mercredi 5 octobre 2016

La pie grièche

Quand les deux yeux fermés en un soir chaud d'automne que, par un sûr instinct, il pressentait devoir être le dernier, alors qu'il se tenait membres déployés, parfaitement immobile, sur la lame de granit schisteux que toute la journée le soleil avait chauffée, au fur et à mesure qu'il ralentit sa respiration, il sentit plus fortement la chaleur accumulée pénétrer sa poitrine et son ventre nus contre la pierre. Peut-être était-ce une certaine mémoire enfouie dans le système complexe des interactions physiques, chimiques, électriques dont il était constitué qui le poussait à imiter une fois encore, mais d'une manière s'il était possible plus parfaite que d'habitude, la minéralité des feuillets de roche parmi lesquels il se dissimulait. Pourtant ce jour-là le vieux chasseur ne sortait pas sa langue sensible, mobile. La saison devait en être passée.

Il portait en lui des fragments de son histoire comme la pierre sur laquelle il reposait portait des fragments de mica. Un doigt cassé s'était reconsolidé de travers: témoin de la rencontre d'un rival poussé par la même pulsion à l'accouplement que lui. Sa queue arrachée avait repoussé,  grotesquement double: exploit conservé précieusement dans le musée des souvenirs d'un ancien enfant demeuré cruel, mais qui avait cessé depuis longtemps d'être charmant.

Une pie grièche s'abat sur le lézard. D'un coup de bec elle lui casse le dos et clôt l'histoire.

mardi 4 octobre 2016

Exercice proposé par les Impromptus littéraires

P- Alors?
- Quand je suis allée chez le notaire je ne me doutais vraiment pas de ce qui allait nous arriver.
- Tu es énervante. Ne tourne pas autour du pot. Dis!
- Tu es paradoxal tu sais. Hier encore tu m'a fait une scène parce que tu trouvais que je ne te racontais pas tout les détails de ma journée. Ta maudite jalousie! Oh comme je t'ai haï!
- Oh Clara! Je t'en prie, excuse moi mais tu me fais griller d'impatience. Ma patience n'est pas expansible à l'infini. Tu le sais bien, alors arrête de me persécuter. Qu'a dit le notaire?
- Tu sais, je l'aimais bien mon grand oncle même si ça faisait des années à cause de toi que je ne l'avais pas revu.
- Clara, je t'en prie. On dirait que je te tenais enfermée!
- Avec grand-père je me souviens d'une fois où on était aller le voir en vacances. On avait pris le bateau. Il n'y avait pas encore de pont pour desservir l'île. 
- Clara!
- Je devais avoir huit ans. Tu te rends compte d'une aventure ... Je t'assure que ça ne sert à rien de tapoter la table, de soupirer, de te frotter le menton. Pour une fois où j'ai quelque chose à raconter ... -- Sois patient mon chéri, sois patient. 
- Clara, je t'en supplie ...
- Quand il avait fini sa journée au marais salant l'oncle rentrait pour motoculter son champ au bord de mer.
- Oh Clara, qu'est-ce que le notaire a dit?
- Tu sais l'oncle vivait très difficilement. Il nous laisse un lit, une table, une chaise, deux casseroles et ... et un vieux relax en acier tubulaire.
- Un vieux relax en acier tubulaire! C'est tout?
- Ah oui, j'allais oublier.
- Tu allais oublier quoi?
- Il nous laisse aussi la bicoque et le terrain.
- Bon dieu Clara! Tu aurais pu le dire plus tôt! Ça fait combien d'après le notaire?
- Il estime à plus d'un million.
- Un, un, un ...
-Un, un, un ... C'est bien la première fois que je te vois bégayer. En fait bien sûr on va se faire ponctionner mais le notaire dit qu'il nous restera de l'ordre de un million trois ... Eh bien, tu ne dis rien?
- Tu te rends compte ma chérie. On va pouvoir larguer cet appartement pourri en région parisienne dont le loyer me coûte la peau des fesses.
- J'en paye ma part!
- A la hauteur de tes revenus! Mais ce n'est pas le sujet. Ne m'interromps pas tout le temps, c'est vrai, c'est énervant! Je voulais dire qu'on va pouvoir se réoccitaniser en rachetant la maison de mes parents.
- Se réoccitaniser? La maison de tes parents? Tu crois? Tu crois vraiment? La maison de tes parents!
- Oui, bien sûr, la maison de mes parents! Tu verras, tu t'y habitueras.
- ... Tu as raison. Je verrai. Je m'y habituerai ... J'ai oublié de te dire que la seule chose que l'oncle ne nous laisse pas c'est son boutoué qui appartenait déjà à son grand-père.
- C'est quoi un boutoué?
-Le notaire m'a expliqué que c'est un outil dans les marais salants. Il en fait don au Musée municipal. - - Son conservateur était là chez le notaire et il était tout content. Il a dit que c'était la première fois qu'il en voyait un qui était si ancien.
- Ah la charogne! Il aurait pu nous le laisser et on l'aurait vendu à un antiquaire ou au musée.
- C'est bien là que le bât blesse avec toi mon chéri. Je vais te laisser te débrouiller tout seul avec le loyer de l'appartement. Ma part était si minime! Et je vais me chercher une petite maison en Bretagne.
- Mais Clara!
- Il n'y a plus de Clara pour toi. J'ai pris mon billet de train pour Rennes ce soir. Je vais chez ma sœur le temps que je trouve une maison. Maintenant tu me laisses faire mes valises et tu restes calme ou j'appelle la police.

