dimanche 24 mai 2009

La tomate

Au fond c’est peut-être bien la peur qui réveilla Ricardo. Lui-même n’en savait rien. Depuis l’âge de quatorze ans qu’il avait fait toutes sortes de métiers dans toutes sortes d’endroits, autour de la Méditerranée, il n’avait guère eu l’occasion de se pencher sur ses sentiments ; et ce n’était pas à l’orphelinat des Frères, où il avait passé les premières années de sa vie, qu’il avait pu apprendre à se connaître. Il était arrivé à la soixantaine tout cabossé du corps et de l’âme, trop fatigué pour continuer à travailler. Par chance il avait été pendant plus de quinze ans marin sur différents navires génois et il pouvait toucher une maigre pension. Il avait décidé de s’éloigner de la mer et il s’était loué une chambre de bonne au dernier étage d’un ancien palais près du centre historique de Florence. Florence était peut-être la ville où il était né, car c’est là qu’on l’avait trouvé, bébé abandonné âgé de quelques semaines. C’était en tout cas la ville où il voulait mourir. En attendant cette inéluctable échéance il menait une vie grise et terne dans cette ville aux couleurs vives chargée d’histoire. Il menait, ou plus exactement, il avait mené car depuis un peu plus d’un an son existence avait changé. Et décidément oui, c’était cette peur-là qui l’avait réveillé si tôt ce matin-là : pour la première fois de sa vie il avait quelque chose à perdre. Je veux dire quelque chose de vraiment important. Pas seulement un mouchoir ou un porte-monnaie.

Pour la première fois depuis un peu plus d’un an qu’ils se connaissaient, et depuis neuf mois qu’ils faisaient l’amour, Sandra l’avait invité à rester chez elle, à passer non seulement la nuit avec elle mais toute la journée du samedi et du dimanche. Et elle l’avait fait parce que ce dimanche serait celui de la fête des mères et que le fils de Sandra viendrait dès le samedi midi de Rome avec sa femme pour la fêter. Sandra voulait que son fils apprenne ainsi qu’après son veuvage elle avait un nouvel homme dans sa vie. C’est ainsi que Ricardo avait pu mettre des mots sur ce qui se passait entre Sandra et lui : il était l’homme de la vie de Sandra. Et c’est pourquoi l’angoisse l’avait réveillé, ce premier matin dans la chambre de Sandra.

Sandra ! Elle n’était pas beaucoup plus jeune que lui, la bonne cinquantaine, mais elle semblait appartenir à une autre planète. Elle était si belle, si bien habillée ! Elle était si intelligente et si instruite. Elle était professeur d’italien dans un collège religieux de garçons. Elle vivait dans un grand appartement au premier étage d’un bel immeuble qui donnait sur une place interdite à la circulation. Son mari avait été banquier, elle appartenait à un milieu qui pour Ricardo n’était pas même mystérieux, plutôt complètement insoupçonné. Ils s’étaient rencontrés sur le marché où il allait aller acheter la tomate d’une espèce particulière, une cœur de bœuf, qu’il mangeait pour son petit déjeuner sur un croûton de pain qu’il salait et arrosait d’huile d’olive quand c’était la saison. C’était une habitude qu’il avait prise depuis qu’il avait été serveur tout un été dans un hôtel du sud de la Crète. Sandra attendait derrière lui d’être servie et elle lui avait demandé ce qui caractérisait cette variété de tomates. Il avait été très embarrassé pour lui répondre. Mais de semaines en semaines ils s’étaient rencontrés sur le marché à la même heure, celle où Sandra avait fini ses cours. Il avait appris qu’elle avait essayé la cœur de bœuf mais que, décidément, elle n’aimait que les tomates cuites. Et puis un jour, sans savoir pourquoi ni comment, ils s’étaient retrouvé à déjeuner l’un en face de l’autre dans une trattoria au coin du marché. Ricardo se souvenait qu’ils avaient commandé tous les deux des tripes. Et c’était devenu un rite entre eux sans qu’ils n’aient rien eu à se dire. Quelques temps plus tard elle montait à pied derrière lui les cinq étages qui menaient à sa mansarde.

Ricardo était si peu habitué à être heureux que lorsqu’il pensait à Sandra ce n’était ni de la joie ni du désir qu’il éprouvait mais une sorte de souffrance douce qu’il ne connaissait pas et qui lui était infiniment précieuse. Comme si les canaux dans lesquels circule habituellement le bonheur étaient chez lui si obstrués qu’ils en devenaient douloureux. Une seule fois il avait osé s’imaginer que cette femme, avec qui il faisait régulièrement l’amour et passait de grands moments paisibles à l’écouter parler de sa vie, pouvait avoir un certain attachement pour lui. Il avait immédiatement chassé cette idée à peine exprimée. Au fond de lui il avait peur par sa folie de tout gâcher. A partir de ce moment il essaya, en vain, de ne plus penser sans cesse à Sandra. Comment allait-il pouvoir faire le jour où le rêve dans lequel il vivait serait dissipé ?

