jeudi 20 septembre 2007

Par inadvertance

Longtemps j’ai enfoui mon nez entre les pages des livres que j’étais en train de lire. L’odeur du papier, de la colle, de leur mariage me grisaient. Aux plaisirs de l’esprit s’ajoutaient ceux des sens. Les haltes au cœur des pages encore vierges de la caresse de mes yeux me ménageaient des oasis bienfaisantes dans l’aridité des traités, calmaient le bouillonnement de mon imagination dans l’ardeur des épopées. Je savais qu’une fois lue la page aurait changé d’odeur. Si je reprenais un jour le livre achevé il n’aurait plus la même saveur. Mais qu’importait alors car mon intimité avec lui aurait crû dans une proportion telle que ce que j’aurais perdu en intensité olfactive serait plus que compensé parce que j’aurais gagné de connivence.

Pour cette raison je goûtais peu les livres de seconde main et même les éditions anciennes qui avaient été déflorées par des lecteurs aux nez peut-être moins sensibles que le mien. Cette heureuse disposition, au fond assez égoïste, m’a évité d’engloutir ma fortune dans l’achat de précieux incunables, d’inestimables éditions originales dédicacées par les plus grands auteurs romantiques. Elle m’a au contraire laissé les ressources financières nécessaires à l’assouvissement de la grande passion d’une époque, maintenant complètement passée de mode, et qui consistait à singer les stars du football et du show-business en jouant les milliardaires sur un yacht en Méditerranée ou dans un somptueux palace nord-américain. Ces passe-temps légèrement futiles m’ont cependant coûté fort cher car je n’avais pas trouvé les amis désintéressés et généreux pour me les offrir.

Mais tout cela est désormais bien fini. J’ai complètement perdu le sens de l’odorat et il y a belle lurette que je ne lis plus rien. Hier j’ai même constaté que ma barbe ne poussait plus et il y a une éternité que je n’ai plus eu besoin de me couper les ongles. J’ai dû mourir il y a pas mal de temps. Par inadvertance.

Aucun commentaire: