dimanche 7 juin 2009

Séville

-Madame, le français ça me gave.

Je ne pensais pas en disant ça que j’allais déclencher la troisième guerre mondiale. Madame Alison m’a regardé avec des yeux bizarres. Comme si elle allait tomber dans les pommes. Ou comme si elle avait vu le diable. Oui, c’est ça, le diable. Comme dans les films à la télé où on fait des signes de croix dès qu’on entend ce nom. Je vanne mais pas sûr. On dirait qu’elle a fait un signe de croix. Dans cette école de curés où m’ont collé mes parents c’est bien possible. Et puis elle m’a fait :

-Si votre père entendait ça, qu’est-ce qu’il en dirait ? Et votre maman ?

J’ai pas eu le réflexe de lui dire qu ‘elle n’avait qu’à pas leur en parler. En fait j’ai dit que le français ça me gave pour être sympa avec elle. Pour pas dire que c’est une affaire personnelle entre elle et moi. Et qu’en plus elle est nulle. C’est vrai quoi, c’est pas parce que mon père a été son prof à la Sorbonne et qu’il écrit des bouquins chiants de littérature comparée qu’elle doit me gonfler à tout moment avec ça. J’aime lire. Des auteurs de science fiction comme Pierre Bordage ou les américains déjantés du Diable Vauvert. Point final. Pas les ennuyeux du programme qui sont morts depuis des siècles.

Normalement les darons ils n’auraient jamais dû en entendre parler. Ou bien ils auraient me passer une soufflante une bonne fois. Au lieu de ça ils ont pris la chose au tragique. Ils se sont fait un cinéma ! Soi-disant j’aurais mal vécu le fait qu’ils m’aient confié à grand-mère pendant les quatre mois du semester de visiting professor de papa à Stanford. S’ils savaient comme grand-mère est cool. Irène pouvait venir dans ma chambre. Franchement ça m’a reposé de leurs prises de tête. Maman s’est crue obligée de me dire qu’elle savait que j’étais aussi doué que mon père. Peut-être même plus pour certaines choses. Ça m’a gêné qu’elle me dise ça et je n’ai pas pu m’empêcher de ricaner. Heureusement elle n’a pas fait attention.

Et du coup, pour compenser comme ils disent, ils m’ont embarqué à Séville pour le week-end de Pentecôte alors que le plan initial c’était que je reste peinard à Paris chez grand-mère à réviser mon brevet. Tu parles, le brevet. J’aurais surtout pu voir Irène et les potes.

- Tu te rends compte ? A Séville ! Tous les trois !

Ils me prennent pour un débile ou quoi ? J’ai tout de suite vu le piège du week-end merdique. Séville c’est l’horreur, je vous raconte pas. Et épuisant avec ça. Le seul truc que j’ai trouvé de marrant à faire avec les darons c’est d’essayer de deviner en douce quel genre de culottes portent les femmes sous leurs jupes ou leurs pantalons. Mais même ça j’en ai eu vite marre. J’ai pas flairé des masses de strings chez les espagnoles. Maintenant je suis là avec eux à me faire chier à la terrasse d’un café en attendant les churros du petit déjeuner.

Tiens cette femme qui marche dans la rue. Pas mal. Putain le balancement de son collier passe et repasse sur son sein droit. C’est pas possible ! J’hallucine ! C’est comme si le collier n’arrêtait pas de lui caresser le téton. En pleine rue. Au secours ! Je vais devenir fou ! Ouf, elle est passée. Dommage. Je peux pas me retourner pour la suivre des yeux ; Maman est juste en face de moi. Il vaut mieux changer d’air. Et ce type assis de l’autre côté de la rue avec une fille dont je ne vois que le dos ? Il me ressemble un peu. Non ? Il est très grand. Bien plus que moi. Il doit avoir dans les vingt-cinq balais. Je vais bien finir par faire ma poussée. Papa et maman sont plutôt grands. A quatorze ans se faire appeler bouboule c’est gavant. Il a l’air vachement sympa, à l’aise dans ses baskets. C’est sûr que sa meuf, elle doit être canon. De dos elle paraît super bien roulée. Le salaud. Il ne doit pas se gêner pour lui demander de porter des strings. Rien que d’y penser ! D’ici j’entends pas ce qu’ils se disent mais la nana a l’air super intéressée. Il rigole et je sens qu’elle aussi. Ils doivent être français. Ils ont l’air de bien s’amuser. C’est sûr qu’avec une nana comme ça t’as de quoi voir la vie en rose. Il prend la vie du bon côté, c’est sûr. J’aimerais être comme lui plus tard. Il doit avoir une bonne gâche. Pas prof de fac en tout cas. Gagner pas mal de pognon. Il se lève pour aller commander des churros. Je vais pouvoir le voir de plus près. Ouhahou !!! Ses godasses ! Trop classe ! C’est sûr qu’il a de la tune. Suffisamment pour partir en week-end avec sa gonzesse quand il veut. C’est vrai que Séville ça doit être super sympa avec toutes ses petites rues étroites, ses maisons colorées. Pas trop de soucis. Pas d’enfant. Je sais, parfois je suis chiant. Dans la cathédrale il doit lui montrer des détails du grand retable. Vachement intéressant. Et l’Alcazar avec ses cours, ses fontaines et ses jardins. Pas possible les pelles qu’il lui roule en profitant des escaliers obscures de la Giralda. Devant tant de merveilles ils se serrent plus fort la main. Elle lui glisse à l’oreille qu’elle a hâte qu’ils rentrent dans leur chambre pour faire la sieste. Ils ont une super chambre mignonne dans un petit hôtel dans le quartier historique. Comment il s’appelle déjà ? Santa Cruz. Pas cette horrible chambre triple dans l’hôtel Santa Lucia qui est à dache. Beurk ! Je me demande comment ils ont pu dégoter quelque chose de si vieillot. Eux au moins, c’est pas le genre à se pourrir la vie pour cent ou deux cents euros de plus. C’est comme à Paris ils doivent pas habiter derrière Montmartre mais près du Bois de Boulogne. Le week-end il joue au tennis à Roland Garros. La semaine il voyage. Pas pour donner des cours minables à de futures madame Alison. Pour faire des choses fun. Pour faire des affaires. Pour construire des trucs. Je le verrais bien architecte. Dans le monde entier. Avec son casque sur les chantiers. Habillé de clair il montre du doigt à tout le monde ce qu’il faut faire. Le soir il plonge dans la piscine à l’eau de mer de l’hôtel. Genre James Bond. Un serviteur lui apporte sur un coussin un téléphone pendant qu’il se repose au soleil. C’est sa nana. Elle a hâte qu’il revienne. Elle lui promet des gâteries. Putain, trop fort ! Il rit et ses dents son très blanches et brillantes. C’est décidé je prends émail diamant et tant pis pour maman qui dit que ça raye les dents. La meuf lui raconte ce qu’elle fait. C’est vrai qu’elle doit être canon. Une bonne situation aussi. Pas infirmière qui a arrêté pour élever son gosse et accompagner son mari comme maman. Plutôt dans la pub ou quelque chose comme ça. J’aimerais trop qu’elle se lève et qu’elle vienne vers nous pour pouvoir la mater. Trop bonne ! Je suis sûr qu’elle a les yeux verts. Et ce sourire ! Ces loloches ! Je vais mourir. Elle me regarderait. En fait c’est lui qui serait français et elle américaine. Elle dirait à mes parents que son compagnon ne se sentait pas très bien. Qu’il devait immédiatement retourner en France. Qu’elle avait besoin d’un guide pour l’accompagner dans la visite de Séville. Que ça me permettrait de faire d’énormes progrès en anglais. C’est sûr qu’avec toutes les visites que je me suis fadées avec mes parents je pourrais faire un super guide. Mes parents seraient d’accord. Ça tombait bien. Ils en avaient un peu marre de Séville et ils avaient envie de passer leur dernière journée à se reposer à l’hôtel. Ils se proposeraient pour raccompagner son compagnon jusqu’à l’aéroport. La meuf me prendrait la main pour qu’on ne risque pas de se perdre dans la foule. Son mec a vraiment l’air d’un con. Je lui ai tout de suite plu. Elle est définitivement lasse des bellâtres.

