mercredi 26 septembre 2007

En classe de quatrième

Je ne comprends pas pourquoi ce prof de dessin qui nous terrorise depuis la sixième, et dont ma mère loue après chaque réunion de rentrée la qualité pédagogique, se croit obligé de lire mon texte sur le printemps à toute la classe avec cette voix bizarre, tantôt forte, tantôt faible, ces silences, ces accélérations. Il devrait se contenter de livrer aux ricanements mon dessin d'illustration de cet exercice commun avec le prof de français. Le dessin, je l'ai vraiment bâclé: un cercle approximatif avec trois secteurs, rouge, vert et orange, fait avec une truelle de gouache. Je ne comprends pas pourquoi les autres ne disent rien et pourquoi mon ami Marc me regarde comme s'il avait avalé la lune.

Je ne comprends pas pourquoi le prof me hurle aux oreilles « Hidden, ça fait des années que vous vous moquez de moi. Quelqu'un qui écrit si bien ne peut pas dessiner si mal! ». Je ne comprends pas pourquoi, au lieu de déchirer mon dessin comme il l'a si souvent fait, il me tend ma copie en souriant. Je ne comprends vraiment pas pourquoi ce salaud de prof de français, au lieu de me mettre le douze ou le treize de mes bons jours, m'a gratifié de cet obscène dix-sept, sans précédent de mémoire de quatrième et qui m'a attiré la vindicte du prof de dessin. Je ne comprends pas pourquoi, à la sortie du cours, mon ami Marc me donne une bourrade en disant « Sacré Arthur, toi au moins tu caches bien ton jeu ».

Mais ce que je comprends c'est que l'autre taré de prof de dessin il ne va plus me lâcher jusqu'à ma sortie du collège.

mardi 25 septembre 2007

Le crime aurait pu être parfait

Je lui ai dit de se taire. Mais rien n'y fait. Certes elle ne m'assène plus ses jérémiades, ses récriminations sur ma lâcheté d'avoir plaqué sa petite fille. Tu parles. C'est elle qui s'est barrée, il y a dix ans, en me laissant sa grand-mère, la vieille taupe. La garce savait que j'avais besoin de ce tas d'or à moitié gâteux pour vivre, que j'étais coincé à jouer les garde-malades.

Elle n'aurait pas dû me dire, la vieille, qu'elle allait modifier son testament, qu'elle ne me laisserait rien. Ce que je ne lui pardonnerai jamais, c'est surtout de m'avoir transformé en assassin. Je n'aurais jamais pu imaginer ça quand j'étais gosse et que je me passionnais pour le sauvetage d'une vieille jument (*). Piler dans son café les produits des bocaux en verre de son mari, pharmacien colonial, ça n'avait pas été très difficile. Elle avait bu sans sourciller, la vieille bourrique. On aurait pu croire à un suicide de gâteuse. Mais les produits devaient être éventés. Elle a crié de douleur pendant plus de trois heures. Ce vacarme! C'était insupportable. Dans ces conditions c'est sûr que l'autopsie révélera que je suis resté à la laisser crever sans rien faire.

Maintenant elle ne gémit même plus mais elle fixe dans ma direction ses yeux vitreux et de grosses bulles d'écume verdâtre sortent de sa bouche et font « blop, blop ». C'est exaspérant.

- Mais tais-toi, je te dis!

Je vais l'achever à coups de bêche. Tant pis pour le crime parfait. Je sais où elle cache ses bijoux. Toutes ces années à m'occuper d'elle! Je l'ai bien mérité. Je partirai en emmenant son magot. En Amérique du Sud.

(*) cf "L'expédition" infra

dimanche 23 septembre 2007

Lendemain de victoire

Pacifique jogging au milieu des clochards encore mal réveillés sur un viaduc ferroviaire transformé en promenade plantée. En-dessous braille une bande d'enfants. La veille, au cours d'un match mémorable de la coupe du monde de rugby la France a écrasé l'Irlande. Avant le début du match gros plans sur les mâles molosses bleus en larmes aux accents virils et guerriers de l'hymne national: Qu'un sang impur abreuve nos sillons...