lundi 18 janvier 2016

Ligne une XIV


Il a repéré le siège vide en duo lorsque la rame s'est immobilisée. Il s'est précipité et n'a pas pris le temps de vraiment regarder la femme qui lui fait face. Il est enrhumé et pour cacher ses yeux qui larmoient et ses reniflements il s'est immédiatement enfoui dans la lecture du supplément Livres du Monde. Il a seulement perçu que c'était une femme aux cheveux bruns. Le titre du livre dont il lit la critique: "La haine de la littérature". Un drôle de titre qui le laisse songeur. 

Il a besoin de cette escale entre l'univers familier de son son travail qu'il vient de quitter et ce déjeuner dans un restaurant avec son ami et sa compagne qu'il ne connaît pas encore.

Il entend un téléphone sonner en face de lui. Une sonnerie inhabituelle, le tintement d'une cloche. La sonnerie dure un peu. Le téléphone ne doit pas être directement accessible. Il imagine que c'est celui d'une femme qui le cherche au fond de son sac. Un homme n'aurait pas choisi une sonnerie aussi raffinée.

Allo. Comment vas-tu?
...
Je suis dans le métro. Tu aurais vu ton fils il était fou amoureux.
(La voix est très proche. C'est donc celle de la femme qui est assise en face de lui. Il entend une pointe d'accent étranger indéfinissable. Il arrête de lire pour écouter la conversation.)
...
Oui, c'est Jennifer. Il l'a vue.
...
C'était adorable, il était perdu.
...
He was melting. Il la regardait et ne disait rien.
...
Tu le verras ce soir
...
Bise.

La conversation s'arrête. Il finit son article. Il a envie de connaître la femme dont il vient d'entendre l'agréable voix, le délicieux accent. Quels sont ses rapports avec l'homme qui l'a appelée, est-elle sa maîtresse ? Sa mère ? À quoi ressemble-t-elle. Il rabat son journal et ne peut s'empêcher de lui sourire. Elle n'est pas jeune, pas âgée non plus. Elle répond à son sourire.

Vous avez l'air enrhumé. Je vais vous donner une pilule avec du propolis. Ça vous fera du bien (Elle fouille dans son sac)
... Merci. C'est gentil.
Non, je ne le retrouve pas. Je suis désolée.
Ce n'est pas grave. Mais pouvez-vous me dire le nom de ce médicament ?
Je ne sais pas exactement. Vous le trouverez chez Naturalia. 
... (Il lui fait un petit signe de remerciement de la tête)
...
Hmm 
...
Excusez-moi. C'est certainement très indiscret de ma part mais sans le vouloir j'ai entendu votre conversation d'il y a un instant au téléphone. Quel âge a le garçon qui était melting ? Douze, quatorze ans?
Il a trois ans et demi. Elle l'avait déjà gardé une fois avant les vacances. Il ne s'attendait pas à la revoir et quand il l'a vue il a été sidéré. Il ne savait plus parler. Il ne pouvait plus bouger. Il était perdu. C'était trop attendrissant.

La conversation se termine. Ils se sourient. Ils sont à la station Argentine.

Ils arrivent à la station Charles de Gaulle-Etoile. La femme commence à se lever.
- Excusez-moi. Il faut que je vous abandonne.
- Au revoir et merci.