dimanche 28 janvier 2007

Le salut du poète

Ce fut assurément le plus beau moment, peut-être même le seul beau moment de toute l’existence de l’académicien et poète Ossip A., le plus grand poète contemporain du monde entier, le poète préféré du camarade Staline.

Et si ce moment magique put éclore ce fut certainement parce que, pour la première fois de sa vie, Ossip n’eut pas peur en présence du camarade Staline. Ce n’est pas qu’Ossip fût devenu tout d’un coup particulièrement courageux. Non. D’ailleurs en présence du camarade Staline personne de sensé ne pouvait être courageux. Mais Ossip se sentit doublement protégé par le fait qu’il ne lui restait que quelques heures à vivre et qu’il était censé être dans le coma. Son cruel admirateur n’avait plus le temps matériel de lancer une de ses imprévisibles attaques contre lui. Si l’attaque survenait, ce serait plus tard, après son décès et Ossip ne laissait derrière lui aucune famille, aucun disciple qui pût éventuellement en souffrir.

Bien sûr Ossip ne pouvait voir Staline mais il avait senti sa présence à l’odeur du tabac géorgien froid quand le maître était entré dans la chambre d’hôpital où reposait le poète officiel. Il avait semblé à Ossip, mais ses sens prenaient rapidement congé de lui, qu’il y avait eu des crépitements de flash, certainement ceux des photographes de l’agence officielle qui diffuseraient dans le monde entier l’image du maître de l’histoire au chevet d’un simple poète. Peu importait à Ossip ce qu’on dirait sur lui dans les journaux d’URSS et des pays frères, dans les journaux des partis frères. Peu lui importait les éloges dithyrambiques et convenus de poètes du monde entier qui salueraient son œuvre à cause du camarade Staline. Des milliers de vers, des millions peut-être, sans la moindre valeur, pressés de retourner à l’oubli.

Ossip ne se faisait aucune illusion sur sa propre médiocrité mais il savait aussi qu’il avait sans doute plus influencé la poésie mondiale que les plus grands, que les André Breton, que les Pablo Neruda. Simplement lui ne l’avait pas fait au travers de ses œuvres mais par tous les poètes qu’il avait conduits au silence, au suicide, à la déportation. Il l’avait aussi fait par toutes les consignes esthétiques absurdes qu’il avait données et que, même les plus doués, même les plus indisciplinés, même Paul Eluard parfois, avaient suivies. Depuis des années, presque toutes les nuits, Ossip rêvait de tous ces poèmes qui, à cause de lui, n’étaient pas nés, ou qui avaient été défigurés en monstres hideux. Ossip, le renifleur de talents, portait presque chaque nuit le poids de ces attentats à la poésie, partout où la parole du camarade Staline avait un droit absolu de vie et de mort sur le travail de l’esprit.

Alors ce que fut l’instant magique, dans les dernières minutes de la vie d’Ossip, le poète soviétique, ressembla beaucoup à une de ces sornettes merveilleuses, de ces miracles du pardon de Dieu dont le vieux matérialiste gardait un souvenir vaguement nostalgique de ses tendres années de séminaire. Pour la première fois, après ces millions de vers carbonisés, la poésie vivante se mit à sourdre du vieux cœur d’Ossip. Un poème commencé en 1927, il y avait vingt ans, le jour même où Staline avait demandé à rencontrer Ossip. Un poème jamais repris depuis. Un poème d’amour pour une jeune fille oubliée et sa somptueuse terre d’Ukraine. Les mots congelés soudain vivants. Ils s’animèrent et s’ordonnèrent enfin. Ce poème, le seul qui l’aurait mérité, Ossip l’avait dans la tête mais il ne pouvait plus l’écrire, personne ne pourrait jamais le lire. Mais ce poème existait et Ossip, au seuil de mourir, était devenu poète. La mère poésie avait pardonné.

La Pravda du lendemain raconta en légende du cliché avec Staline que le grand poète regretté de tous avait, malgré son coma, pleuré à la visite du camarade Staline. A cette époque personne ne croyait les journaux. Ce coup-ci les gens avaient tort. Partiellement tort.


