dimanche 18 janvier 2009

Affrontements

Maintenant je sais qu'il est trop tard pour reculer. J'irai jusqu'au bout quoiqu'il arrive. Quoiqu'il nous en coûte j'irai jusqu'au bout. Quoiqu'il m'en coûte. Ce n'est pas la guerre. Quelque fois la guerre, on peut la gagner. Quelque fois la guerre, même la guerre perdue, gagne la paix. C'est plutôt quelque chose comme la guerre civile, la guerre contre soi. Je suis un sniper qui doit faire mouche à chaque coup. Et tant pis si chaque coup qui fait mouche m'arrache un peu de ma chair. Surtout ne pas m'attendrir sur moi. Surtout respirer à grands traits ma fureur qui a la saveur du sang. Et garder la force de te tenir dans ma ligne de mire. Et de tirer. De tirer sur toi. Sur toi la femme que j'aime. Sur toi qui te dresses face à moi. Sur toi, la femme qui provoques ma fureur meurtrière. Pas de pistolet. Avec un pistolet ce serait vite fini. Mais des mots. Seulement des mots. Mais quels mots! Des mots ajustés, des mots polis, des mots qui font mal. Peut-être tout autant à moi qu'à toi parce qu'ils blessent notre histoire. Mais surtout cette blessure, que je m'administre en même temps qu'à toi, il faut que tu n'en soupçonnes rien. Il faut que tu me croies invulnérable, indifférent au carnage que je fais dans nos vies. Il ne faut surtout pas que tu te doutes que je souffre plus que tout pour notre fille qui a sept ans et qui pleure entre nous deux. Elle sait que c'est à cause d'elle que nous nous affrontons. Pour un choix d'activité du mercredi après-midi. Une vétille pourrait-on croire. Mais pour toi, sa mère, et moi, son père, c'est devenu existentiel. C'est toi ou moi. Pas de quartier. J'espère que notre petite fille ne perçoit pas complètement tout ce que nos voix contenues, nos périphrases presque doucereuses, contiennent de venin. J'espère qu'elle ne voit pas ces fausses concessions verbales que nous nous faisons et qui nous laissent en sang. J'ai pitié d'elle. Du mal que nous lui faisons mais il n'est pas question de rendre les armes. D'ailleurs tu me rends coup pour coup et à ce jeu atroce tu n'es pas moins habile que moi. Mais il faut surtout ne rien montrer des blessures reçues. C'est la règle. Ou alors il faudrait reconnaître ce qu'on a déjà perdu. Peut-être sans remède.

Un instant je ferme les yeux. Comme le boxeur épuisé s'accorde quelques secondes à terre pendant que l'arbitre égrène les secondes. Un, deux, trois ... Rien qu'un instant. Je ne peux pas sortir plus longtemps de l'arène. Mais il faut que je reprenne un minimum de souffle. Je repense à un autre combat. A un combat où j'avais mis toutes mes forces, celles de mes quinze ans. Je revis la scène, le silence soudain de la classe. C'était une classe de seconde, pas trop mauvaise mais il fallait vraiment une circonstance assez extraordinaire pour que tous rassemblent leur attention et la tournent vers moi qui étais tout seul sur l'estrade. Je terminais mon exposé sur Saint Just, l'Archange de la Terreur. Mon exposé ne devait pas être excellent mais j'avais travaillé assez méthodiquement, n'utilisant que des faits et des arguments raisonnables. Le sang qui avait coulé il y avait deux siècles ne me faisait pas peur. J'avais toutefois chargé le sinistre Robespierre, vieux, laid et, dit-on, vierge alors que Saint Just était jeune et beau. Et moi je rêvais d'avoir son magnétisme sexuel. Toutes les filles de la classe devaient griffer leurs draps le soir dans leurs lits en pensant à moi, et en attendant leur tour pour les plus chanceuses. J'avais quinze ans et je n'avais pas encore compris que le bonheur consistait à en distinguer une seule qui effacerait toutes les autres. Celle-là même avec qui nous étions entrain de nous déchirer.

