mardi 2 janvier 2007

Un an de plus

Monsieur Estorg pousse un gros soupir avant d'enfiler ses petites lunettes et de sortir de sa poche un papier plié en quatre. Devant lui la quinzaine d'ouvrières fait silence. L'année dernière à pareille époque, au moment des vœux, elles étaient encore plus de cent vingt à assister à la traditionnelle cérémonie prise sur la dernière demi-heure de travail du premier mardi après les vacances de Noël, avec son mousseux payé par la direction. L'année dernière il y avait encore un directeur et trois ingénieurs. Monsieur Estorg était seulement chef du personnel. Cette année, un an de plus, il est tout à la fois et c'est à lui de prononcer le discours. Il a obtenu l'autorisation de la nouvelle direction de maintenir la cérémonie. Une tradition de plus de quatre vingt ans dans cette usine de bonneterie perdue au fin fond d'une vallée vosgienne.

Hum, hum. Mes chères collègues,

Cà fait plus de quatre-vingts ans que la société X... fête la nouvelle année. La nouvelle direction a accepté que cette tradition se perpétue...

- Ici il marque une petite pause pour que les ouvrières aient le temps d'applaudir

... comme est maintenue la fière devise de notre entreprise : « La liberté du choix, le respect et l'écoute de la clientèle ».

- Nouveau silence, nouveaux applaudissements

Bien entendu j'ai promis en votre nom à toutes à la nouvelle direction que nous allions travailler dur pour rattraper ce moment de convivialité.

- Nouveau silence, nouveaux applaudissements, mais modérés

Si vous êtes restées c'est que vous êtes les plus jeunes, les plus adaptables (et les moins bien payées, pense in petto monsieur Astorg. Ce qui crée un nouveau silence, mais pas d'applaudissements). Mais toutes, les anciennes et vous, vous avez travaillé dur (pour aider à déménager les machines, pense in petto monsieur Estorg, ce qui ne crée ni silence ni applaudissements) et la nouvelle direction a décidé de marquer le coup au mois de juin par une prime exceptionnelle de cent euros.

- Nouveau silence, pas d'applaudissements

Grâce à l'action dynamique de monsieur le sous-préfet et à un plan de reclassement particulièrement généreux de notre nouvelle direction vos collègues (vos mères, vos tantes, pense in petto monsieur Estorg) vont bénéficier d'une formation à Internet qui va permettre à cette vallée de devenir un pôle d'attraction pour des entreprises de télé quelque chose (monsieur Estorg ne se souvient pas au juste de télé-quoi mais comme les ouvrières ne le savent pas plus çà passe sans difficulté) du monde entier.

-Nouveau silence, maigres applaudissements

Mais le plus important c’est que notre société, grâce à la nouvelle direction, conservera sa renommée. Dix fois plus de pièces seront fabriquées pour dix fois moins cher et il nous appartiendra de coudre les étiquettes « Made in France » qui viennent de nous être livrées. Ainsi seront préservées cette marque et ce savoir-faire qui depuis plus de quatre-vingts ans font notre fierté.

- Nouveau silence, pas d'applaudissements, mais là, chose inouïe: monsieur Estorg ôtant ses lunettes embuées, monsieur Estorg sortant son grand mouchoir à carreaux pour se moucher bruyamment.

Lui qui était entré dans la société en 1983 pour espionner et casser la section syndicale; lui qui, devenu contremaître, avait fait régner la terreur dans son atelier; lui qui, devenu chef du personnel avait conduit sans états d'âme plusieurs plans sociaux successifs venait de réaliser que cette fois c'était bel et bien fini pour la vallée où il était né, que tout çà n'avait servi à rien.



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1 commentaire:

Anonyme a dit…

Tout à fait d'actualité et description d'ambiance excellente. Anne M.