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jeudi 25 janvier 2007

Folie et folie

Alfred Soum s'essuya le visage avec la manche de sa chemise en coton épais, bleu, de chantier. Les éléments de son costume, veste sombre assortie au pantalon, chemise blanche, cravate unie rouge, étaient soigneusement pliés sur la chaise en bas de l'escalier de la cave. Les chaussures vernies bien rangées entre les pieds de la chaise. La grosse malle dans laquelle il avait amené le corps de la fille, la dixième à finir comme çà, était encore ouverte au pied de l'escalier. Alfred Soum devait avoir dans les quarante cinq ans, il était de complexion assez robuste mais çà faisait longtemps qu'il ne pratiquait plus régulièrement aucun sport. Il était content que tout ce cirque soit terminé, comme il se le disait à lui-même. Il était vêtu de son bleu de bricolage, de grosses chaussures de chantier. Il portait encore les gants de cuir épais qui avait préservé ses mains lorsqu'il avait fallu creuser tous ces maudits trous. La fille gisait sur le ventre, l'air vaguement cassé. Alfred Soum frissonna parce qu'il avait transpiré et que l'air de la cave était un peu trop frais. Il ne faudrait tout de même pas qu'il s'enrhume. Il n'était pas sûr de pouvoir distinguer le visage qui en ce moment mangeait la terre de la cave avec celui des neuf autres. Au total tout cela lui laissait des sensations bien vagues. Le ronronnement du moteur de la bétonnière électrique contribuait à son état de relative hébétude. Ce travail physique qu'il s'était imposé avec tous ces meurtres lui faisait du bien. C'était du reste une initiative personnelle de sa part. Ce n'était pas ce qu'on attendait de lui, ce n'était pas pourquoi on le payait. Du reste son chef n'était pas au courant.
Alfred Soum inclina le bec verseur de la bétonnière. Le béton coula, recouvrit le corps de la jeune femme. Avec la pelle il aida à l'étaler pour qu'il remplisse exactement le trou. Il n'y avait pas à dire. Il avait l'oeil, il ne restait rien dans la bétonnière et sa cave serait intégralement cimentée. Il restait à lisser la surface fraîche du ciment avec une grande règle métallique et à attendre que çà sèche. Le vrai travail, le travail délicat, celui qui réclamait toute son attention, Alfred Soum l'avait achevé hier soir en retouchant le dernier des dix clichés. Un travail impeccable, indécelable. Il se déshabilla, mis ses vêtements de bricolage dans la machine à laver du sous-sol, prit sa douche et remit ses vêtements habituels de fonctionnaire sans histoire d'une des plus secrètes des agences fédérales.
Lorsqu'il y avait quatre mois de cela Jim Hopkins avait convoqué en grand secret Alfred Soum, son meilleur agent, il lui avait fait jurer de ne rien dire à âme qui vive, même pas à sa chatte Nora. Jim, dont l'essentiel du métier était de connaître parfaitement ses agents, savait bien que Nora était le seul être vivant avec lequel Alfred Soum entretenait une relation autre que strictement professionnelle. Il lui avait expliqué qu'il s'agissait d'un travail ultra secret qui pourrait sauver la vie de dizaines de milliers de personnes. Jim savait pourtant que ce genre de détails était assez indifférent à Alfred Soum, car il avait très peu d'imagination, mais cela lui donnait de l'importance à ses propres yeux. Le but était d'éviter une guerre terrible au Proche-Orient. Il suffisait pour cela de rajouter certains détails sur des photos satellites, dix au total. Les ajouts devaient être absolument crédibles bien sûr. Alfred Soum qui avait voué sa vie d'agent fédéral à d'obscures travaux destinés à éviter la guerre à son pays se voyait proposer pour la première fois de son existence quelque chose d'aussi important. Il avait également été très sensible au fait qu'on lui fournisse autant d'explications. Les clichés devaient par un cheminement compliqué aider le Président lui-même à convaincre le Secrétaire d'état d'aller à l'ONU pour réclamer une intervention militaire rapide contre le terrible dictateur qui était en train de s'équiper d'armes de destruction massives dont il pourrait faire un usage inconsidéré, notamment contre Israël et contre un pays ami qui avait d'immenses ressources en pétrole.
Il faut reconnaître qu'Alfred Soum avait mis un petit moment à comprendre le raisonnement de son chef. Il ne s'agissait pas de détruire des armes de destruction massive, puisque de toutes façons elles n'existaient pas, mais de renverser un régime hostile pour le remplacer par un régime démocratique. Ce régime démocratique accepterait de vendre aux Etats-Unis tout le pétrole dont ils avaient besoin. Du coup ils ne seraient plus obliger de faire stationner de nombreux soldats dans le pays voisin pour le protéger. Or ce pays voisin était, certes, encore plus riche en pétrole mais il était particulièrement sacré pour les musulmans et la présence de soldats américains sur son sol irritait énormément de musulmans et constituait une menace permanente de tensions et d'attentats. Bref le plan génial permettrait d'un coup de régler un nombre incalculable de problèmes.
Evidemment falsifier une dizaine de cliché n'était vraiment pas très cher payer sur le plan moral pour obtenir un résultat aussi grandiose. D'autant plus que, sauf le Secrétaire d'état, personne ne serait dupe dans le cercle du pouvoir de la falsification. Tout cela était donc extrêmement rationnel. Le seul hic, mais il fut heureusement sans autre conséquence que le malheureux assassinat de dix malheureuses prostituées, fut le scrupule moral de l'agent Alfred Soum. Lui qui n'avait jamais été habitué à juger les situations, estima que pour compenser la tricherie que constituait le trucage des dix photos il fallait qu'il débarrasse la terre de dix prostituées qu'il allait rencontrer discrètement dans des motels situés à des lieux à la ronde.
Bien sûr ni le chef direct d'Alfred Soum ne soupçonna rien de cette folie, ni a fortiori les chefs au-dessus de lui. Albert Soum ne tarda pas du reste lui-même à l'oublier. Mais si tous ces responsables à des degrés divers de la sécurité de leur pays et du monde l'avait sue, n'auraient-ils pas estimé à bon droit que la vie de ces dix pauvres filles était un prix bien faible à payer au regard des longues années de paix et de prospérité que leur intervention militaire allait apporter sur cette poudrière du monde? Une menue folie au service d'un grand dessein de la raison!




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samedi 20 janvier 2007

Retrouvailles

La Grange aux Loups, le 27 avril 20XX



Philippe,



Je m’attendais si peu à te revoir après ces quelques trente années que tu as dû me trouver bien empotée hier à cette grande soirée quand je t’ai présenté Armand et que tu m’as présenté Cécile. J’ai été touché par la manière dont ils nous ont laissé parler seuls, par la manière surtout dont ils se sont intéressés l’un à l’autre, dont ils ont proposé qu’on se revoie. J’ai été tellement heureuse pour toi quand mon Armand m’a dit combien ta Cécile était quelqu’un de sympathique et de délicat. J’ai bien senti en te voyant qu’elle te rend heureux comme Armand me rend heureuse.

Et pourtant quand j’avais seize ans c’est toi qui étais tout pour moi, et moi je crois que j’étais tout pour toi. A l’époque j’étais dans les affres de l’adolescence. Je ne m’aimais pas, je me trouvais laide, j’étais mal dans ma peau. Seul ton regard sur moi me sauvait. Je me souviens d’un rêve qu’un jour j’avais fait à cette époque et que je ne t’ai jamais raconté. Je nageais difficilement dans une mer immense. Je savais que j’allais me noyer, j’étais prise de panique et puis par miracle je suis arrivée dans une île merveilleuse, un lagon où j’ai pu reprendre pied, me restaurer. Cette île c’était toi. Cent fois par jour je pensais à toi comme celui qui simplement me permettait d’exister.