Du fond de la salle le professeur venait de me demander de sa voix métallique si j'avais bien réalisé toutes les contre-vérités que je venais d'énoncer sur Robespierre. Je recevais ses mots comme autant de gifles. Je regardais sa peau huileuse et sans couleur, son visage sans menton, sa pomme d'Adam presque inexistante. Il me faisait horreur. Je connaissais sa femme, une autre prof d'histoire que je trouvais repoussante et vieille. Et moi j'étais jeune, je me voyais beau. Je me croyais à la Convention en train de travailler au corps l'Assemblée. Je ne pensais même plus aux filles de la classe qui me regardaient, médusées. Notre professeur d'histoire avait une réputation de tyran intellectuel. Il se plaisait à contredire les opinions de la plupart de ses collègues du lycée en s'affirmant conservateur. Conservateur mais grand admirateur de Robespierre. Alors dans sa classe personne ne s'opposait jamais à ses prises de position péremptoires et sardoniques. Mais qu'il ne compte pas, cette vieille baderne, que je lâche un pouce de terrain. Les arguments me venaient au fus et à mesure des assauts. J'en étais étonné moi-même. Il parlait de plus en plus fort. Un peu de bave coulait au coin de sa bouche. Il y avait longtemps qu'il m'avait coupé toute retraite possible. J'étais grisé par la conscience du danger. Passer toute une année à vivre avec sa hargne. Et surtout je n'imaginais pas comment nous allions pouvoir sortir de notre querelle. Peut-être qu'il allait devoir me coller, m'acculer à une révolte irrémédiable. Finalement c'est lui qui céda. Il baissa le ton et finit par me dire qu'il n'était pas d'accord avec moi mais que j'avais travaillé mes arguments. Il allait me donner une bonne note. Un murmure flatteur parcourut la classe. J'avais gagné une année d'estime et de prestige. J'étais capable de braver le plus retors des professeurs. Je crois même que certains de ses collègues qui devaient le détester eurent vent de l'affaire et m'en marquèrent de la considération. Pour les filles je ne me souviens plus trop. Peut-être que je leur faisais désormais un peu peur.

Je rouvre les yeux. Je n'ai pas dû laisser à l'arbitre le temps de compter jusqu'à trois mais ma fureur a baissé de plusieurs crans. Ma détermination est intacte, renforcée même. Je vais continuer froidement, certain que ma victoire ne m'apportera rien mais que ma défaite est impossible. Il faut simplement que la violence verbale continue à monter entre nous pour que quelque chose arrive. Quelque chose mais je ne sais quoi. Je te regarde. Comme tu es belle! Tes cheveux semblent animés d'une vie propre, tes yeux étincellent de hargne et d'intelligence. Je sens ton souffle si vivant au creux de ta gorge. Allons, encore un minuscule effort et tout cela deviendra une terre étrangère pour moi. Je vais étouffer de mes mains ce lien d'amour qui nous unissait. Tu croyais que parce que tu es belle et parce que je t'aime tu pouvais décider pour notre fille sur cette chose insignifiante que j'aurais pu oublier une heure après. Et bien tu te trompes. Je ne te le dirai jamais, tu ne comprendras jamais pourquoi ce saccage s'est produit aujourd'hui mais c'est ainsi. Je ne sais pas moi-même pourquoi.

La petite ne pleure plus. On dirait qu'elle a épuisé toutes ses larmes et qu'elle est débordée par la situation. Elle attend. Et toi, au lieu de répliquer une dernière fois tu fais un pas de côté pour allumer la radio. Tsahal, l'armée israélienne, a pénétré dans Gaza. L'offensive terrestre est engagée. Sans plus savoir ce que nous faisons que tout à l'heure nous nous précipitons dans les bras l'un de l'autre et nous nous serrons fort, en silence. Nous devons penser tous les deux à notre petite fille qui porte un nom juif et dont la mère est arabe.