- Je ne sais pas ce que tu as en ce moment à toujours faire la gueule. Mange donc tes churros, ils vont être froids.

La plaie ! Le temps que je mette le nez dans mon assiette, ils sont partis sans que je m’en rende compte.

- Vite les parents, on y va. Il ne reste qu’une journée pour bien profiter de Séville !

dimanche 24 mai 2009

La tomate

Au fond c’est peut-être bien la peur qui réveilla Ricardo. Lui-même n’en savait rien. Depuis l’âge de quatorze ans qu’il avait fait toutes sortes de métiers dans toutes sortes d’endroits, autour de la Méditerranée, il n’avait guère eu l’occasion de se pencher sur ses sentiments ; et ce n’était pas à l’orphelinat des Frères, où il avait passé les premières années de sa vie, qu’il avait pu apprendre à se connaître. Il était arrivé à la soixantaine tout cabossé du corps et de l’âme, trop fatigué pour continuer à travailler. Par chance il avait été pendant plus de quinze ans marin sur différents navires génois et il pouvait toucher une maigre pension. Il avait décidé de s’éloigner de la mer et il s’était loué une chambre de bonne au dernier étage d’un ancien palais près du centre historique de Florence. Florence était peut-être la ville où il était né, car c’est là qu’on l’avait trouvé, bébé abandonné âgé de quelques semaines. C’était en tout cas la ville où il voulait mourir. En attendant cette inéluctable échéance il menait une vie grise et terne dans cette ville aux couleurs vives chargée d’histoire. Il menait, ou plus exactement, il avait mené car depuis un peu plus d’un an son existence avait changé. Et décidément oui, c’était cette peur-là qui l’avait réveillé si tôt ce matin-là : pour la première fois de sa vie il avait quelque chose à perdre. Je veux dire quelque chose de vraiment important. Pas seulement un mouchoir ou un porte-monnaie.

Pour la première fois depuis un peu plus d’un an qu’ils se connaissaient, et depuis neuf mois qu’ils faisaient l’amour, Sandra l’avait invité à rester chez elle, à passer non seulement la nuit avec elle mais toute la journée du samedi et du dimanche. Et elle l’avait fait parce que ce dimanche serait celui de la fête des mères et que le fils de Sandra viendrait dès le samedi midi de Rome avec sa femme pour la fêter. Sandra voulait que son fils apprenne ainsi qu’après son veuvage elle avait un nouvel homme dans sa vie. C’est ainsi que Ricardo avait pu mettre des mots sur ce qui se passait entre Sandra et lui : il était l’homme de la vie de Sandra. Et c’est pourquoi l’angoisse l’avait réveillé, ce premier matin dans la chambre de Sandra.

Sandra ! Elle n’était pas beaucoup plus jeune que lui, la bonne cinquantaine, mais elle semblait appartenir à une autre planète. Elle était si belle, si bien habillée ! Elle était si intelligente et si instruite. Elle était professeur d’italien dans un collège religieux de garçons. Elle vivait dans un grand appartement au premier étage d’un bel immeuble qui donnait sur une place interdite à la circulation. Son mari avait été banquier, elle appartenait à un milieu qui pour Ricardo n’était pas même mystérieux, plutôt complètement insoupçonné. Ils s’étaient rencontrés sur le marché où il allait aller acheter la tomate d’une espèce particulière, une cœur de bœuf, qu’il mangeait pour son petit déjeuner sur un croûton de pain qu’il salait et arrosait d’huile d’olive quand c’était la saison. C’était une habitude qu’il avait prise depuis qu’il avait été serveur tout un été dans un hôtel du sud de la Crète. Sandra attendait derrière lui d’être servie et elle lui avait demandé ce qui caractérisait cette variété de tomates. Il avait été très embarrassé pour lui répondre. Mais de semaines en semaines ils s’étaient rencontrés sur le marché à la même heure, celle où Sandra avait fini ses cours. Il avait appris qu’elle avait essayé la cœur de bœuf mais que, décidément, elle n’aimait que les tomates cuites. Et puis un jour, sans savoir pourquoi ni comment, ils s’étaient retrouvé à déjeuner l’un en face de l’autre dans une trattoria au coin du marché. Ricardo se souvenait qu’ils avaient commandé tous les deux des tripes. Et c’était devenu un rite entre eux sans qu’ils n’aient rien eu à se dire. Quelques temps plus tard elle montait à pied derrière lui les cinq étages qui menaient à sa mansarde.

Ricardo était si peu habitué à être heureux que lorsqu’il pensait à Sandra ce n’était ni de la joie ni du désir qu’il éprouvait mais une sorte de souffrance douce qu’il ne connaissait pas et qui lui était infiniment précieuse. Comme si les canaux dans lesquels circule habituellement le bonheur étaient chez lui si obstrués qu’ils en devenaient douloureux. Une seule fois il avait osé s’imaginer que cette femme, avec qui il faisait régulièrement l’amour et passait de grands moments paisibles à l’écouter parler de sa vie, pouvait avoir un certain attachement pour lui. Il avait immédiatement chassé cette idée à peine exprimée. Au fond de lui il avait peur par sa folie de tout gâcher. A partir de ce moment il essaya, en vain, de ne plus penser sans cesse à Sandra. Comment allait-il pouvoir faire le jour où le rêve dans lequel il vivait serait dissipé ?

Ricardo profita de la lumière qui entrait par les fentes des volets pour regarder Sandra. Elle était tournée de l’autre côté et le rythme de sa respiration était paisible. Il voyait ses fins cheveux gris qui bouclaient sur sa nuque. Il avait envie d’y poser ses lèvres. Mais il ne fallait pas. Il se sentait oppressé. Sandra si près de lui, si loin. S’il avait su il aurait pleuré. Comme il ne savait pas il sentit qu’il devait mourir. Pas mourir d’un coup, pas mourir brutalement, non, mourir en s’effaçant. Le fils de Sandra qu’il devait rencontrer aujourd’hui était un homme instruit, un avocat. Ce n’était pas possible. Pas lui, Ricardo ! Pas lui et Sandra ! Ce nom ramenait tout son sang à son cœur. Les extrémités de ses doigts lui faisaient mal. Un grand blanc envahissait son esprit. Il ne partirait pas comme ça, comme un voleur. Il lui dirait tout à l’heure. Les mots, c’était toujours un problème pour lui mais il trouverait les mots. Ou Sandra comprendrait. Elle comprenait tout.

Ricardo se sentit mieux, plein d’une triste résolution. Il s’arracha, en fermant les yeux et en serrant les dents, au lit dans lequel il avait dormi pour la première fois. Il valait mieux attendre Sandra à la cuisine. Il serait plus à l’aise dans cette pièce qu’au salon empli de bibelots pour lui indéchiffrables. Même si les luxueuses casseroles de cuivre qui pendaient l’étonnaient, il en comprenait du moins l’usage.