Ton désir pour moi me faisait un peu peur. Pardonne-moi mais nous n’étions pas très expérimentés, tu étais un peu pressé mais en même temps j’étais profondément touchée de ton appétit pour moi, de sentir que grâce à toi mon corps n’était plus seulement une source de gêne et de honte pour moi, qu’il commençait à se réveiller.

Tout ce qu’Armand m’a apporté tu aurais pu me l’apporter si ton père n’avait pas été muté en Afrique. Et puis, peut-être que non. Nous étions si jeunes, si gauches. Nous aurions eu le temps de nous battre, de nous déchirer. Je préfère ne pas y penser. Tu as été mon premier et, longtemps, mon unique amour.

Même maintenant j’ai un peu de mal à penser que quelqu’un ait pu prendre cette place qui avait été la tienne, sauf que tu resteras toujours le premier. Il faut dire qu’il a fallu du temps. Plus de cinq ans, et à cet âge c’est long. Au début j’étais persuadée que j’allais mourir. Je n’ai pas fait de tentative de suicide ni de crise d’anorexie. Non, ce n’était pas la peine. Il était simplement impossible que je vive sans toi. En fait je ne souffrais pas beaucoup parce que j’étais déjà morte. Et puis, au bout de quelques mois, j’ai fini par réaliser, et là, la souffrance est devenue atroce. J’avais l’impression qu’on m’avait arraché un bras, une jambe, sans m’anesthésier. Après cette phase aigüe qui, heureusement n’a pas duré plus que quelques semaines car je crois que là çà aurait pu mal se finir pour moi, je me suis mise à te retrouver dans des choses qui vont peut être te sembler étrange ou te faire rire. Ton odeur pour moi c’était celle d’une brindille de pommier dont on pèle la peau au printemps et qui sent si doux et si bon. C’est idiot comme idée mais je ne pouvais pas passer devant un pommier sans avoir les larmes aux yeux. Et dieu sait s’il y’en a des pommiers dans notre coin !

Quand j’ai connu Armand, tout naturellement je lui ai parlé de toi, de l’amour de nos seize ans. Il ne s’est pas moqué. Il m’a dit que c’était une belle histoire. Je crois que, même si à cette époque je n’étais plus amoureuse de toi, s’il avait réagi autrement je ne lui aurais pas pardonné. Je crois même que, la manière dont nous nous étions aimé, çà lui a plu. Il m’a dit un jour qu’il avait compris comme çà que l’amour c’était vraiment important pour moi. C’est drôle, tu ne trouves pas ?

Alors, est-ce que j’ai envie que nous nous revoyions ? Non ; je ne crois pas. J’ai peur que ce soit comme d’éventer un parfum précieux. Le véritable amour c’est si beau. En particulier l’amour que nous avons eu l’un pour l’autre était si beau. Il m’a façonnée, il m’a fait grandir, il m’a aidée à devenir la femme et la mère que je suis devenue. Tu vois, quand j’y pense çà m’émerveille. Tu vois aussi que je répète toujours les mêmes choses. Quelle joie de me savoir heureuse, quelle joie de savoir que tu es heureux. Quelle joie de savoir que j’ai Armand et que tu as Cécile. C’est si rare finalement. Ce que nous avons vécu tous les deux nous appartient et ne pourra pas nous être enlevé. A l’époque tu te moquais gentiment de ce que tu appelais mes bondieuseries mais tu vois, de tout çà je rends grâce à Dieu et je suis sûr que nous en faisons bénéficier tous ceux que nous aimons

Philippe, merci d’exister. Donne-moi de temps en temps de tes nouvelles. Je t’embrasse très fort.

Claire, qui se souvient de ses seize ans.


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mardi 16 janvier 2007

Le Grand Saut

-Tu te souviens, Freddo, l’année du Grand Saut ?
-Putain oui, si je m’en souviens. Y-z-y ont foutu un sacré bordel. N’empêche qu’y paraît que maintenant le fil à l’Adèle y se fait des couilles en or.

Nous on riait tous autour de la table du bistro : le Freddo, le Lucas, P’tit Louis et moi. Ce Grand Saut c’était une vieille histoire. Le Freddo il oubliait un peu qu’il y avait cru, même qu’il s’était fâché avec ses copains à l’époque. « Des jaloux » qu’y disait. Maintenant on était tous en préretraite et cette vieille histoire nous faisait marrer.

Cà avait commencé il y avait une quinzaine d’années, dans la fabrique d’horloges comtoises où nous étions ouvriers. A l’époque on fabriquait nous-mêmes les mécanismes qu’on plaçait dans des coffres en bois, plus ou moins ouvragés selon le modèle. Ces coffres en bois, la société les achetait à une entreprise d’ébénisterie du secteur. Le patron de la boite c’était le Gaston, le fils du Louis-Marie, le fondateur qui avait commencé en réparant des montres. Il avait démarré avec seulement des doigts habiles et de bons yeux. Et puis l’affaire avait grossi. Quand étaient apparues les montres jetables, le vieux il avait senti le coup venir, il avait passé la main au Gaston pour qu’il se spécialise dans les horloges comtoises. Il était malin le vieux. Et çà avait marché, parce que le Gaston aussi, il était malin.

Le problème au Gaston c’était qu’il avait jamais pu avoir d’enfant. Même pas une fille qu’aurait pu marier un bon ouvrier, habile de ses mains et travailleur pour prendre la suite. Alors l’idée au Gaston c’était de mettre le pied à l’étrier à son neveu, au fils de sa sœur, l’Adèle, qui possédait avec lui cinquante pour cents des parts de la société. Le fils y s’appelait monsieur François. Il avait fait des études aux écoles de commerce et il voulait que tout le monde le tutoie mais comme il était pas d’ici, il avait toujours vécu à Besançon, personne le tutoyait, sauf le Gaston, son oncle, évidemment. Il voulait aussi qu’on l’appelle François mais pour tout le monde c’était monsieur François, sauf pour le Gaston, son oncle, évidemment. Y faut dire qu’au démarrage y s’y était pas trop bien pris. Il avait commencé par parler de « qualité totale », de « contrôle des performances », de « coûts complets ». Bien sûr au début ce charabia çà avait fait marrer tout le monde mais, quand il a commencé à fouiner partout, les plus anciens y-z’ont parlé au Gaston. Le Gaston il était bien embêté car il savait qu’on travaillait bien du premier coup ici, sans toutes ces emberlificoteries. Même qu’il s’est engueulé avec sa sœur qui l’a traité d’incapable.

