dimanche 29 août 2010

La gagne

Fabien l'avait dit. Il avait même dû le répéter parce que tout le monde ne l'avait pas bien entendu. Et à la fin de ce séminaire, bon dieu, il fallait que tout le monde entende tout le monde. Parce qu'il fallait gonfler la motivation de tous. C'était le but, non?
Il fallait que le mot que chacun devait choisir pour résumer son état d'esprit nourrisse l'ego du chef. Putain, c'est tellement dur d'être le patron qu'il a bien droit aussi à quelques compensations d'amour propre!
Et qui soient la promesse de copieuses retombées financières parce que des vendeurs mo-ti-vés c'est l'assurance de résultats ex-plo-sés et de primes comme ça pour le nouveau chef!
Lui, il sait tout ça. Avant la fusion c'était lui qui était à sa place et recevait comme un encens les manifestations serviles de la niaque qu'il avait attisée chez ses vendeurs.
C'est drôle, ces vendeurs qu'il tenait par leur besoin de s'acheter toujours plus de choses pour assurer leur prestige auprès des femmes le plus souvent, il en était venu à les aimer.
Il les aimait comme des enfants auxquels il ne fallait jamais montrer la moindre faiblesse mais qui devinent que sous l'autorité bourrue de l'adulte se cache un cœur d'or. C'est du moins ce que l'adulte imagine pour se consoler de sa rudesse.
Depuis la fusion il avait été mis de côté, comme assistant du nouveau chef des vendeurs. Il savait qu'il devrait partir en préretraite et le chef l'avait annoncé en passant aux vendeurs il y avait à peine une heure.
Personne n'avait réagi, et lui non plus. Il devait à tout prix faire bonne figure. Il avait joué le jeu pendant ce séminaire, il fallait continuer. Il avait toujours joué le jeu.
C'était surprenant de voir les flatteries des vendeurs et comment le nouveau chef s'épanouissait de manière visible à les recevoir. Ils devaient s'en rendre compte et en jouer. Lui, avec son habitude de l'autorité, ne se serait jamais dévoilé si naïvement
Dans ce fatras d'idées faussement originales que les vendeurs ressortaient depuis quinze ans dans toutes les entreprises du pays pour donner à leurs chefs l'impression qu'ils étaient des lions des affaires les prises de paroles de Fabien tranchaient par leur qualité. Elles étaient écoutées.
Le père de Fabien était le seul ami qui lui restait de son enfance. Fabien était le seul vendeur qu'il ait embauché par protection. Il sortait à l'époque d'une longue dépression. Il l'avait pris sous sa protection au début et l'avait formé comme son fils.
Fabien était un excellent vendeur et aurait pu prétendre lui succéder le moment venu s'il n'y avait pas eu la fusion.
Quand l'animateur du séminaire – jamais lui n'avait eu besoin d'un animateur pour un séminaire- avait demandé à chacun de réfléchir deux minutes à un mot il aurait aimé lancer le sien le premier.
Pour frapper les esprits, délivrer un message d'adieu, montrer surtout qu'il faisait bonne figure. Après tout, vingt cinq ans de carrière ce n'est pas rien et peut-être que les vendeurs éprouvaient au fond d'eux de l'estime pour luiu.
Il avait trop hésité entre sérénité, son idée initiale, et zen qu'il avait finalement retenu. Il s'était fait damer le pion par deux ou trois vendeurs mais s'il n'était pas le premier ça n'avait plus d'importance. Il était simplement pressé de se débarrasser de son mot.
Personne ne lui avait demandé de répéter le mot zen. Il avait dû parler distinctement.
Fabien avait parlé juste après lui. Il avait dit « La gagne ».
C'était bien trouvé pour plaire au nouveau chef.