En ouvrant le réfrigérateur pour chercher une tomate pour son petit-déjeuner Ricardo vit, à l’écart des tomates à cuire placées en vrac dans le compartiment à légumes en bas du réfrigérateur, mais au contraire trônant solitaire sur le plus haut rayon, posée sur une assiette blanche et dorée, une unique et magnifique cœur de bœuf. Il prit l’assiette comme les prêtres de son enfance prenaient le Saint Sacrement. Il fut surpris de voir que sa matière laissait passer un peu de lumière et réfléchissait la couleur rouge de la tomate. Peut-être bien qu’il n’avait jamais rien vu d’aussi beau.

Et c’est Sandra qui, le trouvant attablé, sanglotant devant l’assiette à la tomate, posa ses lèvres sur sa nuque épaisse aux cheveux blancs rasés de près.

vendredi 8 mai 2009

Sortir d’hôpital

Je me sens mieux. Tout est relatif bien sûr. Tout de même c’est bigrement agréable d’avoir fini par pouvoir sortir de cet hôpital prison ! C’est quand même curieux de penser qu’on puisse avoir une telle satisfaction à prendre le métro. Les gens autour de moi dans la station ne semblent pas s’en rendre compte. Personne ne sourit. Comme s’ils avaient peur. Pourtant, le seul ici qui ait le droit d’avoir peur de mourir, c’est moi et je suis ravi d’être là. Je ne souris pas non plus, remarquez. Mais j’ai l’excuse de ma mauvaise mine.

Voilà, le métro arrive. C’est agréable de le prendre aux heures creuses. Il y a de la place. On a le choix. Pas sur les strapontins. C’est trop inconfortable. Et puis j’ai besoin d’avoir des gens en face de moi après toutes ses journées d’isolement. Pas en face de ce petit vieux et de cette petite vieille. Eux non plus n’ont peut-être plus longtemps à vivre. Et cet homme là-bas avec ses habits défraichis, sa barbe mal rasée ? Il doit pas mal galérer. Pas terrible pour le moral d’avoir ça comme spectacle. Alors ces deux filles là-bas qui parlent fort ? Ce sera un vrai bain de jouvence !

Superbes ces filles. Ce sont de vraies caricatures avec leurs yeux trop maquillés, leurs corps boudinés, leurs grosses jambes dans des bas résilles. Et sympa avec ça. Elles n’hésitent pas à débiter leurs petites histoires devant moi. Ça va me distraire, je vais me régaler. Ça y est, y en a une qui appelle son copain. J’espère qu’elles vont rester longtemps dans le métro.

Et si elles le quittaient à la prochaine station ? Ce serait trop bête. Elles son parfaites, jeunes, pleines de vie. Exactement ce qu’il me faut. Tant pis. Je ne cours pas le risque. Je n’ai qu’à toussoter discrètement pour leur envoyer mon virus mortel sans qu’elles le remarquent.

vendredi 1 mai 2009

Marché aux puces

Encore un qui passe sans même me jeter un regard. Je ne parle pas de s'arrêter. Non. Un simple regard. Quelle déchéance!

Quand je pense à mes débuts. Il m'avait choisi avec soin. Il avait longuement caressé ma reliure de cuir. J'avais tellement senti dans cette caresse la pensée d'une autre caresse. Il avait glissé son nez effilé entre mes pages, vierges encore de tout regard, pour s'emplir du grain et de l'odeur grisante de mon intimité. Là aussi j'ai compris qu'il ne pensait pas qu'à moi et ça m'a ému pour cette jeune fille que je ne connaissais pas encore et à qui j'étais destiné. Nous les livres on est comme ça. Discrets, fidèles, secourables, on partage la vie des hommes nos propriétaires sans éprouver à leur égard la moindre jalousie. Et nous, les livres de cuisine, à l'époque, je parle d'avant la première guerre mondiale, on savait qu'on allait inspirer de très jeunes femmes. On ne se posait pas la question du reste. Maintenant c'est différent parce que nos jeunes confrères sont pour les hommes aussi. Ce n'est pas plus mal du reste.

Au sortir de mon emballage de papier de soie elle m'a regardé sous toutes les coutures. Elle m'a ouvert délicatement pour ne pas me faire de mal en riant de ses belles dents brillantes. Elle a lu le titre de la première recette sur laquelle elle est tombée. Je m'en souviens après près d'un siècle. C'était le veau Marengo. Il l'a alors embrassée furtivement sur la joue, au coin de la lèvre. Ils ont tous les deux rougi, n'en revenant pas de leur audace. Heureusement que madame Vertaud, sa mère à elle, ne regardait pas de ce côté, ou alors elle a fait semblant de ne rien voir. En tout cas c'est avec elle que sa fille a commencé à m'utiliser. J'avoue que j'ai aimé ces moments où ensemble dans la grande cuisine elles lisaient mes recettes. C'était une occasion idéale pour la mère de parler à sa fille non seulement de cuisine mais également des hommes, de leurs étranges appétits, de la manière dont venaient les enfants. Je dois reconnaître que ça m'a ouvert l'esprit, à moi qui était plutôt tourné côté fourneau.

Bien sûr après leur mariage ils m'ont emmené dans leur nouvelle maison. Et là, ça a été du bonheur jusqu'à ce que monsieur soit tué à la guerre. Il a été tué au tout début. Madame a souvent dit par la suite qu'au moins il n'avait pas connu l'horreur des tranchées. Je l'ai entendu le dire alors que j'étais déjà depuis quelques temps oisif, rangé dans les petits rayonnages à droite de la cheminée. Je comprenais bien que les plats savoureux mitonnés avec amour pour monsieur, les dîners avec les relations de monsieur, c'était bien fini. Et je voyais madame, la délicieuse madame, enfermée dans sa solitude et son chagrin.

Je vous l'ai dit tout à l'heure, nous les livres on n'est pas jaloux. On n'est pas jaloux mais on est parfois amoureux. J'espère que vous n'allez pas vous moquer de moi si je vous dis que de madame j'étais terriblement amoureux et de la voir perdre insensiblement son parfum de fleur ça me serrait le coeur. Surtout quand je la voyais se réanimer les jours où ses neveux venaient pour le goûter. Alors je reprenais du service au chapitre des pâtisseries et c'était une joyeuse animation dans la cuisine. Parfois même ils préparaient le gâteau avec madame. Quelle misère la guerre!

Et puis les neveux ont grandi. On ne les a plus vus, en tout cas à la cuisine. Madame s'est éteinte, doucement, comme elle avait vécu. L'amour de ma vie! Et moi j'ai été transféré en héritage à un de ses neveux. Un notaire. J'ai peine à croire qu'il ait pu être à un moment de sa vie un enfant aux cheveux ébouriffés déboulant dans la cuisine de madame pour demander un verre d'eau. Ce qui l'a intéressé chez moi c'est le dos de ma reliure. Il l'a fait nettoyer, pensez, toutes ces années dans une cuisine! Et puis il m'a rangé dans la grande bibliothèque vitrée de son étude à côté de la Géographie de Lavisse.

Jamais personne n'a fait attention à moi mais j'en ai appris, dans cette étude de notaire, sur l'être humain. Tiens, un jour il faudra que j'écrive mes mémoires.