C’est alors que monsieur François il a eu l’idée du Grand Saut. Au début le Gaston il était pas trop d’accord, mais il s’est laissé convaincre parce que l’Adèle, elle est pas vraiment facile. Pour nous c’était assez mystérieux ce Grand Saut. Y s’agissait d’une révolution, qu’y disait monsieur François, qui allait décupler les ventes en capitalisant sur le savoir-faire des gens en place, sur leur goût du travail bien fait. Bref toute une salade de réunions qui avait durée à peu près six mois. Pendant ce temps on le voyait plus beaucoup, le Gaston. Y disait qu’il voulait prendre un peu de recul. Du recul, le Gaston ? Mon œil. C’était l’Adèle avec sa moitié des parts qui le poussait vers la sortie.

Enfin au début c’était assez marrant. Monsieur François y nous disait qu’on allait avoir ensemble les idées du Grand Saut. Alors y avait des tas de réunions avec des consultants, comme on les appelle. Au début de chaque réunion il fallait écrire en haut du tableau papier « Le Grand Saut ». Après on devait répondre à des tas de questions. On faisait aussi des jeux idiots où on s’imaginait être des acheteurs d’horloges comtoises. Mais c’était pas facile de se mettre dans la peau d’une baronne belge ou d’un antiquaire japonais. Des gens comme çà, on en avait jamais vu par ici. Et puis malgré tout y avait les commandes à faire, le travail à rattraper. Le Gaston il avait dit : d’accord pour les réunions mais pas au détriment du travail. Alors on faisait les choses en heures supplémentaires, sans être payé. C’était juste du reste, on n’avait jamais vu personne être payé pour jouer à la baronne belge ou à l’antiquaire japonais, sauf les acteurs bien sûr.

Finalement leur idée, ils l’avaient trouvée tout seul, et il fallait rien nous dire. Y-z-ont fait une séparation avec un mur dans l’atelier. Sur la porte qui fermait à clé y avait marqué en gros « Le Grand Saut ». On a tous reçu des petits ronds à mettre sur notre blouse avec marqué dessus « Le Grand Saut ». Y-z-ont demandé des volontaires pour aller travailler derrière la porte du fond de l’atelier. Le Freddo, qui a jamais peur de rien, y était volontaire. Y-z-ont travaillé comme çà pendant trois mois, l’air important, sans rien dire. Monsieur François, on le voyait plus beaucoup non plus. Il allait voir des clients pour les commandes de fin d’année.

Fin novembre, juste avant la Toussaint, on a été tous invités en grand tralala dans la partie secrète de l’atelier. Y avait monsieur François, le Gaston, qui faisait une drôle de gueule, et même l’Adèle. Et là, des dizaines d’horloges, exactement comme celles qu’on fabriquait de l’autre côté. Si c’était çà le Grand Saut ! Mais monsieur François il était fou d’excitation. « Le Grand Saut çà consiste à remonter le temps ! » il criait. Les horloges elles tournaient à l’envers ! On s’est tous regardé, un peu bizarrement, mais monsieur François y hurlait dans son micro que çà allait faire un tabac pour la clientèle internationale, qu’il avait déjà placé les soixante horloges du Grand Saut en dépôt dans des grands magasins qui vendaient dans le monde entier, même en Belgique et au Japon ! Alors nous, on a applaudi. Il y avait aussi un coup à boire.

Mais le Grand Saut, il a pas passé l’hiver. Sur les soixante pendules, trois ont été vendues. A des clients distraits, probable. Les autres, elles sont revenues. Le Freddo il a repris sa place avec les autres à l’atelier. Le mur a été démoli, les mécanismes du Grand Saut on les a changés pour que les aiguilles elles tournent dans le bon ordre.

Y paraît que monsieur François maintenant il fait beaucoup d’argent en conseillant des grandes entreprises. Tant mieux si on le voit plus par ici.

- Patron, j’offre la tournée.


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dimanche 14 janvier 2007

Petit Chose

- J’existe. J’existe. J’existe pourtant !

Une fois de plus Petit Chose vient de perdre sa mère dans la foule compacte qui se presse en cette période de soldes sur les trottoirs des Grands Boulevards devant les magasins renommés.

Petit Chose a un père trop riche et une mère trop belle. Son père, il le voit généralement en fin de semaine, quand il revient d’un pays lointain, d’un pays où se passent ses affaires et d’où il y a longtemps qu’il ne rapporte plus de cadeau à Petit Chose. Petit Chose a treize ans et ce n’est plus un âge où on peut attendre des cadeaux quand son père revient de voyage. Le père de Petit Chose lui a bien expliqué que tous ces voyages il les fait pour lui, pour que quand il sera mort Petit Chose ait beaucoup d’argent. Mais Petit Chose n’a pas envie que son père soit mort. Parfois le père de Petit Chose ne revient pas du tout en fin de semaine parce qu’il a décidé au dernier moment de passer le week-end à jouer au golf, à l’autre bout du monde. Là où Petit Chose n’est jamais allé, là où la mère de Petit Chose ne va plus depuis des années.

Petit Chose sait que sa mère est trop belle. Il le sait parce qu’il voit bien les regards des hommes sur elle lorsqu’elle marche dans les rues de Paris avec lui, mal gracieux, qui trottine à ses côtés. La mère de Petit Chose a des jambes immenses et il a toujours un peu de mal à la suivre quand elle avance à grandes enjambées, sans faire attention à lui. Petit Chose espère qu’il va finir par grandir, comme son père, comme sa mère. Il espère cela des fameux bouleversements qui commencent à se produire dans son corps. Mais pour le moment la seule chose qu’ils produisent c’est qu’il a toujours des boutons et les cheveux gras et que sa mère lui dit que, malgré sa douche du matin, il sent toujours mauvais. Les boutons, il s’en moque un peu. Ce qui le gêne vraiment c’est de se sentir toujours sale, d’incommoder sa mère, de lui faire honte en public.

