Elle m’a accueilli dans une unité de soins palliatifs.

La chambre était lumineuse. Je crois que ma femme et mes enfants étaient là.

J’étais une barque échouée sur une grève. La mer est montée et je suis parti vers le large.

Et maintenant ?

Maintenant, vous devez continuer à vivre votre vie. Avec ses espoirs et ses craintes. Ses certitudes et ses doutes. Ses moments d’angoisse et ses moments d’oubli.

Et moi ?

Oh, moi ! Je vous en ai déjà beaucoup trop dit.

vendredi 11 janvier 2008

Au Club Med

J’ai bien fait le tour de la question, je suis bien coincé. Il faut dire qu’avant, j’avais aussi bien fait à fond le tour du propriétaire, ou plutôt de la propriétaire.

Quelle classe, ces femmes de la cinquantaine ! Comment s’appelle-t-elle déjà ? Marlène ? Quelle expérience ! Quel appétit ! Quelle gourmandise pour mes vingt six ans ! J’en suis tout retourné.

Maintenant elle dort à côté de moi, seulement habillée de cette légère moiteur qui rend son corps si craquant. Comment fait-elle pour avoir une peau qui sente si bon ? On dirait une pêche légèrement caramélisée. A vous donner envie d’en reprendre.

Si son blaireau de mari, qui devait passer l’après-midi à la pèche au gros, n’était pas rentré trop tôt.

Il a posé sa grosse paluche sur les volets à claire-voie de la porte fenêtre de la chambre. A juger d’après sa taille le monsieur doit être du genre costaud. Il parle avec un autre homme de la partie de pêche annulé. Mais d’un instant à l’autre il peut ouvrir les volets et entrer dans la chambre. Pas moyen de s’échapper.

Aïe, aïe, aïe ! Quand il va me voir, il va me faire une tête au carré. Il va falloir que je raconte à Elodie que je suis une fois de plus tombé dans les escaliers pour expliquer mes coquards.

J’ai beau faire le tour de la question, je suis bel et bien coincé !

samedi 5 janvier 2008

Aujourd’hui j’ai perdu un ami

Il y a deux ans, lorsque je suis arrivé dans ce quartier bourgeois-bohême de la Bastille, c’est lui qui m’a accueilli. Je l’ai rencontré la première fois que je suis allé faire mes courses au Monoprix. Il parlait avec deux ou trois personnes. Il faisait beau, l’air était léger. C’était le printemps et j’étais content de mon nouvel appartement, de ce quartier à découvrir. Je me suis arrêté parce que, désormais, j’étais d’ici. Il m’a salué d’emblée et je me suis immédiatement à l’aise pour parler avec lui, et avec les autres passants. Nous ne nous connaissions pas, mais il nous rendait plus humains.

Par la suite, chaque fois que je le voyais, nous nous saluions et nous échangions quelques mots. Je l’appelais patron, parce qu’il régnait avec autorité sur la large banquette de pierre surélevée au pied de l’immeuble de bureaux où je le rencontrais. C’est là qu’il dormait, accueillant souvent pour quelques jours un ou deux compagnons de galère. Lorsque je partais trop tard au travail, il n’était plus là. Il m’expliqua un jour qu’il déposait ses affaires chez un commerçant du quartier le matin pour laisser la place nette dans la journée. Il me dit aussi qu’il travaillait à mi-temps comme dessinateur industriel. Je ne sais pas si c’est vrai.

Il venait de l’île de la Réunion. Il avait un type indien. Ses cheveux épais, gris, formaient une sorte de crinière autour de son visage. Parfois il se plaignait de sa santé. Le médecin du dispensaire lui avait donné des médicaments dans de grandes bouteilles d’eau en plastique. Il ne devait plus boire d’alcool. Il avait des problèmes aux pieds aussi. Des champignons. Un jour, ou plutôt une nuit, on lui a volé ses chaussures. Je suis allé chercher une paire à moi que je lui ai donnée. Une fois il m’a demandé de l’argent. Je lui ai dit que je ne pouvais pas lui en donner. Il n’a pas insisté.

J’étais fier, quand je me promenais avec ma fille, le samedi matin, de le saluer. Après, il me disait qu’elle était belle. Et j’étais également fier quand elle parlait à sa mère de l’ami de son père qui vivait dans la rue.

Ce matin de début 2008, au retour des vacances de noël, il faisait très froid. Je me dis qu’en raison de la température il n’avait pas dû dormir là. Il faisait encore nuit mais je fus surpris de voir de loin une grille, là où il vivait d’habitude. A cette distance j’avais l’impression que quelque chose était là, à l’intérieur de la grille, certainement ses affaires. Je m’imaginais, un court instant, qu’elle avait été posée pour que lui, est ses compagnons, puissent dormir tranquille. En m’approchant je vis que ce que j’avais pris pour des affaires de couchage était une plate-bande de plantes décharnées par le froid.

Peut-être que les plantes existaient déjà ou peut-être qu’elles ont été installées sur le dallage pour justifier les grilles, je ne me souviens pas au juste. Ce qui est en revanche certain, c’est que cette grille, coûteuse, haute et solide, a définitivement chassé de ce minuscule endroit de Paris mon ami, et ceux à qui il offrait l’accueil de sa protectrice sagesse,. Ce qui est certain, c’est que j’ai perdu, et tout le quartier avec moi, un ami.

L’immeuble où la grille a été installée abrite le Régime Social des Indépendants, Boulevard de la Bastille dans le douzième arrondissement.