Mais, mon dieu, ce jeune couple qui s'approche en se tenant par la taille. Comme ils ont l'air sympathique. Mais c'est qu'elle a les yeux verts! Et ce sourire! Si seulement ils pouvaient ...

samedi 25 avril 2009

Le regard de l'autre

Ça fait des années que nous ne sommes plus ensemble mais restera l’homme qui m’a mise au régime et qui m’aura appris le regard de l’autre. Régime, regard de l’autre : je vous entends dire d’ici : « Oh là, là, Marie-Armelle on te voit venir ». Mais attendez donc, ce n’est pas si simple.
Notre histoire a commencé par une grosse colère. Je revenais de mon jogging hebdomadaire, prescription de mon généraliste pour m’aider à sortir d’un état pré-dépressif dû à de récentes déconvenues sentimentales. Je trottinais sagement sur mon trottoir et lui marchait dans le sens inverse, au milieu de la chaussée. Une voiture l’a dépassé, le conducteur a ouvert sa fenêtre, sans doute pour lui crier une bordée d’injures malgré sa longue canne blanche. Arrivé à sa hauteur je lui ai crié moi aussi qu’il était au milieu de la route et que c’était dangereux.
Comme il ne se passait rien je suis allé jusqu’à lui et je lui ai proposé de le ramener sur le trottoir. Il m’a demandé si j’allais jusqu’à la supérette qui était un peu plus loin et si je pouvais l’y conduire. J’avais du temps, je n’étais pas mécontente de pouvoir interrompre ma course. Je lui ai dit que oui. Il m’a pris le bras. Ce n’était pas la peine que je plie le bras, je pouvais le garder droit, m’a-t-il fait observer. Je l’ai regardé, il était bel homme.
Sur le trottoir étroit il a butté dans une petite borne. Il n’était pas très content puis nous avons croisé une dame avec un caddy bas à roulettes. Je pensais que la femme, voyant la canne blanche, allait s’écarter mais elle devait également compter sur moi pour éviter l’obstacle. Toujours est-il que la canne, je ne sais comment, s’est retrouvée enfoncée dans le caddy. L’homme s’est mis violemment en colère en faisant de grands gestes de sa main qui tenait la canne. Il l’a ainsi dégagée, sans toucher, heureusement la femme qui n’a rien dit.
L’homme a retrouvé son calme et il m’a expliqué que pour un aveugle comme lui le trottoir, rempli d’obstacles était plus dangereux que la chaussée. Nous étions arrivés à l’entrée du magasin et il ne souhaitait pas que je l’accompagne plus loin. Je n’ai pas pu m’empêcher de lui dire que marcher sur la chaussée, comme c’était le cas tout à l’heure était dangereux. Il s’est remis en colère : « Vous, les voyants vous ne prenez pas le regard de l’autre. Vous avez pourtant bien vu tout à l’heure que pour moi le trottoir est plein d’obstacles. Et en plus d’être aveugles vous croyez que nous sommes sourds parce que vous nous répétez les choses en criant. Je ne peux pas tout expliquer à tous les gens qui veulent me donner des conseils. Alors que quand on a besoin d’une aide il n’y a plus personne ».
J’étais touchée par sa colère car je sentais qu’elle venait de loin. Et en même temps j’étais piquée par sa réaction. Je lui ai dit que, certes, je lui avais donné un conseil en criant mais que j’avais aussi fait un détour pour l’accompagner. Il s’est radouci en disant que j’étais gentille. La semaine suivante je l’ai attendu au coin de la rue pour l’accompagner.
Le régime, il m’a demandé de le faire quand il est venu s’installer chez moi, après être tombé en s’étant pris les pieds dans ma nuisette qui trainait par terre. J’ai alors vécu une journée complète dans mon appartement, les yeux bandés, pour voir ce que ça faisait. Ce régime du regard de l’autre je ne l’ai jamais oublié. J’y repense parfois quand il y a quelque chose que je ne comprends pas chez quelqu’un mais surtout je tiens toujours mon appartement rangé pour le cas où, un jour, il reviendrait à l’improviste revivre avec moi.

vendredi 17 avril 2009

Feu d'artifices

Le conseil d’administration était là au grand complet. Pas un oncle, pas un cousin ne manquait. Mêmes les moins impliqués avaient fait le déplacement. L’heure était grave pour la société de mécanique familiale. On ne parlait pas encore de crise, bien au contraire, l’économie mondiale était en plein boum. Les produits fabriqués par la société, des pièces de forme pou les moteurs d’avions long courrier étaient de haute technicité et se vendaient auprès de tous les constructeurs avec de bonnes marges. Les secrets de fabrication résidaient dans des machines à commande numérique ultra sophistiquées que la société mettait au point elle-même.

Ce qui mobilisait tout ce beau monde ce n’étaient donc pas des décisions difficiles à prendre mais un changement de génération. Le président, l’oncle ou le cousin Gaston, selon les gens, avait décidé de prendre sa retraite et son gendre devait lui succéder. Il travaillait depuis deux ans dans la société et il avait concocté dans le plus grand secret un plan stratégique qu’il devait ce jour-là révéler aux administrateurs. Soit le plan était validé et il était nommé PDG soit, la société devait se chercher un nouveau projet et un nouveau président. En attendant l’équipe actuelle, Gaston et son gendre, expédieraient les affaires courantes, comme on dit en ce cas.

Il faut reconnaître que le plan stratégique avait fier allure : arrivée d’un partenaire chinois qui apporterait des capitaux pour doper la croissance, élargissement de la gamme de moteurs couverts, croissance du bénéfice pour arriver au taux fatidique de quinze pour cent. Les employés eux-mêmes n’avaient pas été oubliés : plan de qualification pour les salariés en place, embauche de jeunes, distribution d’actions gratuites.

Au début les administrateurs, surtout ceux qui étaient les plus éloignés du président et de son gendre, ont été un peu méfiants. Alors, sans être pour autant très compétents car ils avaient tous plus ou moins leur métier en-dehors de l’entreprise, ils ont joué leur rôle, ils ont posé des questions. Mais ce qui était impressionnant c’était que chaque question avait sa réponse sous forme d’une diapositive de courbes et d’argumentaires tout prêts qui donnait tous les éléments de réponse. Bien vite ça devint une forme de jeu. C’est à qui poserait la question la plus inattendue : « Et si le rouble était dévalué ?… » et tout de suite un graphique était projeté qui permettait au gendre de répondre.

Les administrateurs ravis se regardaient en hochant la tête. Le président était aux anges. Comme le dit le plus âgé des membres du conseil : cette présentation est un véritable feu d’artifice. Heureusement pour lui que personne n’entendit monsieur Durandin, le comptable, murmurer dans sa barbe : un feu d’artifices, oui, au pluriel.

Dans l’enthousiasme général le plan stratégique fut approuvé et le nouveau PDG nommé.

Six mois plus tard, comme vous l’aviez deviné, la société était déclarée en faillite et ses machines à commandes numériques démontées pour aller en Chine chez l’ex-associé.

vendredi 10 avril 2009

Au bout du fil

La route de campagne est agréable en cette fin d’après-midi de printemps. De temps en temps je jette un coup d’œil dans le rétroviseur à Benoît, mon petit bout de six ans qui, sagement, regarde défiler le paysage. Je soupire en songeant à toutes ces heures perdues dans cette ennuyeuse invitation. Je viens de prendre la direction de cette agence bancaire principale d’une ville moyenne de l’est de la France. Mon adjoint qui est là depuis des années, et qui a sensiblement le même âge que moi, a tenu à m’inviter un dimanche midi avec madame et les enfants. Il a fallu lui expliquer que de mon côté il n’y avait plus de madame. Pas la peine de lui dire qu’à la place il y avait un monsieur. De toute façon mon compagnon restait à Paris et on se retrouvait les week-ends grâce au TGV. Pour mon fils, il tenait absolument qu’il soit là car il avait deux filles presque du même âge que lui.