Quand il était petit ce n’était pas pareil. Lorsqu’un monsieur venait la voir, sa mère prenait Petit Chose sur ses genoux, le cajolait. Elle lui demandait de lui faire de petits baisers dans le cou, elle lui mordillait les oreilles, elle riait bruyamment en montrant ses belles dents. Quelque fois elle l’envoyait brusquement jouer dans sa chambre. Il savait qu’il ne devait pas revenir jusqu’à ce que le monsieur soit parti. Quelque fois le monsieur partait parce que sa mère le lui disait. Souvent Petit Chose sentait que le monsieur serait bien resté à sa place. Il se serait senti si fier si, dans ces cas là, sitôt le monsieur parti, sa mère ne se mettait pas à le gronder pour n’importe quel prétexte. Parfois même elle le giflait sans raison. Mais Petit Chose ne lui en voulait pas : il voyait bien qu’elle était malheureuse.

La maman de Petit Chose était si belle que, quand il y pensait, il n’arrivait plus à penser. Il y avait une sorte de blanc dans sa tête. C’était comme s’il était mort, congelé. Cà pouvait lui arriver à l’improviste, en regardant sa mère, ou même simplement en pensant à elle. Il n’en avait jamais parlé à personne mais il se disait que, peut-être, sa mère se doutait de quelque chose et que c’était pour çà que si souvent elle se moquait de lui, même en public, et qu’elle ne voulait plus le voir au salon quand un monsieur venait lui rendre visite. Petit Chose reconnaissait qu’à treize ans se retrouver sur les genoux de sa mère, çà aurait été un peu ridicule.

Mais pour l’instant Petit Chose cherche sa mère à l’entrée des Grands Magasins,. Elle a dû s’arrêter, sans qu’il le remarque, à un de ces comptoirs en plein air qui vendent des objets de faible valeur. Il sent monter en lui la panique, il se sent abandonné. Elle a disparu pour toujours, lassée de ce fils si balourd, de ce fils si maladroit, si disgracieux. Il va se retrouver seul à errer sans fin dans cette ville indifférente. Il faut surtout qu’il reste calme, surtout qu’il ne laisse rien paraître de sa peur. Cela ne servirait à rien. S’il retrouve sa mère il faudra qu’il ait l’air de ne s’être rendu compte de rien, de ne pas avoir été submergé en attendant par l’angoisse. Il sait que, s’il lui fait la moindre réflexion, elle se moquera de lui toute la soirée, elle lui dira que c’est la dernière fois qu’elle fait des courses avec lui. Tout cela Petit Chose le sait parfaitement mais ce n’est tout de même pas sa faute s’il ne peut s’empêcher de s’inquiéter comme quand il était petit. Quand il craignait que le monsieur fasse mourir sa mère parce que, parfois, il l’entendait crier de sa chambre. Petit Chose sait bien qu’il ne doit rien dire de cette peur qu’il porte au fond de lui. Il ne doit en parler à personne. Il ne peut s’empêcher d’avoir les larmes aux yeux. Heureusement dans cette foule personne ne le remarque.

Petit Chose regarde fiévreusement les visages féminins qu’il réussit un instant à extraire de la foule qui roule autour de lui. Il a du mal à ne pas se laisser entraîner par son mouvement puissant. Des gens le bousculent et maugréent.

- C’est elle !

Non, la femme a le même type de manteau de fourrure, les mêmes cheveux blonds dorés, la même coiffure impeccable, mais ce n’est pas la mère de Petit Chose. Son cœur, que l’espoir avait un instant empli, se serre douloureusement.

Enfin il la voit qui avance, souveraine. Petit Chose ressent une brûlante angoisse. Il faudrait faire comme si rien ne s’était passé, comme s’il ne s’était pas senti abandonné, comme s’il n’avait pas eu peur pour elle. Il faudrait.

- Maman, pourquoi m’as-tu encore perdu ?

La mère de Petit Chose, ne répond pas, elle ne le regarde même pas marcher vers elle. Elle règlera ses comptes avec lui plus tard. Elle ne veut pas sembler prêter attention à lui dans cette foule..

- Maman ! J’existe. J’existe. J’existe pourtant.



