vendredi 29 juillet 2011

Ligne une I.

Bauche avait de longues années devant lui pour s’expliquer.

Il referma le livre. Depuis les deux tiers de l’histoire il avait compris que Bauche , le personnage qui avait tué l’amant de sa femme et dont Georges Simenon retraçait la vie intérieure, allait finir par être, malgré lui, pris pour fou par les autorités judiciaires. Cela n’avait pas diminué son plaisir de lire. Il ne lui restait que quatre stations à parcourir. Il n’avait pas le temps de commencer une autre histoire. Il essayait de lire un nombre entier de chapitres durant ses trajets en métro. Un, plus rarement deux.

Avant de relever la tête il jeta un coup d’œil à sa gauche. Son voisin était toujours là, penché en avant sur un téléphone portable qui passait un film. Des oreillettes le reliaient à l’appareil. Lorsqu’il était monté dans la rame l’homme était déjà là. Il avait hésité à s’asseoir à côté de lui car le premier occupant avait les épaules larges. Il n’aimait pas être assis vers le couloir dans ce genre de situations. Pour peu que son voisin soit un peu carré et occupât bien le fond du siège il risquait de devoir se tenir légèrement penché vers le vide ce qui était à la longue inconfortable. Le film devait être prenant et son voisin n’avait pas bougé depuis le début du trajet.

En relevant la tête il vit en face de lui un homme qui lui ressemblait, ou plutôt qui ressemblait à ce qu’il aurait aimé être. Il était un peu plus jeune et surtout plus mince que lui, le visage intelligent et expressif. Ses traits étaient animés pendant que ses doigts longs et racés tapaient sur le minuscule clavier d’un téléphone portable. Cela donnait l’impression qu’il tenait une conversation à distance. Régulièrement son activité sur le clavier s’interrompait, il souriait comme s’il lisait une réponse puis se mettait taper avec hâte. Sa main gauche portait une alliance. Il écrivait peut-être à sa femme et à ses enfants, ou à sa maîtresse. Lui aussi finit par achever ce qu’il était en train de faire et releva la tête en lui souriant l’air heureux. C’était comme s’il pensait qu’ils avaient participé à la même joyeuse conversation avec une troisième personne absente. Son sourire mit du temps à s’effacer de son visage sans qu’il ait paru en éprouver la moindre gêne. Très naturellement son regard se porta dans une autre direction.
L’éclat du sourire qu’il lui avait vu tenir lui donna l’envie de mieux regarder l’homme en face. Oui, ses doigts étaient fins et racés, peut-être encore plus que les siens dont il n’était pourtant pas peu fier. Il portait une chemise de bureau à l’encolure soignée mais avec des vêtements de sport également de bonne facture. Il avait entre les jambes un sac de montagne rempli à ras bord dont émergeaient des dossiers mal recouverts par le rabattant du sac. Comme le métro arrivait à ses dernières stations dans un quartier d’affaires il pensa que l’homme allait déménager ses affaires de bureau avant de partir en vacances car c’était la saison.
Sur la quatrième place de son groupe de sièges il y avait une jeune femme à l’air un peu triste et en tout cas sans éclat qui lisait des messages sur son téléphone portable. De l’autre côté de la rangée une autre jeune femme pareillement occupée à lire ses messages et une autre plus âgée plongée dans un livre à fort tirage imprimé en très gros caractères.

Il se demanda s’ils étaient bien dans la même rame de métro ou s’ils n’appartenaient pas à des univers différents. L’homme au sac de montagne descendit à la même station que lui. Il eut un instant la tentation de le suivre pour savoir dans quel immeuble il allait entrer.