En repensant à la visite je m’étonne encore que des gens puissent se comporter comme ça. Les petites filles m’avaient fait la révérence pour m’accueillir. Leur mère qui, au bout de trois phrases m’avait dit qu’elle était fille de colonel, avait mis les petits plats dans les grands. Le repas avait été ennuyeux à mourir. Les enfants n’avaient pas le droit de parler avant le dessert. Heureusement Benoît s’était tenu coi. Sinon j’aurais dû prendre sa défense, ce qui aurait été bien embarrassant pour la suite de mes relations avec mon adjoint. Car celui-ci ne manifestait aucun sens critique sur la discipline surannée qu’imposait sa femme. Visiblement il n’en revenait toujours pas de l’honneur que lui avait fait une fille de colonel de le prendre pour époux. Il buvait littéralement ses histoires de jeunesse, qu’il avait pourtant dû entendre bien des fois. Pour moi qui avait fait mon service militaire comme deuxième classe, et ne connaissais ni le commandant Machin ni le colonel Truc, elles étaient dénuées du moindre intérêt. Comme j’aurais été mieux à me promener dans la forêt avec mon fils Benoît plutôt que de lui imposer ce supplice de l’immobilité et du silence.

Mais au fait qu’en avait-il pensé ?

- Benoît, comment elles étaient les petites filles ?
- Bien
- Tu ne t’es pas ennuyé ?
- Non, elles m’ont raconté des histoires très drôles.
- ???
- Tu connais la différence entre un téléphone et un Tampax ?
- Non- Je ne savais pas que le Tampax faisait partie du vocabulaire de Benoît et j’attends la suite avec beaucoup de curiosité.-
- Hé bien pour le téléphone on ne voit pas qui est au bout du fil.
- ??? – Je reste un instant atterré tellement je trouve cette histoire déplacée. Ce n’est pas parce que je vis désormais avec un homme que je ne considère pas le corps de la femme comme une terre sacrée-

Mon fils éclate de rire en regardant dans le rétroviseur si moi aussi je riais. Je souris faiblement pour lui faire plaisir.

- Au fait papa, c’est quoi un Tampax ?

A mon tour j’éclate de rire en pensant qu’après notre départ mon adjoint et son insupportable femme avaient dû se féliciter de l’excellente impression qu’avait certainement laissée sur moi l’excellente éducation de leurs filles. C’est sûr que si d’aventure je percevais la moindre allusion homophobe me concernant de la part de mon adjoint je saurais ressortir cette histoire.

Et de préférence en public.

dimanche 5 avril 2009

Impressions de début de week-end

Que fais-tu, prostré au bout du grand canapé de cuir noir, à la fin de cette semaine harassante ? Tu as fermé les portes de tes sens, tout absorbé par ton tumulte intérieur. Combien de temps pourras-tu résister à l’orage magnétique qui parcourt ton cerveau et tes nerfs ? C’est comme si tes os, tes chairs et ta peau n’étaient plus et que ne subsistait de toi que ce réseau nerveux soumis à un vent de sable qui, inexorablement, l’use. Cette infinie fatigue, cette lente et féroce abrasion, occupe tout l’espace de ton esprit. Pour sortir de ce maelstrom tu aspires à un de ces décrochés de la conscience analogue à la sensation qu’éprouve celui qui, descendant un escalier obscur, se laisse surprendre par la dernière marche dont il n’avait pas soupçonné l’existence. Tu aimerais finir de t’échapper de toi-même, mais tu ne le peux pas. Tu es arrivé, l’âme épuisée, au rebord de cette semaine qui a été pleine de sensations, de pensées et de sentiments comme une grappe de raisin aux grains si pleins et si serrés qu’il est difficile d’en détacher un seul. Tu es au seuil d’un week-end que tu aurais dû voir comme une rivière serpentant agréablement devant toi, brillant sous le soleil. Mais pour toi le temps s’est figé. Tu ne vois plus rien, tu n’entends plus rien, tu ne sens plus rien, hors les aigrettes électriques qui envahissent et saturent ta sensibilité. Tu es prisonnier d’un tunnel obscur et tu ne peux même pas concevoir la possibilité de faire le moindre geste, de penser la moindre parole. Tu ne peux même pas rêver à ce qui serait pour toi un exploit grandiose et bienfaisant, te lever pour aller t’étendre, à deux pas du canapé, sur le chatoyant tapis persan aux tons rouge et bleu sur lequel tu pourrais te dissoudre sans avoir même à faire l’effort de tenir une posture. Même cette idée d’une translation de quelques dizaines de centimètres pour mieux mimer ta mort est hors de portée de ton être secoué par cet orage intérieur. Allons ! Efforce-toi de distraire un peu de tes maigres forces de l’agonie que tu subis. Arrête de courber les yeux de ton esprit et regarde-toi, chétif tas de poussière aspiré par le vent du désert. Regarde toi attendre le moment de délivrance où le tas ne sera plus. Ou plutôt ne sois pas dupe, cesse de te cramponner à ta peur de la mort. Abandonne-toi sans réserve à cet océan de fatigue. Laisse-toi bouler comme une balle d’herbe sèche poussée de-ci de-là par les tourbillons d’une tornade. Ce silence, soudain l’entends–tu ? T’es-tu endormi un court instant ? Tu pourrais t’ébrouer, secouer le sable imaginaire resté dans les plis de ton vêtement. Tu préfères rester immobile encore, t’emplir doucement de la sensation toute neuve d’exister. Tu es un lourd bassin de pierre qu’emplit l’eau nouvelle d’une source qu’on croyait de longtemps tarie. Tu es le dégel de printemps sur la terre noire de Sibérie. Tu es le galop joyeux de l’eau qui envahit les rigoles d’irrigation du vieux Nil au premier jour de son annuelle résurrection. Tu es la fête des hommes rudes et pauvres qui célèbrent leurs noces avec la nature. Tu es toutes ces images volées à de vieux films dont tu as tout oublié de l’histoire. La vie à nouveau palpite au creux de ta poitrine. Tes narines s’arrondissent pour caresser l’air qui nourrit tes poumons. Tu cherches à capter l’exquise fraîcheur de l’air qui se glisse à la pointe de ton nez. Tu la tiens, tu t’en nourris. La pulpe de tes doigts retrouve par des frôlements imperceptibles la sensation chaleureuse du cuir sur lequel tu es assis. Tes yeux sont clos, recueilli que tu es sur ce qui s’élève en toi. Ton corps, ta chair, ta peau se reforment. Tu es nu, délicieusement nu. Nu sous tes vêtements qui n’existent plus, qui ne font plus obstacle à ta soif d’exister. Ton corps est plein, intact. Tu sais que dans peu d’instants tu te sentiras bander, un mouvement venu du plus profond de toi-même, un mouvement sans objet ni projet, une érection née du seul plaisir d’être. Tu es si sûr de cette force qui va te venir que tu n’as aucune hâte que cette profonde motion, cette efflorescence de ta vitalité, n’arrive. Tu n’as aucune hâte d’aucune sorte. Tu songes aux délices du lait à la température parfaite que tu savais faire sourdre en pressant entre ta langue et ton palais la péninsule d’une chair qui ne t’était pas si étrangère. Tu y songes et pourtant tu n’as plus de réels souvenirs. Simplement tes yeux se mouillent à la simple sensation procurée par les légers mouvements de ta langue. Tes yeux toujours clos voient le flanc haletant d’un chien qui reprend souffle, couché sur le côté, les pattes raidies par la fatigue. Ils imaginent aussi la grande enveloppe de toile blanche d’une gigantesque montgolfière en train de se remplir d’air chaud. Ils suivent en imagination l’ascension du ballon. Ils le savent lentement s’élever et rester comme un point fixe dans le ciel. Tu penses à tes rêves si fréquents où tu voles en brassant l’air résistant de tes bras solides. Des rêves si fréquents et si convaincants que tu te demandes parfois si ce n’est pas eux qui disent la réalité. Tu fais ton premier mouvement. Tu penches ta tête en arrière. Tu aimes cette sensation d’étirement, cette impossibilité de déglutir. Tu aimes sentir l’arrière de ton crâne appuyé au mur. Tu te vois à distance. Tu ressens un frisson de plaisir. Tu laisses un filet de salive s’écouler d’un coin ce ta bouche entrouverte. Tu te complais dans cet abandon de l’habituelle maîtrise. Comme si tu étais ivre, ou innocent. Tu retrouves le redoutable Narcisse de tes quinze ans, le jeune fauve aux dents coupantes qui ne savait pas encore aimer. Tu dis adieu à son insouciance et à sa cruauté. Tu reprends pied dans ta vie présente. Tout à l’heure tu auras faim, tu sortiras d’un bond de ta prostration. Tu avanceras à nouveau vers les défis et les conquêtes de ton âge, l’étoile au front, le sourire légèrement ironique aux lèvres.