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lundi 8 janvier 2007

Le chien de mon dentiste

Ils sont tous assis en rond devant grand-père sur le tapis du salon. Grand-mère sur le fauteuil voisin du sien est occupée à quelques travaux d’aiguille. De temps en temps elle jette un coup d’œil vers eux par-dessus ses lunettes posées au bout de son nez.
S’ils sont là c’est qu’ils veulent que grand-père leur raconte une histoire de son temps, comme ils disent. Une histoire de quand il était jeune. A la longue ils devraient trop les connaître ces histoires mais plus elles leur sont familières et plus elles ont de charme pour eux. Cette fois-ci ils réclament celle du chien du dentiste.
Alors, commence grand-père, quand j’étais jeune ingénieur, après mes études à Lyon où vous savez que je suis né, j’ai trouvé un premier emploi dans une usine de mécanique de Saint Etienne. J’étais encore célibataire et je ne connaissais pas votre grand-mère (Le grand-père lance un clin d’œil entendu aux deux garçons qui ont dépassé douze ans). Comme jeune ingénieur je passais pas mal de temps au cercle des ingénieurs où je jouais souvent en équipe au bridge avec un dentiste, à peine plus âgé que moi, qui s’appelait Figard.
Comme nous avions sympathisé je décidais de me faire soigner par lui plusieurs dents que j’avais en assez mauvais état. Il était habile dentiste mais profitait sans vergogne du fait que j’avais la bouche ouverte, et qu’il avait en main la roulette, pour, tout en me charcutant une dent me vanter les mérites de l’équipe des Verts de Saint Etienne et ridiculiser les footballeurs lyonnais de l’OL. La rivalité entre les deux équipes était alors légendaire et il ne se passait pas de matchs entre elles sans de terribles bagarres. Bien entendu je prenais fait et cause pour l’équipe de la ville dans laquelle j’étais né et où j’avais fait mes études mais j’étais bien empêché de donner la répartie au traître Figard. Du reste dès que j’avais recraché dans le gobelet du fauteuil de dentiste et que je pouvais à nouveau parler, il mettait la conversation sur les travaux qu’il venait d’entreprendre dans ma bouche et il n’y avait plus moyen pour moi de relever l’honneur de mon équipe indignement calomniée. En-dehors de son cabinet il ne parlait jamais de foot, ce qui à Saint Etienne était fort rare.
Ce Figard était un joyeux garçon, plutôt bien de sa personne. Il plaisait aux filles et n’était pas timide. (Nouveau clin d’œil aux deux aînés). Un jour, çà devait être à l’occasion des fêtes de fin d’année, il y eut un grand bal au cercle des ingénieurs. Il s’agissait pour messieurs les ingénieurs en chef de trouver pour leurs filles de prometteurs jeunes collègues. (Nouveau clin d’œil du grand-père, cette fois-ci vers l’aînée de ses petites-filles). La plus resplendissante de toutes ces resplendissantes beautés était la fille du directeur des mines. Elle avait de généreux appas et sur le sein gauche une broche en forme d’un bouquet de grosses cerises rouges, très appétissantes il faut le reconnaître. (Clin d’œil aux garçons).
La donzelle minaude : « Oh, monsieur Figard, que pensez-vous de mes cerises ? ». Et mon Figard qui ne se laisse pas démonter de lui répondre : « Oh, mademoiselle j’ai furieusement envie de les dévorer ». La demoiselle se met à rougir et de rougir ainsi en publique augmente sa confusion. Elle pique un véritable fard. (Grand-mère toussote dans son coin). Figard fait semblant de rien et va saluer d’autres personnes. Je reste avec la demoiselle à qui je ne sais trop que dire, puis je m’esquive à mon tour.
A quelques temps de là Figard me prend à part à la fin d’une soirée de bridge pour me demander s’il peut solliciter un grand service de ma part. Il a invité la jeune fille aux cerises et ses parents à aller passer une journée à la ville d’eau voisine. Je félicite mon ami pour la manière dont il a su rattraper sa goujaterie initiale. Ne te moque pas de moi me dit-il. Je suis très embarrassé car les parents de ma belle n’aiment pas les chiens. Or j’ai depuis peu une ravissante chienne braque de Weimar un peu folle et je ne peux pas la laisser toute seule une journée dans mon appartement sans qu’elle ne brise tout et ne hurle à la mort.
Vous connaissez le caractère serviable de votre grand-père (La grand-mère retoussote). Je ne pouvais évidemment pas refuser ce service à mon ami. J’en serais quitte pour promener toute la journée la demoiselle chien aux alentours de Saint Etienne. Cependant j’avais une autre idée en tête.
A ce moment le grand-père s’arrête de parler, comme s’il n’avait plus rien à dire. La grand-mère a cessé de faire semblant de coudre et pose son ouvrage sur ses genoux. Tous savent que va se jouer la scène du : « Dis-nous la suite, grand-père » et du « Mais non, je ne peux pas ». Ils savent tous que çà se terminera par le fameux : « Bon, hé bien, puisque vous insistez ».
Vous savez que le braque de Weimar est un très beau chien avec un poil ras et luisant. Sur chacun des flancs de la chienne j’ai tracé avec mon rasoir électrique un superbe OL. Lorsque Figard est revenu chercher sa chienne il était ravi de sa journée et il a fait celui qui n’avait rien vu. Simplement il ne pouvait pas se permettre de se promener dans Saint Etienne avec une chienne portant la marque honnie de l’OL. Alors il a complété mon travail en faisant du O et du L un rond et un carré. Et il a expliqué aux gens qui s’étonnaient de cette étrange mode que c’était là pratique courante en Allemagne pour cette race de chien et que le rond et le carré étaient le symbole de son esprit à lui : capable de s’adapter à toutes sortes de circonstances.


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dimanche 7 janvier 2007

Nuit d'hôtel

La réceptionniste de l'hôtel me tend la clé magnétique en me disant que, exceptionnellement, je vais bénéficier d'une suite. Je marque un instant d'arrêt. Je viens pour un conseil d'administration à Montréal. Je suis un de ces puissants qui régissent le sort de l'humanité ordinaire, d'aéroport en aéroport, de conseil en conseil. Je viens tous les deux mois à Montréal. Je ne reste qu'une nuit que je passe toujours dans le même hôtel, dans la même chambre, peu importe l'étage. J'ai mes habitudes. A l'aéroport j'ai pris le taxi habituel. Cette fois-ci c'était une Buick mais quelque soit la marque, Buick, Chevrolet, Cadillac ou Lincoln, je retrouve le même intérieur déglingué, le même chauffeur haïtien dont le nom de famille, toujours un prénom comme Joseph ou Désiré, et la photo sont affichés avec le numéro de licence au-dessus de la porte arrière gauche. Alors, si j'hésite, c'est qu'une suite ce n'est pas dans mes habitudes, mais la réceptionniste pense que c'est à cause du prix. Elle me dit que cette chambre m'est attribuée sans surcoût parce que je suis un client fidèle. Etre fidèle, c'est dans ma nature mais, si j'exprime ma fidélité aux chambres habituelles, elle risque de ne pas comprendre. J'accepte la clé.
En même temps que la clé elle me tend une épaisse enveloppe: tous les messages que mon assistante a envoyés depuis mon départ. Elle m'avait appelé à l'aéroport pour me dire que j'avais oublié mon téléphone portable adapté aux normes nord-américaines. L'idiote! J'avais fait exprès de l'oublier pour être tranquille. Non, ce n'était pas la peine qu'elle me l'envoie par courtier. J'étais déjà dans la partie hors douane de l'aéroport. C'est çà, qu'elle m'envoie mes messages urgents à l'hôtel. Je savais de toutes façons que je les aurais eu en arrivant au siège de l'entreprise où se tenait le conseil d'administration au début de l'après-midi. Mais d'ici là en général j'étais tranquille. Je prends tout de même l'enveloppe, sans marquer ma contrariété. En Europe il est une heure du matin. Cà attendra mon réveil.

