mercredi 18 juin 2014

Ainsi parlait Sacha le poisson rouge

-Tu es kô kü !
Pierre se retourna, fit le tour de la cuisine du regard. Avait-il bien entendu ? Ce n’était pas possible. La radio était éteinte. Le seul bruit perceptible, hormis celui de la circulation, bien assourdi à ce treizième étage, était le ronron du réfrigérateur. Il revint vers l’évier où trempait la salade pour le dîner du soir.
-Tu es kô kü !
Ce coup-ci il avait parfaitement entendu. Il n’était pas fou. Ou plutôt si, il était fou, car en-dehors de lui il n’y avait personne dans la cuisine ! Il commençait à se sentir inquiet pour sa santé mentale. Il se figea, les sens aux aguets.
-Tu es kô kü
Encore ! Le doute n’était plus permis. Dans sa propre cuisine, alors qu’il préparait le repas pour lui-même et son épouse, il se faisait traiter de cocu ! Le rythme de son cœur s’accéléra. Il y avait quelque chose ou quelqu’un qui parlait dans la cuisine. Il n’était pas superstitieux, ne croyait pas aux fantômes et se targuait même d’avoir un esprit scientifique. S’il y avait quelque chose ou quelqu’un il trouverait.
-Tu es kô kü
Il en était certain, cela devait venir de sous l’aquarium, cette grosse boule d’eau où Sacha, leur poisson rouge à tâches noires tournait tristement depuis des mois. Ce poisson c’était une idée de sa femme, pas de lui.
Doucement il s’approcha de l’aquarium, plaça son visage au-dessus du rond qui reflétait la lumière de la suspension qui éclairait la cuisine. Sacha continuait de tourner comme si de rien était.
-Tu es kô kü
La surface qui réfléchissait la lumière avait frémi en même temps que les mots étaient prononcés. C’était sûr, le poisson parlait ! Un poisson qui parle, est-ce possible ? Pierre s’accroupit pour avoir les yeux à hauteur du poisson et en avoir le cœur net.
-Tu es kô kü
La preuve était faite par la concordance impressions des yeux et des oreilles de Pierre que Sacha, modeste poisson rouge acheté à la foire, parlait ! Il parlait ce qui était bien, oui, mais il disait des choses franchement désagréables pour Pierre. Il fallait pouvoir le faire taire. Pierre qui était ingénieux recouvrit l’aquarium d’un torchon à vaisselle.
-Dodo poisson !
Et il continua à préparer le repas.
-Comment s’est passée ta journée, ma chérie ? Tu rentres un peu tard.
-Très bien et toi ?
-Oh, tu ne devineras jamais ce qui m’est arrivé.
- ???
-Je me suis fait traiter de cocu et en plus par Sacha, par notre poisson rouge !
-Voyons mon chéri, tu te moques de moi, les poissons ne parlent pas… Cocu, tu dis ?... C’est amusant ce que tu me racontes-là… Puisque tu le dis … C’est une idée, ça … Ecoute, j’ai un rapport à finir au bureau. J’y retourne. Je rentrerai tard. Ou peut-être que je ne rentrerai pas. Bonne soirée mon chéri.
-Mais ma chérie, tu ne dînes même pas ? Ma chérie …
Mes chers enfants, la morale de cette histoire est que non seulement Pierre, malgré ses prétentions à être un scientifique, ignorait le fait bien avéré que les poissons rouges parlent fréquemment les nuits de pleine lune mais qu’en plus il ignorait que ces paroles sont le plus souvent des prophéties, et de surcroît des prophéties auto-réalisatrices.

mercredi 11 juin 2014

Le rasta


Tout d'abord il s'intéressa aux tableaux. Il avait aimé l'affiche de l'exposition vue chez la boulangère, le portrait d'une femme peint à gros traits. La manière était vigoureuse, les couleurs contrastées mais harmonieuses. Il ne connaissait pas le lieu de l'exposition situé dans le village à côté de celui où il passait ses vacances depuis des années. Il irait en exploration après la sieste et si cela valait la peine il y retournerait avec sa femme qui n'aimait pas prendre la voiture pour rien par ces chaleurs.

Il n'était pas déçu. Il trouvait le style qu'il avait pressenti chez la boulangère. Les couleurs avaient beaucoup de force et sublimaient le dessin parfois maladroits. Une œuvre surtout avait retenu son attention: un rasta assis sur une chaise, vu par quel qu'un debout. Il regardait devant lui, ses yeux noirs pleins de douceur, ses cheveux enfermés dans un grand bonnet de laine aux dessins de couleurs vives. Ses mains étaient croisées sur son ventre et surmontées de ce qui lui sembla être d'étranges petites flammes.

Ce bonhomme l'intriguait. Il se demanda qui il pouvait bien être. Il eut envie de connaître son histoire. Mais bientôt son attention se reporta sur la jeune femme qui dans une pièce suivante de l'exposition était assise devant une table, habillée en tenue de tennis, occupée à boire du vin rouge en lisant un roman policier. Elle lui parut très troublante, dans qu'il sût dire pourquoi. Elle n'était pas véritablement belle, avait des seins presque plats. Il était le seul visiteur dans l'exposition. Elle devait être lasse de son tête à tête avec sa bouteille car elle entama volontiers la conversation avec lui.

Elle était peintre et professeur de tennis. Les tableaux étaient les siens et en début d'après-midi elle avait donné un cours de tennis avant d'aller ouvrir l'exposition. Il était charmé de cet assemblage d'occupations: le vin, la peinture et le tennis. La seule qu'il pratiquât assidûment était la première, celle qui demandait le moins de talents. Mais il jugea prudent de ne pas mentionner la bouteille à la belle. Il préféra prendre la tangente en se démarquant: il avait le tennis en horreur lui expliqua-t-il, que ce soit à jouer ou à regarder. Il se demandait comment elle arrivait à concilier deux activités aussi différentes. Cela devait être la quadrature du cercle. Elle rit à cette expression pédante. Mais son rire était plein de gentillesse. Il désarma ses manières brusques de timide.

Voulez-vous que je vous fasse faire le tour de mes tableaux?
Volontiers.

En faisant le tour de la salle elle lui expliqua son atelier dans un vieux quartier de Paris, au milieu des artisans, des étrangers en situation plus ou moins irrégulières. Maintenant ils riaient tous les deux en échangeant des anecdotes.
-Et celui-là, ce rasta?
-Oh, c'est un vieil ami et il vient souvent à mon atelier. C'est là que je l'ai peint.
-Et ces espèces de flammes sur ces mains.
-C'est le souci qu'il se fait pour son fils.
-Son fils?
-Oui, son fils est mathématicien et lui, le père rasta il a du mal à le comprendre.
-On imaginé plutôt des pères mathématiciens qui se désespèrent d'avoir un fils rasta.
-Oui. (Elle rit) Lui, c'est le contraire. Il me parlait tout temps de son fils. De ce qu'il ne comprenait pas comment il pouvait vivre avec des chiffres. Il me parlait tout le temps des chiffres. En fait je crois qu'il essayait tout le temps de réfléchir sur les chiffres.
-Alors ces flammes.
-Ce ne sont pas des flammes mais des doigts. C'est ses pensées sur son fils. Il a dix doigts naturels et dix doigts qui sont ses pensées sur son fils.

Il resta songeur devant le tableau, devant les vingt doigts, devant cette si étrange histoire de père et de fils. De père rasta et de fils mathématicien. La femme le regardait regardant le tableau qu'elle avait peint. Cela dura un temps que ni l'un ni l'autre n'aurait su mesurer. C'est lui qui s'attacha à cette contemplation. Il se détourna sans la regarder et lui dit en lui tournant le dos

-Je reviendrai.

Dans sa voiture il réfléchissait à la manière de convaincre sa femme de le laisser acheter ce tableau.

mercredi 4 juin 2014

Mon grand-père facteur




- Mon grand-père était facteur...

- Le mien aussi!

Pourquoi me regardaient-ils tous comme cela? Certains messieurs de l'autre bout de la table se soulevant même légèrement de leurs chaises pour mieux me voir. Je sentais le sang me monter aux joues. C'était horrible. Je rougissais, je ne pouvais pas m'empêcher de rougir. Je devais ressembler à un ridicule coquelicot avec ma robe blanche en fausses dentelles anglaises. Le regard des hommes, passe encore, j'y étais habitué à ces œillades toujours plus ou moins égrillardes, à ces regards qui coulaient vers mes seins, vers mon décolleté. Mais celui des femmes! Depuis le début du repas je sentais qu'elles me jaugeaient, qu'elles jaugeaient en moi la rivale, plus jeune mais maladroite, timide, pas à sa place dans ce milieu, trop habillée ou pas assez habillée. Pourtant maman m'avait toujours dit qu'avec le blanc on ne se trompait jamais. Pauvre maman. Que penserait-elle de sa fille en ce moment?

Je n'osais pas détacher mes yeux de notre hôte à qui j'avais répondu si spontanément. Il était également le chef de Grégoire avec qui je venais de me marier. Je n'osais pas regarder Grégoire, assis à deux places de moi pour lui demander du secours. Et lui se taisait, peut-être qu'il me regardait comme les autres. Qu'avais-je dit de si extraordinaire? Est-ce parce que ma voix avait été trop haut perchée? Que c'était la première fois que je participais à la conversation? Que j'étais intervenue sans réfléchir, de manière spontanée, poussée par la joie d'avoir enfin quelque chose à dire dans cette soirée où, depuis le début je ne le sentais pas à ma place, terrassée par la timidité dans ce milieu qui était bien plus celui de Grégoire que le mien?

Les yeux du patron de Grégoire ne me lâchaient pas. Ils étaient couleur de miel. Je ne pouvais pas non plus m'en détacher. Le temps me paraissait arrêté. Mais je sentis que le sang refluait sur mon visage. Peut-être que ces yeux étaient bienveillants après tout. Je sentais une pointe d'amusement prendre place en eux. Comme s'il allait me tendre la main, me sauver de la brûlure de toutes ces épées de regards tournées vers moi.

Maintenant un franc sourire montait à ses lèvres. Son regard m'enveloppait d'une manière que je n'avais jamais éprouvée auparavant, peut-être juste un peu trop amicale pour que je puisse me sentir parfaitement à l'aise. Ce sont ses lèvres que maintenant je regardais. Je sentis que tous les regards braqués il y a un instant sur moi se tournaient vers elles. Nous attendions tous que soit prononcé un oracle. Nous ne savions lequel mais au moins je n'étais plus au centre de toutes les attentions.

Chère madame (son sourire s'élargit encore) mon grand-père était facteur d'orgue.

Je ne savais que répondre à ce sourire aux apparences enjôleuses qui me poignardait. Une seule femme rit. J'entendis son rire qui se noya vite dans le silence. Il fallut un peu de temps avant que la conversation ne reprenne. Mon voisin me parla. À son ton je compris qu'il se voulait aimable mais j'étais bien en peine de donner du sens aux mots qu'il m'adressait, encore moins d'y répondre. Je ne sais pas non plus comment je finis la soirée. Je ne me souviens pas d'avoir salué le patron de Grégoire. Pourtant j'ai bien dû le faire.

Je me souviens seulement qu'au retour dans la voiture Grégoire n'a pas desserré les lèvres, pas plus qu'arrivé à la maison.