samedi 4 avril 2009

En quittant Bassorah

« Amenez les couleurs »

C'est la dernière fois que le caporal Tim Barton au garde-à-vous regarde l'Union-Jack, le drapeau britannique aux couleurs rouge, blanc, bleu et noir, descendre dans le ciel d'Irak. Cette nuit sa compagnie quitte Basra, et cette fois-ci, c'est pour ne plus y revenir. Le premier ministre, un type sérieux, un écossais, a annoncé que d'ici la fin de l'année ce serait fini pour tout le monde.

Le caporal Tim Barton n'a que vingt-quatre ans mais ces longs mois de guerre l'ont prématurément vieilli. En rompant les rangs il pense aux histoires racontées par les vieux sous-officiers qui avaient été là au début, la guerre triomphale contre les troupes de Saddam, l'accueil chaleureux de la population chiite et puis, bientôt, la tension, la haine. Les patrouilles dans les rues jaunâtres où la mort pouvait venir de nulle part, de cette gamine qui vous souriait en agitant la main, d'un tireur embusqué, d'une mine bondissante cachée dans la poussière au coin d'une maison. Toujours être aux aguets, se méfier de tous mais toujours sourire, ne jamais montrer sa peur. On n'est pas les américains à rester enfermés dans nos véhicules blindés, gueulait le sergent Elwis quand ils débarquaient pour une patrouille à pied.

Ça ne l'a pas empêché de se faire descendre, pauvre sergent Elwis. Comme tant d'autres, comme John Gardner, le grand copain de Tim.Ils avaient grandi dans le même quartier d'Aberdeen, ils avaient fréquenté la même école, le même club de foot, ils s'étaient engagés le même jour. John connaissait la fiancée de Tim, Grace, qui est caissière chez Tesco. Tim et John c'était vraiment à la vie à la mort. Ils s'aidaient mutuellement à supporter ce qu'il y avait de plus dur ici, l'ennui des interminables journées passées à attendre au cantonnement sans pouvoir rien faire, sauf boire de la bière au foyer, et parler du pays avec John. Après la mort de John il n'y avait plus eu que la bière.

Dans l'avion du retour qui survole maintenant l'Italie Tim Barton repense une fois de plus à la femme, dans le nord, quand sa compagnie était partie appuyer les américains. Ça bardait! Ils s'étaient retrouvés seuls, John et lui avec cette femme et sa petite fille dans sa maison. Après, hé bien après, ils auraient pu tuer la femme. Peut-être qu'elle aurait préféré. Elle pleurait en silence dans ses grands voiles noires. Ils entendaient crier sa petite fille qu'ils avaient enfermée dans le placard. Mais ils sont partis comme ça, comme des voleurs. Tim n'est pas très sûr, mais il a bien l'impression que John, avant de partir, a demandé pardon à voix basse, en anglais. Et puis ils n'ont plus rien dit. Il s'agissait d'éviter de se faire descendre et de retrouver les copains. Seulement à un moment, sans que Tim lui demande rien, John a dit: « Bah, c'est la guerre ». Et deux jours après il s'est fait tuer bêtement, en commettant une faute grossière, lui si prudent d'habitude.

Cette histoire, il vaut mieux l'oublier. Plutôt rêver à Grace, ses yeux couleur paille, sa peau si blanche, si douce avec ses tâches de rousseur qui forment des îles, la chaleur de son cou. Bientôt, et pour longtemps. Ah, rien que d'y penser!

Et puis les parents de Tim. En attendant que leur fils et Grace trouvent un appartement pour eux ils les logeront dans la mansarde que le père de Tim a aménagée avec un réchaud et un petit réfrigérateur. Il pourra aller en vélo à la caserne. Il prendra des cours pour passer sous-officier. Tim aime bien ses parents, il sait qu'ils l'encourageront et qu'ils surveilleront le ventre de Grace dans l'espoir d'un petit enfant.

Le caporal Tim Barton a peur.

dimanche 29 mars 2009

L'anniversaire

Ils sont là. Toute la famille réunie, engoncés chacun dans sa propre détresse, comme des oiseaux tombés du nid, autour du gâteau, des six bougies de l’anniversaire de Donatien. Six ans qu’il est arrivé parmi eux, qu’il a déclenché la tempête, qu’il a déchiré leurs certitudes. Cet enfant différent. Il est là, au milieu d’eux. Il tape avec ses mains contre la table. Ils veulent lui faire un rempart de leurs corps contre la dureté du monde, contre les regards apeurés ou apitoyés. Ils ont besoin de se tenir chaud autour de lui, le père, la mère et le frère et la sœur, adolescents.
Ils ont tous mal.
La mère se souvient des anniversaires de ses autres enfants. Les petits amis, les cavalcades dans la maison, les paires de bottes qu’il fallait enfiler à tout le petit monde pour aller jouer au jardin après le goûter, les parents qui venaient chercher leur enfant à la fin de la journée, les discussions avec eux sur la maîtresse autour d’un verre d’orangeade ou d’une tasse de thé. Il était de bon ton de se plaindre de son enfant, de louer ceux des autres.
Le père pense qu’à six ans Donatien a déjà décroché à l’école et qu’il parle à peine. Il se dit qu’il ne sait pas comment il va pouvoir continuer à être scolarisé. Il ne sait pas trop comment s’y prendre avec lui. Il a peur de ne pas savoir l’aimer.
Le grand frère qui commence à se raser la barbe aimerait bien que Donatien ne soit pas aussi important pour lui. Il aimerait être assez fort pour casser la figure de tous ceux qui se moquent de Donatien. Il aimerait surtout que son petit frère ne fasse plus jamais pleurer sa mère.
La grande sœur qui est encore gênée par ses jeunes seins rêve de partir sur une île déserte avec son petit frère. Elle le tiendrait dans ses bras tout le temps où il ne se sentirait pas bien. Elle lui apprendrait à se débrouiller. Quand il n’y arriverait pas ça n’aurait pas d’importance. Elle s’occuperait de tout.
Donatien finit par comprendre qu’il faut souffler les bougies. Il s’y prend à trois fois mail il montre sa joie. On dirait que même le père a des larmes d’attendrissement aux yeux quand le frère et la sœur de Donatien sortent le cadeau surprise qu’ils ont acheté avec leur agent de poche : une grosse coccinelle en plastique qui roule en bougeant ses yeux et agitant ses antennes en ressorts. Donatien bat des mains et pousse des cris de joie.
Soudain ils éprouvent tous la même joie que Donatien. Une joie qu’ils ont l’impression d’avoir volée.
Une joie dont ils ne savent pas encore que c’est une joie d’humanité, une joie à partager.

samedi 21 mars 2009

Luxe, calme et volupté

Cette nuit j'ai mal dormi.