Les gamins braillent: Qu'un sang impur abreuve nos sillons...Ils chantent faux et c'est à celui qui criera le plus fort. Le coureur s'approche du parapet pour les voir. Ce sont des élèves de fin de primaire qui portent des tenues de sport dépareillées. Il doit y avoir plusieurs classes car ils sont nombreux et les instituteurs qui les encadrent crient pour qu'ils restent en files et n'occupent pas tout le trottoir: A droite, à droite, plus à droite ...

jeudi 20 septembre 2007

Par inadvertance

Longtemps j’ai enfoui mon nez entre les pages des livres que j’étais en train de lire. L’odeur du papier, de la colle, de leur mariage me grisaient. Aux plaisirs de l’esprit s’ajoutaient ceux des sens. Les haltes au cœur des pages encore vierges de la caresse de mes yeux me ménageaient des oasis bienfaisantes dans l’aridité des traités, calmaient le bouillonnement de mon imagination dans l’ardeur des épopées. Je savais qu’une fois lue la page aurait changé d’odeur. Si je reprenais un jour le livre achevé il n’aurait plus la même saveur. Mais qu’importait alors car mon intimité avec lui aurait crû dans une proportion telle que ce que j’aurais perdu en intensité olfactive serait plus que compensé parce que j’aurais gagné de connivence.

Pour cette raison je goûtais peu les livres de seconde main et même les éditions anciennes qui avaient été déflorées par des lecteurs aux nez peut-être moins sensibles que le mien. Cette heureuse disposition, au fond assez égoïste, m’a évité d’engloutir ma fortune dans l’achat de précieux incunables, d’inestimables éditions originales dédicacées par les plus grands auteurs romantiques. Elle m’a au contraire laissé les ressources financières nécessaires à l’assouvissement de la grande passion d’une époque, maintenant complètement passée de mode, et qui consistait à singer les stars du football et du show-business en jouant les milliardaires sur un yacht en Méditerranée ou dans un somptueux palace nord-américain. Ces passe-temps légèrement futiles m’ont cependant coûté fort cher car je n’avais pas trouvé les amis désintéressés et généreux pour me les offrir.

Mais tout cela est désormais bien fini. J’ai complètement perdu le sens de l’odorat et il y a belle lurette que je ne lis plus rien. Hier j’ai même constaté que ma barbe ne poussait plus et il y a une éternité que je n’ai plus eu besoin de me couper les ongles. J’ai dû mourir il y a pas mal de temps. Par inadvertance.

jeudi 13 septembre 2007

Le vieillard et la lanterne rouge

Le vieillard qui se tient péniblement voûté en face de moi est si émacié qu’un coup de vent pourrait le faire s’envoler, comme une feuille sèche de noisetier. De ces noisetiers qu’on trouve dans son pays d’origine, la France. Un pays si lointain qu’il ne connaît pas la mousson. Dans ce corridor de la maison de plaisir à la lanterne rouge réglementaire les filles passent à côté de lui sans lui prêter attention. Pourtant autrefois il les a gratifiées de généreux pourboires, elles ou leurs mères ou leurs sœurs, qu’importe. Parfois même il leur apportait des cadeaux. Cette munificence c’était sa manière de se bercer d’illusion, de croire qu’il y avait plus entre elles et lui que des relations strictement tarifées.

Son visage semble vidé de l’intérieur. Il porte un short colonial trop grand pour lui, une chemise, qui a dû être rouge, trop grande pour lui. Ses jambes, ses bras sont décharnés. Même ses pieds semblent s’être desséché dans des tongs de paille trop grandes pour lui. Sa vie, dont il va bientôt être expulsé, est devenue trop grande pour lui. Mais son regard soutient le mien. Un curieux sourire s’esquisse sur ses traits de papier huilé quand je souris mécaniquement au spectacle d’une telle déchéance.

Tout à l’heure madame Wu, la tenancière, l’a vertement rabroué. Elle lui a dit qu’il ne pourrait plus aller derrière les lourdes tentures rouges fumer l’opium tant qu’il n’aurait pas payé ses dettes et puis elle l’a laissé au milieu du corridor, comme s’il n’existait déjà plus.

Ce vieillard que je regarde à travers la grande vitre constellée de chiures de mouches du corridor de la maison de plaisir à la lanterne rouge réglementaire a quarante deux ans. Il sait qu’il va bientôt mourir et que sans son opium ses derniers jours seront atroces. Ce vieillard c’est moi.

dimanche 9 septembre 2007

L'expédition

L'horloge indique vingt deux heures trente, mais elle est en avance. Nous aurions pu attendre minuit si le petit Tobi n'avait pas voulu absolument nous accompagner. De toute façon à cette heure-ci nos parents respectifs se sont déjà retranché dans le salon d'apparat. Ils ne s'occupent plus de nous. Nous descendons à pas de loups de nos chambres mansardées par l'escalier de service, poussons nos vélos le long de la grande allée en évitant de faire crisser le gravier. Le petit Tobi, que je prendrai sur mon porte-bagages, me sert la main très fort. Entre deux nuages la lune pleine éclaire presque comme en plein jour.