Ricardo profita de la lumière qui entrait par les fentes des volets pour regarder Sandra. Elle était tournée de l’autre côté et le rythme de sa respiration était paisible. Il voyait ses fins cheveux gris qui bouclaient sur sa nuque. Il avait envie d’y poser ses lèvres. Mais il ne fallait pas. Il se sentait oppressé. Sandra si près de lui, si loin. S’il avait su il aurait pleuré. Comme il ne savait pas il sentit qu’il devait mourir. Pas mourir d’un coup, pas mourir brutalement, non, mourir en s’effaçant. Le fils de Sandra qu’il devait rencontrer aujourd’hui était un homme instruit, un avocat. Ce n’était pas possible. Pas lui, Ricardo ! Pas lui et Sandra ! Ce nom ramenait tout son sang à son cœur. Les extrémités de ses doigts lui faisaient mal. Un grand blanc envahissait son esprit. Il ne partirait pas comme ça, comme un voleur. Il lui dirait tout à l’heure. Les mots, c’était toujours un problème pour lui mais il trouverait les mots. Ou Sandra comprendrait. Elle comprenait tout.

Ricardo se sentit mieux, plein d’une triste résolution. Il s’arracha, en fermant les yeux et en serrant les dents, au lit dans lequel il avait dormi pour la première fois. Il valait mieux attendre Sandra à la cuisine. Il serait plus à l’aise dans cette pièce qu’au salon empli de bibelots pour lui indéchiffrables. Même si les luxueuses casseroles de cuivre qui pendaient l’étonnaient, il en comprenait du moins l’usage.

En ouvrant le réfrigérateur pour chercher une tomate pour son petit-déjeuner Ricardo vit, à l’écart des tomates à cuire placées en vrac dans le compartiment à légumes en bas du réfrigérateur, mais au contraire trônant solitaire sur le plus haut rayon, posée sur une assiette blanche et dorée, une unique et magnifique cœur de bœuf. Il prit l’assiette comme les prêtres de son enfance prenaient le Saint Sacrement. Il fut surpris de voir que sa matière laissait passer un peu de lumière et réfléchissait la couleur rouge de la tomate. Peut-être bien qu’il n’avait jamais rien vu d’aussi beau.

Et c’est Sandra qui, le trouvant attablé, sanglotant devant l’assiette à la tomate, posa ses lèvres sur sa nuque épaisse aux cheveux blancs rasés de près.

vendredi 8 mai 2009

Sortir d’hôpital

Je me sens mieux. Tout est relatif bien sûr. Tout de même c’est bigrement agréable d’avoir fini par pouvoir sortir de cet hôpital prison ! C’est quand même curieux de penser qu’on puisse avoir une telle satisfaction à prendre le métro. Les gens autour de moi dans la station ne semblent pas s’en rendre compte. Personne ne sourit. Comme s’ils avaient peur. Pourtant, le seul ici qui ait le droit d’avoir peur de mourir, c’est moi et je suis ravi d’être là. Je ne souris pas non plus, remarquez. Mais j’ai l’excuse de ma mauvaise mine.

Voilà, le métro arrive. C’est agréable de le prendre aux heures creuses. Il y a de la place. On a le choix. Pas sur les strapontins. C’est trop inconfortable. Et puis j’ai besoin d’avoir des gens en face de moi après toutes ses journées d’isolement. Pas en face de ce petit vieux et de cette petite vieille. Eux non plus n’ont peut-être plus longtemps à vivre. Et cet homme là-bas avec ses habits défraichis, sa barbe mal rasée ? Il doit pas mal galérer. Pas terrible pour le moral d’avoir ça comme spectacle. Alors ces deux filles là-bas qui parlent fort ? Ce sera un vrai bain de jouvence !

Superbes ces filles. Ce sont de vraies caricatures avec leurs yeux trop maquillés, leurs corps boudinés, leurs grosses jambes dans des bas résilles. Et sympa avec ça. Elles n’hésitent pas à débiter leurs petites histoires devant moi. Ça va me distraire, je vais me régaler. Ça y est, y en a une qui appelle son copain. J’espère qu’elles vont rester longtemps dans le métro.