Est-ce à cause des huîtres et du champagne dont je me suis gavé hier soir?

Est-ce le regret de ne pas avoir trouvé à écrire le texte commandé sur le thème « Luxe, calme et volupté »?

Mais les idées me fuient comme des naïades effarouchées.

Je cherche autre chose qui a pu me frapper dans ma journée passée.

Je me lève et saisis à tâtons mon cartable pour ne pas réveiller celle qui dort à mes côtés.

Sorti de ma chambre je déplie la revue lue ce matin dans le métro.

« Mr Ravallion de la Banque Mondiale pense que 65 millions de personnes vont tomber au-dessous du seuil de pauvreté de 2 dollars par jour cette année, 12 millions de plus que ce qu'il prévoyait il y a un mois; 51 millions tomberont au-dessous du seuil d'absolue pauvreté qui est 1,25 dollars par jour, contre 46 millions prévus le mois dernier ».(d'après The Economist édition du 14 au 20 mars)

Qui sont-ils, ces hommes, ces femmes, ces enfants?

Quelles sont leurs histoires, leurs craintes, leurs espoirs?

Ont-ils des projets?

Quelles sont leurs souffrances? Quelles sont leurs joies?

Quelles sont leurs paroles? Quelles sont leurs voix?

Luxe, calme et volupté.

vendredi 13 mars 2009

L'hypothèse de Riemann

Le Monde édition datée du 13 mai 2013 : « Une équipe du MIT lève un mystère qui a intrigué les mathématiciens depuis plus de cent cinquante ans (Corresp. Particulière). Après plusieurs années d’un travail acharné et grâce à la mise à la mise en parallèle des trois plus gros ordinateurs mondiaux : un américain, un russe et un européen, l’équipe du professeur Pafroaôzieu du MIT a réussi à confirmer l’hypothèse de Riemann. Rappelons, sans rentrer dans des détails trop fastidieux, que Riemann lui-même avait écrit à l’académie de Berlin ne pas être en mesure de démontrer sa célèbre hypothèse. Une légende tenace, sensée reposer sur une confidence de Riemann sur son lit de mort, selon laquelle il aurait finalement réussi à démontrer son hypothèse a longtemps circulé. On n’a toutefois jamais pu trouver la moindre indication en ce sens dans ses papiers posthumes … »
Frau Hauptkopf soupira en pénétrant dans la chambre qu’elle louait à Herr Professor Bernhard Riemann. Elle en avait vu de toutes sortes depuis qu’elle avait dû se résigner, en raison d’un veuvage précoce, à louer des chambres de sa grande maison de Göttingen à des étudiants et des jeunes professeurs de l’université. Mais une chambre aussi pleine de désordre, de pagaille même, elle n’en avait jamais vue. Il faut dire qu’un locataire comme Herr Professor Riemann elle n’en avait jamais vu non plus. C’était le plus doux, le plus poli des êtres mais complètement désarmé face aux exigences de la vie matérielle. C’était comme si tous les objets se donnaient en permanence le mot pour rendre sa vie plus difficile. Avec lui les manches des casseroles d’eau bouillante tournaient régulièrement, les verres de vin pleins se renversaient systématiquement, les pans de chemise s’évadaient habituellement des culottes. Ce n’était pas que Herr Professor Riemann fût maladroit. Non car même la plus grande des maladresses a ses bornes. En fait Herr Professor Riemann était en guerre permanente avec les choses. Et bien sûr cette guerre, les choses la gagnaient facilement. Trop facilement même. Alors Frau Hauptkopf qui avait gardé un cœur généreux faisait ce qu’elle pouvait pour faciliter la vie du pauvre Herr Professor Riemann. Elle lui préparait ses repas, elle lui repassait son linge. Il était chaque fois confus et il la récompensait généreusement. Et pour elle le bénéfice était double car elle évitait également qu’un réchaud resté trop longtemps allumé dans sa chambre ne finisse par mettre le feu à la maison ou qu’un fer à peine sorti de son support de charbon de bois ne tombe sur le parquet où il ferait immanquablement une marque noire.

Cette fois-ci il ne s’agissait pas de nourriture ou de vêtements mais de quelque chose de plus grave, quelque chose qu’en temps normal Frau Hauptkopf n’avait absolument pas le droit de faire. Elle s’y était risqué une fois, une seule fois, au début, et elle avait alors vu le doux, le pacifique Bernhard Riemann, il n’était pas encore Professor, se transformer en tigre enragé. « Jamais, vous m’entendez jamais, Frau Hauptkopf, avait il assené d’une voix effrayante, blanche de rage, vous ne devez toucher mes papiers. Jamais, sous aucun prétexte ». Frau Hauptkopf avait été tellement impressionnée qu’elle s’était jusqu’à présent tenu scrupuleusement à la consigne donnée. Elle avait pris l’habitude de faire le ménage entre les papiers qui jonchaient le petit bureau de bois blanc, le lit et souvent le sol. Mais là c’était différent. Herr Professor Riemann venait de partir un mois en Italie pendant les vacances universitaires pour se reposer les poumons. La chambre s’offrait, désarmée, sans défenseur, à la rage de rangement de Frau Hauptkopf. Elle avait décidé de faire enfin régner l’ordre au sein de sa maison.

Cependant Frau Hauptkopf s’avéra moins déterminée qu’elle le croyait. Après avoir aéré, passé la serpillière là où le sol était libre de papiers, retapé le lit et écartant les papiers qui le jonchaient et lavé les assiettes sales qui traînaient depuis plus d’une semaine, son ardeur s’éteint quand il s’agit de s’attaquer au rangement des papiers. Quelle peur, quel sentiment de respect pour ce qu’elle ne comprenait pas la retint ? Difficile à dire. En tout cas, sur le point de le mener à bien, elle renonça à son projet. Y renonça-t-elle complètement ? Non, car elle ne put s’empêcher de froisser et de jeter une feuille papier sur le bureau sur laquelle le fond d’une chope de bière avait laissé une trace circulaire. Un papier gâché par de la bière devait dans son esprit rabaissé ce papier à un niveau d’immondice auquel il ne pouvait pas bénéficier de la protection tutélaire de Herr Professor Riemann.

Alors ce papier, conformément à la légende, contenait-il en quelques lignes lumineuses la solution du mystère de l’hypothèse de Riemann ? Et bien non, c’était une simple note de restaurant. Et alors qu’en est-il de la véracité de la légende ? Eh bien, ce n’est pas cette histoire qui vous le dira.
édition datée du 13 mai 2013 : « Une équipe du MIT lève un mystère qui a intrigué les mathématiciens depuis plus de cent cinquante ans (Corresp. Particulière). Après plusieurs années d’un travail acharné et grâce à la mise à la mise en parallèle des trois plus gros ordinateurs mondiaux : un américain, un russe et un européen, l’équipe du professeur Pafroaôzieu du MIT a réussi à confirmer l’hypothèse de Riemann. Le Monde Rappelons, sans rentrer dans des détails trop fastidieux, que Riemann lui-même avait écrit à l’académie de Berlin ne pas être en mesure de démontrer sa célèbre hypothèse. Une légende tenace, sensée reposer sur une confidence de Riemann sur son lit de mort, selon laquelle il aurait finalement réussi à démontrer son hypothèse a longtemps circulé. On n’a toutefois jamais pu trouver la moindre indication en ce sens dans ses papiers posthumes … »