Sur la route on n'entend que le cliquetis de nos roues. Personne parle. Nous n'avons pas plus de deux kilomètres à faire. On aperçoit déjà le grand bâtiment sombre. Nous mettons pied à terre pour nous approcher à l'ombre des arbres de l'allée. Le petit Tobi tient ma jambe de pantalon.

Zut, la porte est fermée à clé. Nous aurions dû le prévoir. Le petit Tobi commence à pleurnicher. Pas la peine de s'énerver, disent les filles. Il suffit de réfléchir. Elles en ont de bonnes. C'est Magali qui a une idée. Il y a une fenêtre ronde au-dessus du boxe de Flicka qui est toujours entre-baillée. Moi qui suis l'aîné des garçons, on me fera la courte échelle pour que je rentre dans l'écurie. J'ouvrirai le grand portail et nous mettrons la jument à l'abri dans le parc des grands parents. Personne n'osera plus la reprendre pour l'emmener à l'abattoir.

C'est là. La lune permet de repérer la seule fenêtre ronde entrouverte. Ça ne va pas être facile. Le mur est trop haut. Il faudra revenir demain soir avec une échelle. Et sans Tobi, dit méchamment Magali. Le petit se met à couiner.

« Que faîtes-vous là? ». Une voix terrible nous fait sursauter. L'homme nous braque dans les yeux une grosse torche. Les filles crient. Le petit Tobi pleure. L'homme porte un chapeau et quelque chose qui ressemble à un fusil. Tobi hurle qu'il ne veut pas qu'on tue Flicka, que le moniteur a dit ce matin à son cousin que la semaine prochaine elle ne serait plus là. Qu'elle était trop vieille. Cette mauviette va tout faire rater.

L'homme prend la main du petit Tobi. « Suivez-moi ». Il me semble reconnaître la voix du directeur. Il retient notre cousin. Nous n'avons pas le choix. On arrive à un pré derrière les écuries. Il claque la langue. Une forme grise sort de l'ombre.

- Ma vieille Flicka, tes petits amis sont venus voir ton nouveau domaine pour ta retraite. Celle-là, tu l'as bien méritée.

jeudi 6 septembre 2007

Terrasse de café

Il m’a donné rendez-vous à la terrasse de ce café, à l’angle de la rue de Rivoli, sur la place en face de l’Hôtel de Ville. La place du baiser de Doisneau ! Nous repartirons bras dessus-bras dessous après nous être embrassé. Nous n’en pourrons plus d’attendre le prochain baiser. Tous les cent mètres, îlot de bonheur immobile au milieu de la foule compacte qui en nous dépassant nous enviera. Après chaque baiser il me serrera très fort, sans un mot.

Il est là, il est beau. La terrasse ensoleillée est pleine de monde en cette belle fin de journée du début de l’été. Pourtant je l’ai trouvé du premier coup d’œil. Comme si son attente que j’arrive avait aimanté mon regard.

Les vacances, les vacances à inventer avec lui. Ça tombe bien, je n’avais rien prévu. J’espère que lui non plus n’avait rien prévu.

Pour le rejoindre je passe entre les tables. Les consommateurs de la terrasse que je dérange me sourient. Je sens que je suis belle.

Il y a sur la petite table devant lui une bière à moitié bu. Beaucoup de filles ont dû rêver à la place vide à côté de lui. Il se lève à demi et me fait signe. Je me sens enveloppée dans sa chaleur, son sourire.

C’est moi, cette fille au cœur battant. C’est moi qui suis là. Pour une fois je n’ai pas envie de me moquer gentiment de moi. Ce n’est pas le moment, ce n’est pas la peine.

Il m’a posé un baiser sur le visage, sur les lèvres je crois. Un baiser rapide. Un baiser promesse. Un baiser si sûr de lui qu’il me dit que rien ne presse.

Il hèle un garçon qui, malgré la presse, arrive immédiatement. Il me demande ce que je veux boire. Oh, c’est horrible ! Moi, la normalienne en agrégation de philo, j’ai l’esprit absolument vide. J’éclate de rire, lui aussi et il dit à ma place au garçon un peu interloqué que pour moi ce sera un Perrier tranche.

Nous ne nous disons plus rien. Où plutôt il me parle d’une voix enjouée et moi je n’écoute pas. Le garçon apporte mon Perrier. Un silence. Je le regarde. Cette lèvre si attirante. Mais que dit-il ? Que dit-il ? Qu’il en aime un autre ? Ce n’est pas possible.



Mademoiselle, mademoiselle, ne partez pas ! Les consommations ne sont pas payées.