La suite est composée d'une première pièce, avec canapé et télévision, et de la chambre. Mais, à la différence de mes chambres habituelles, celle-ci est située à un coin du building. Il y a deux grandes vitres en angle, obstruées à cette heure par d'épais rideaux opaques. Du coup le lit trois place n'est pas à sa place habituelle, ni non plus la télévision de la chambre. L'énorme brugnon insipide qui, quelque soit la saison, accueille de voyageur dans une assiette blanche avec des couverts d'argent est dans la pièce d'entrée. J'enregistre tous ces changements. Je suis ce qu'on appelle un homme d'action, payé très cher pour prendre des décisions pour des millions de dollars. Je décide d'oublier cette antichambre dont je ferme la porte derrière moi. J'ouvre l'enveloppe aux messages et je les jette à travers la chambre. D'un coup la pièce est moins vide, moins anonyme. J'ouvre ma valise de voyage à roulettes et je disperse également mes vêtements aux quatre coins de la chambre. Cà y est, j'ai marqué mon territoire. Ma veste de costume est par terre. Elle est aussi bien que sur un cintre. Tout à l'heure je repêcherai ma veste et mon pantalon de pyjama, après m'être douché.

Maintenant que la chambre est devenue habitable pour moi je mets la clé en plastique dans la poche de ma chemise et je redescends au bar pour prendre un clamato. C'est une boisson à base de jus de clams, une sorte de coquillage, qui est servie, comme toutes les boissons non alcoolisées avec un pistolet au bout d'un tube plastique qui s'enfonce dans les profondeurs de l'hôtel. Je reste au bar selon mon habitude pour siroter en mangeant des biscuits d'apéritif. Signer la note, sans oublier d'ajouter à la main le service et puis dodo. C'est le moment que je préfère, celui où je me déshabille et balance mes vêtements du jour aux quatre coins de la pièce. Comme lorsque j'étais enfant et qu'ils me servaient de rempart contre les méchants. J'aime marcher nu au milieu de ce carnage pour rejoindre la salle de bain. Je suis embarqué dans mon vaisseau spatial, seul au monde.

Couché dans l'immense lit, bras et jambes en croix je jouis par avance de la possibilité de dormir une longue nuit. Ici il n'est que vingt heures. Une sourde douleur dans le bras droit me réveille. Je ne peux pas me tourner vers le réveil lumineux. La douleur devient plus vive, irradie de mon côté gauche. Je suis parfaitement réveillé mais mon esprit se fige. Je ne sais pas dans quelle direction chercher. Voilà, j'y suis. Cette douleur bouleversante qui maintenant me transperce est la douleur soeur de celle de ma mère. De ma mère lorsqu'elle et moi nous avons décidé, d'un commun accord, que le temps était venu qu'elle m'expulse de son ventre accueillant et chaud.

... maman ... mon dieu ... je vais mour....

Le rapatriement du corps prit presque une semaine. L'extrême désordre de la chambre fit soupçonner à l'inspecteur Belfleur de la police métropolitaine un meurtre accompagné d'un cambriolage. Malgré l'opposition de la famille, il ordonna une autopsie. Celle-ci conclut à une mort naturelle par infarctus.

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jeudi 4 janvier 2007

Le rêve

Arthur Hazel se réveilla de très mauvaise humeur. Lui le révolté, le révolutionnaire même, le militant en tout cas de la cause homosexuelle pour les autres, venait de rêver une fois de plus à sa chef, à l’odieuse Marie Bonsergent. Rien que cette idée de chef (Ne fallait-il pas mieux écrire cheffe ? Arthur Hazel se posa la question) était irritante au plus haut point. C’était en soi une injustice, pis, un déni de justice. Marie n’avait certainement jamais lu un livre de sa vie. Ou du moins jamais lu un livre sans avoir été poussée par le besoin mesquin d’en faire une fiche, de le ranger dans la mémoire morte d’un ordinateur de la Bibliothèque de la ville. (Cette idée que les ordinateurs avaient une mémoire morte et une mémoire vide enchantait toujours Arthur Hazel). Bref jamais lu un livre pour le seul plaisir de la lecture. (Allez savoir pourquoi, cette phrase plut tant à Arthur Hazel qu’il se la répéta plusieurs fois).

Et il devait y en avoir eu des fiches pour que Marie Bonsergent réussisse le concours de Bibliothécaire titulaire de la ville ! Il y avait un poste offert tous les deux ou trois ans et Marie Bonsergent devait bien avoir deux ou trois ans de plus qu’Arthur Hazel. Mais lui n’avait pas passé le concours. Il était contractuel. Il était libre de partir quand il voulait, lui. Lui ce qu’il avait aimé à l’époque de l’université ce n’était pas de faire des fiches ; non ? ce qui avait compté pour lui çà avait été de lire des livres importants et d’en discuter avec des gens qui le méritaient à ses yeux. Des étudiants comme lui, plus beaux que lui. Il était sûr que jamais Marie Bonsergent n’avait passé des heures à commenter le passage de la Science des rêves où Freud raconte qu’un enfant qui a eu envie de cerises, plaisir dont il a été privé toute la journée, rêve la nuit qu’il en mange tout un panier. Jamais Marie Bonsergent n’avait passé des heures à çà comme lui l’avait fait avec Pierre Magloire.

A cette époque, et plus tard par la suite du reste, Arthur Hazel rêvait souvent à Pierre Magloire la nuit. Bien sûr, il ne lui disait pas, rapport à l’histoire du panier de cerises, mais il aurait tout de même bien aimé savoir si Pierre Magloire rêvait quelque fois à lui. Seulement le problème avec Pierre Magloire c’était qu’il ne rêvait jamais à rien. D’ailleurs ces sempiternelles histoires de rêves, il en avait un peu ras le bol, Pierre Magloire.