Et si elles le quittaient à la prochaine station ? Ce serait trop bête. Elles son parfaites, jeunes, pleines de vie. Exactement ce qu’il me faut. Tant pis. Je ne cours pas le risque. Je n’ai qu’à toussoter discrètement pour leur envoyer mon virus mortel sans qu’elles le remarquent.

vendredi 1 mai 2009

Marché aux puces

Encore un qui passe sans même me jeter un regard. Je ne parle pas de s'arrêter. Non. Un simple regard. Quelle déchéance!

Quand je pense à mes débuts. Il m'avait choisi avec soin. Il avait longuement caressé ma reliure de cuir. J'avais tellement senti dans cette caresse la pensée d'une autre caresse. Il avait glissé son nez effilé entre mes pages, vierges encore de tout regard, pour s'emplir du grain et de l'odeur grisante de mon intimité. Là aussi j'ai compris qu'il ne pensait pas qu'à moi et ça m'a ému pour cette jeune fille que je ne connaissais pas encore et à qui j'étais destiné. Nous les livres on est comme ça. Discrets, fidèles, secourables, on partage la vie des hommes nos propriétaires sans éprouver à leur égard la moindre jalousie. Et nous, les livres de cuisine, à l'époque, je parle d'avant la première guerre mondiale, on savait qu'on allait inspirer de très jeunes femmes. On ne se posait pas la question du reste. Maintenant c'est différent parce que nos jeunes confrères sont pour les hommes aussi. Ce n'est pas plus mal du reste.

Au sortir de mon emballage de papier de soie elle m'a regardé sous toutes les coutures. Elle m'a ouvert délicatement pour ne pas me faire de mal en riant de ses belles dents brillantes. Elle a lu le titre de la première recette sur laquelle elle est tombée. Je m'en souviens après près d'un siècle. C'était le veau Marengo. Il l'a alors embrassée furtivement sur la joue, au coin de la lèvre. Ils ont tous les deux rougi, n'en revenant pas de leur audace. Heureusement que madame Vertaud, sa mère à elle, ne regardait pas de ce côté, ou alors elle a fait semblant de ne rien voir. En tout cas c'est avec elle que sa fille a commencé à m'utiliser. J'avoue que j'ai aimé ces moments où ensemble dans la grande cuisine elles lisaient mes recettes. C'était une occasion idéale pour la mère de parler à sa fille non seulement de cuisine mais également des hommes, de leurs étranges appétits, de la manière dont venaient les enfants. Je dois reconnaître que ça m'a ouvert l'esprit, à moi qui était plutôt tourné côté fourneau.

Bien sûr après leur mariage ils m'ont emmené dans leur nouvelle maison. Et là, ça a été du bonheur jusqu'à ce que monsieur soit tué à la guerre. Il a été tué au tout début. Madame a souvent dit par la suite qu'au moins il n'avait pas connu l'horreur des tranchées. Je l'ai entendu le dire alors que j'étais déjà depuis quelques temps oisif, rangé dans les petits rayonnages à droite de la cheminée. Je comprenais bien que les plats savoureux mitonnés avec amour pour monsieur, les dîners avec les relations de monsieur, c'était bien fini. Et je voyais madame, la délicieuse madame, enfermée dans sa solitude et son chagrin.

Je vous l'ai dit tout à l'heure, nous les livres on n'est pas jaloux. On n'est pas jaloux mais on est parfois amoureux. J'espère que vous n'allez pas vous moquer de moi si je vous dis que de madame j'étais terriblement amoureux et de la voir perdre insensiblement son parfum de fleur ça me serrait le coeur. Surtout quand je la voyais se réanimer les jours où ses neveux venaient pour le goûter. Alors je reprenais du service au chapitre des pâtisseries et c'était une joyeuse animation dans la cuisine. Parfois même ils préparaient le gâteau avec madame. Quelle misère la guerre!

Et puis les neveux ont grandi. On ne les a plus vus, en tout cas à la cuisine. Madame s'est éteinte, doucement, comme elle avait vécu. L'amour de ma vie! Et moi j'ai été transféré en héritage à un de ses neveux. Un notaire. J'ai peine à croire qu'il ait pu être à un moment de sa vie un enfant aux cheveux ébouriffés déboulant dans la cuisine de madame pour demander un verre d'eau. Ce qui l'a intéressé chez moi c'est le dos de ma reliure. Il l'a fait nettoyer, pensez, toutes ces années dans une cuisine! Et puis il m'a rangé dans la grande bibliothèque vitrée de son étude à côté de la Géographie de Lavisse.

Jamais personne n'a fait attention à moi mais j'en ai appris, dans cette étude de notaire, sur l'être humain. Tiens, un jour il faudra que j'écrive mes mémoires.

Mais, mon dieu, ce jeune couple qui s'approche en se tenant par la taille. Comme ils ont l'air sympathique. Mais c'est qu'elle a les yeux verts! Et ce sourire! Si seulement ils pouvaient ...