dimanche 3 février 2008

En montagne. Dialogue intérieur

Je ne peux pas continuer. Je suis trop fatigué. Mes muscles tétanisent. J’ai le vertige. Cette paroi, je n’en viendrai jamais à bout.

Je ne peux pas m’arrêter maintenant. Toute cette fatigue pour rien, ce serait trop bête. C’est vrai que j’ai le vertige mais, si je rebrousse chemin, la prochaine fois je ne repartirai pas pour une autre course. Rien que quelques prises encore pour arriver à cette petite vire. Là, ça ira mieux.

Ce n’est pas possible. Je tremble comme une feuille. Je vais me jeter dans le vide. Ce doit être si bon cette chute. Allons ! Il vaut mieux que je redescende avant de faire une bêtise.

Allons, mon vieux, ne dis pas de bêtise. Reprends ton souffle. Installe-toi solidement sur tes prises. Détends-toi. Attend que le rythme de ton cœur se calme.

- « Ça va aller, les gars, je souffle un peu »

C’est horrible. C’est chaque fois la même chose. Mais cette fois-ci je ne m’y laisserai plus prendre.

Avant de partir, mon vieux, tu savais parfaitement qu'avec toi c’est chaque fois la même chose. Il y a toujours un moment où tu pestes contre toi-même, où tu en veux à la terre entière d’être là. Et puis quand tu arrives au sommet ! Tout change. Tu dis que tu savoures le paysage. En fait tu savoures ta victoire sur toi-même.

Je me déteste, je me hais. Salaud, salaud. C’est toujours la même chose. Quand je pars j’oublie toujours la fatigue, le vertige. Je ne pense qu’au sommet. Et même pas au sommet, simplement à la gloriole d’avoir escaladé une montagne de vertige. Salaud !

Allons, mon vieux, ne te déteste pas toi-même. Tu aimes cette part de folie en toi qui te fait quitter tes pantoufles. Et pourtant tes pantoufles tu les adores.

Mes pantoufles ! Je donnerais tout pour être en ce moment dans mes pantoufles devant un bol de chocolat fumant. Je me hais. Je suis vraiment trop con de m’être laissé trainer jusque là. J’ai le vertige à en crever. Tu sais parfaitment ce que ça fait !



Tant pis. Je vais crier. Je vais dire que je ne peux plus. Qu’il faut que je redescende. Je ne peux tout de même pas mettre la cordée en danger. Je n’ai pas le droit. Est-ce que tu comprends ?



Tu ne dis plus rien, mon goût du risque ? Plus de: « mon vieux ». Je t’ai claqué le bec. J'ai gagné et j’ai raison. Oh, le bonheur que ça s’arrête, la joie de redescendre !



Tu ne m’as pas bien compris. Je vais dire aux autres que j’arrête, qu’il faut que la cordée redescende. Ils verront bien que je ne peux pas continuer.

Quand tu auras atteint le sommet ta joie sera inexprimable. Tu auras vaincu ta peur.

Je ne peux pas continuer! Je ne peux pas continuer!

Mais si, mon vieux, tu continueras. Et tu le sais! Chaque fois que tu as pris des risques, ... La première fois où tu as vraiment aimé. Tu te souviens ?

Oui, non. Enfin, ça n’a pas de rapport.

Sauf qu’avant de t’engager vraiment, tu avais aussi une sacrée trouille.Pire que maintenant.

Quand je vois cet à-pic. Non, non ! Je veux descendre.

Arrête de faire l’enfant, mon vieux. Tu vas te ridiculiser.

Ça m’est bien égal de me ridiculiser. Pourvu que je redescende. Le mal des montagnes, ça existe, tu sais.

Tu avais la trouille parce que c’était quelque chose qui dépassait une somme de petits moments agréables à deux. C’était quelque chose de sérieux.

Termine vite ton histoire si tu veux. Après je dis aux autres que je redescends. Ma décision est prise. Tu vois, rien que d’y penser, je me sens mieux, j’ai moins le vertige.

Même quand tu ne pensais pas que tu étais amoureux, tu te sentais plus heureux, plus fort.



Au sommet de la montagne, et les jours suivants, ce sera la même chose. Tu te sentiras plus heureux, plus fort.