Le différent aurait pu mettre une distance entre eux, mais non. Le jour où Pierre Magloire lui annonça qu’il allait se marier, un peu précipitamment aux yeux d’Arthur Hazel, avec une camarade de fac au ventre déjà ballonné, il lui demanda d’être son témoin. Ils ne tardèrent pas à se perdre de vue à la suite de la cérémonie, avant même la naissance du bébé, Pierre Magloire manifestant aux yeux horrifiés d’Arthur Hazel tous les symptômes d’un hideux embourgeoisement.

Ce qui était vraiment odieux avec Marie Bonsergent c’était qu’elle considérait fort peu la personne et les idées d’Arthur Hazel. Avec ses centaines de milliers de volumes la Bibliothèque de la ville était organisée comme çà depuis sa création et elle ne voyait aucune raison de chercher à bouleverser les choses. Arthur Hazel avait beau lui répéter à chaque occasion qu’il ne s’agissait pas de bouleverser mais d’améliorer, elle ne voulait rien entendre. Cette étroitesse d’esprit le consternait. Et cela faisait des années que çà durait. Marie Bonsergent ne se sentait tout simplement pas de taille à lutter contre les idées d’Arthur Hazel. Lors de la réunion de service mensuel quand elle demandait à chacun de s’exprimer elle n’avait rien à objecter de sensé aux propositions de Arthur Hazel. Les autres le voyaient bien. Aussi pour ne pas se ridiculiser par des objections dérisoires elle préférait ne pas répondre.

Pour être honnête, et Arthur Hazel était pointilleusement attaché à son honnêteté personnel, il retirait à chaque fois de ces silences, aveux d’une défaite intellectuelle sans cesse renouvelée de l’abjecte Marie Bonsergent, une notable satisfaction d’amour propre. Arthur Hazel dans ces cas-là regardait en coin ses collègues et eux, très gênés de voir leur cheffe en difficulté (décidément c’était comme cela qu’il convenait de l’appeler), regardaient leurs papiers en évitant de croiser son regard. Mais Arthur Hazel sentait bien toute l’admiration et la sympathie qu’ils ressentaient à son égard.

Alors si Arthur Hazel se réveilla de si mauvaise humeur c’était parce que pour la troisième nuit consécutive il rêvait que Marie Bonsergent répondait positivement à ses suggestions. Il rêvait même qu’elle était amoureuse de lui et que cela ne lui déplaisait pas.





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mardi 2 janvier 2007

Un an de plus

Monsieur Estorg pousse un gros soupir avant d'enfiler ses petites lunettes et de sortir de sa poche un papier plié en quatre. Devant lui la quinzaine d'ouvrières fait silence. L'année dernière à pareille époque, au moment des vœux, elles étaient encore plus de cent vingt à assister à la traditionnelle cérémonie prise sur la dernière demi-heure de travail du premier mardi après les vacances de Noël, avec son mousseux payé par la direction. L'année dernière il y avait encore un directeur et trois ingénieurs. Monsieur Estorg était seulement chef du personnel. Cette année, un an de plus, il est tout à la fois et c'est à lui de prononcer le discours. Il a obtenu l'autorisation de la nouvelle direction de maintenir la cérémonie. Une tradition de plus de quatre vingt ans dans cette usine de bonneterie perdue au fin fond d'une vallée vosgienne.

Hum, hum. Mes chères collègues,

Cà fait plus de quatre-vingts ans que la société X... fête la nouvelle année. La nouvelle direction a accepté que cette tradition se perpétue...

- Ici il marque une petite pause pour que les ouvrières aient le temps d'applaudir

... comme est maintenue la fière devise de notre entreprise : « La liberté du choix, le respect et l'écoute de la clientèle ».

- Nouveau silence, nouveaux applaudissements

Bien entendu j'ai promis en votre nom à toutes à la nouvelle direction que nous allions travailler dur pour rattraper ce moment de convivialité.

- Nouveau silence, nouveaux applaudissements, mais modérés

Si vous êtes restées c'est que vous êtes les plus jeunes, les plus adaptables (et les moins bien payées, pense in petto monsieur Astorg. Ce qui crée un nouveau silence, mais pas d'applaudissements). Mais toutes, les anciennes et vous, vous avez travaillé dur (pour aider à déménager les machines, pense in petto monsieur Estorg, ce qui ne crée ni silence ni applaudissements) et la nouvelle direction a décidé de marquer le coup au mois de juin par une prime exceptionnelle de cent euros.

- Nouveau silence, pas d'applaudissements

Grâce à l'action dynamique de monsieur le sous-préfet et à un plan de reclassement particulièrement généreux de notre nouvelle direction vos collègues (vos mères, vos tantes, pense in petto monsieur Estorg) vont bénéficier d'une formation à Internet qui va permettre à cette vallée de devenir un pôle d'attraction pour des entreprises de télé quelque chose (monsieur Estorg ne se souvient pas au juste de télé-quoi mais comme les ouvrières ne le savent pas plus çà passe sans difficulté) du monde entier.

-Nouveau silence, maigres applaudissements

Mais le plus important c’est que notre société, grâce à la nouvelle direction, conservera sa renommée. Dix fois plus de pièces seront fabriquées pour dix fois moins cher et il nous appartiendra de coudre les étiquettes « Made in France » qui viennent de nous être livrées. Ainsi seront préservées cette marque et ce savoir-faire qui depuis plus de quatre-vingts ans font notre fierté.

- Nouveau silence, pas d'applaudissements, mais là, chose inouïe: monsieur Estorg ôtant ses lunettes embuées, monsieur Estorg sortant son grand mouchoir à carreaux pour se moucher bruyamment.

Lui qui était entré dans la société en 1983 pour espionner et casser la section syndicale; lui qui, devenu contremaître, avait fait régner la terreur dans son atelier; lui qui, devenu chef du personnel avait conduit sans états d'âme plusieurs plans sociaux successifs venait de réaliser que cette fois c'était bel et bien fini pour la vallée où il était né, que tout çà n'avait servi à rien.



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