Frau Hauptkopf soupira en pénétrant dans la chambre qu’elle louait à Herr Professor Bernhard Riemann. Elle en avait vu de toutes sortes depuis qu’elle avait dû se résigner, en raison d’un veuvage précoce, à louer des chambres de sa grande maison de Göttingen à des étudiants et des jeunes professeurs de l’université. Mais une chambre aussi pleine de désordre, de pagaille même, elle n’en avait jamais vue. Il faut dire qu’un locataire comme Herr Professor Riemann elle n’en avait jamais vu non plus. C’était le plus doux, le plus poli des êtres mais complètement désarmé face aux exigences de la vie matérielle. C’était comme si tous les objets se donnaient en permanence le mot pour rendre sa vie plus difficile. Avec lui les manches des casseroles d’eau bouillante tournaient régulièrement, les verres de vin pleins se renversaient systématiquement, les pans de chemise s’évadaient habituellement des culottes. Ce n’était pas que Herr Professor Riemann fût maladroit. Non car même la plus grande des maladresses a ses bornes. En fait Herr Professor Riemann était en guerre permanente avec les choses. Et bien sûr cette guerre, les choses la gagnaient facilement. Trop facilement même. Alors Frau Hauptkopf qui avait gardé un cœur généreux faisait ce qu’elle pouvait pour faciliter la vie du pauvre Herr Professor Riemann. Elle lui préparait ses repas, elle lui repassait son linge. Il était chaque fois confus et il la récompensait généreusement. Et pour elle le bénéfice était double car elle évitait également qu’un réchaud resté trop longtemps allumé dans sa chambre ne finisse par mettre le feu à la maison ou qu’un fer à peine sorti de son support de charbon de bois ne tombe sur le parquet où il ferait immanquablement une marque noire.

Cette fois-ci il ne s’agissait pas de nourriture ou de vêtements mais de quelque chose de plus grave, quelque chose qu’en temps normal Frau Hauptkopf n’avait absolument pas le droit de faire. Elle s’y était risqué une fois, une seule fois, au début, et elle avait alors vu le doux, le pacifique Bernhard Riemann, il n’était pas encore Professor, se transformer en tigre enragé. « Jamais, vous m’entendez jamais, Frau Hauptkopf, avait il assené d’une voix effrayante, blanche de rage, vous ne devez toucher mes papiers. Jamais, sous aucun prétexte ». Frau Hauptkopf avait été tellement impressionnée qu’elle s’était jusqu’à présent tenu scrupuleusement à la consigne donnée. Elle avait pris l’habitude de faire le ménage entre les papiers qui jonchaient le petit bureau de bois blanc, le lit et souvent le sol. Mais là c’était différent. Herr Professor Riemann venait de partir un mois en Italie pendant les vacances universitaires pour se reposer les poumons. La chambre s’offrait, désarmée, sans défenseur, à la rage de rangement de Frau Hauptkopf. Elle avait décidé de faire enfin régner l’ordre au sein de sa maison.

Cependant Frau Hauptkopf s’avéra moins déterminée qu’elle le croyait. Après avoir aéré, passé la serpillière là où le sol était libre de papiers, retapé le lit et écartant les papiers qui le jonchaient et lavé les assiettes sales qui traînaient depuis plus d’une semaine, son ardeur s’éteint quand il s’agit de s’attaquer au rangement des papiers. Quelle peur, quel sentiment de respect pour ce qu’elle ne comprenait pas la retint ? Difficile à dire. En tout cas, sur le point de le mener à bien, elle renonça à son projet. Y renonça-t-elle complètement ? Non, car elle ne put s’empêcher de froisser et de jeter une feuille papier sur le bureau sur laquelle le fond d’une chope de bière avait laissé une trace circulaire. Un papier gâché par de la bière devait dans son esprit rabaissé ce papier à un niveau d’immondice auquel il ne pouvait pas bénéficier de la protection tutélaire de Herr Professor Riemann.

Alors ce papier, conformément à la légende, contenait-il en quelques lignes lumineuses la solution du mystère de l’hypothèse de Riemann ? Et bien non, c’était une simple note de restaurant. Et alors qu’en est-il de la véracité de la légende ? Eh bien, ce n’est pas cette histoire qui vous le dira.

samedi 7 mars 2009

Baruch Spinoza

Mon nom est Baruch. Baruch Spinoza. Mon logeur, un homme veule à l'esprit faible s'obstine à ne m'appeler que Spinoza: « Voyons Spinoza ... ». Mais moi je sais ce que je veux et je ne lui réponds jamais. Il me croit sourd et vieux. Moi sourd! Quand l'appartement est silencieux la nuit, et que je ne dors pas, j'entendrais le craquement d'une souris. Mais passons.

Il me faut toute la philosophie de mon homonyme pour supporter de vivre dans de telles conditions. Mon logeur n'a aucun sens des valeurs, ni même des convenances. Il sait pourtant, ou plutôt il devrait savoir, qui je suis, ce que je vaux. Et au lieu de ça il me traite comme si j'étais un vieillard impuissant. Il n'a pas l'once d'un commencement de réflexion car s'il avait sagement pris exemple sur moi, qui ai su m'affranchir des tumultes de la passion amoureuse, il ne se serait pas laissé entraîner dans cette histoire avec cette femme, cette Olga, qu'il a finie par épouser et à qui il a fait ces deux « charmants » jumeaux dont je redoute tant la turbulence. Enfin vous sentez bien qu'en disant charmants j'ai mis des guillemets.

Il aurait pu me demander mon avis, depuis tant de temps que nous habitions ensemble. Il aurait pu changer d'appartement. Mais non. Monsieur m'a imposé sa femme. Les baiser à sa femme à tous bouts de champ. Les feulement de plaisir de sa femme. Les remarques désobligeantes de sa femme à mon endroit. C'est à partir de ce moment-là que j'ai commencé à feindre la surdité. Et puis les grossesses. Comme madame Olga lui en a fait baver! Je vous passe la petite enfance: les pleurs la nuit, l'odeur des couches, la niaise admiration devant les horribles petites frimousses. J'espérais qu'en grandissant les choses s'arrangeraient mais c'est devenu encore pire. L'appartement a été constamment sans dessus-dessous, mes siestes, à mon âge vous savez, n'ont cessé d'être interrompues par des cavalcades et des pleurs. Ils n'avaient aucun respect pour moi, me prenaient pour leur camarade de jeux. Moi, Baruch Spinoza, le camarade de jeux de ces bambins débrayés, de ces prédateurs, c'est comme ça que je les appelle, aux yeux noisettes et aux boucles blondes!

Il fallait réagir pour ne pas laisser gâcher ces années de ma vie qui pouvaient après tout être les dernières. Bien que n'ayant jamais été moi-même marié je me dis qu'il n'y avait aucune chance que les parents prennent conscience de la situation et qu'il fallait que je m'attaque au couple. Mon raisonnement était que si le couple allait mal, vraiment mal, c'est la femme qui partirait, avec les prédateurs. Quand on vit avec des gens, qu'on est réputé être sourd et inoffensif, et qu'on est malin ce n'est pas très difficile par petites touches insensibles de détraquer la vie quotidienne, de créer des faisceaux d'indices, de faire naître des soupçons. Il faut commencer d'une manière si imperceptibles que les premiers doutes paraissent ridicules et ne donnent pas lieu à explication. Il faut être attentif tout en n'ayant l'air de rien, guetter les regards, les silences. Petit à petit il faut conforter l'édifice. Bien sûr je me suis attaqué d'abord à Olga. Les prédateurs allaient à la maternelle l'après-midi, il pouvait se passer beaucoup de choses en somme et ma présence discrète à l'autre bout de l'appartement n'était pas un garde-fou suffisant contre des aventures extra conjugales.

Lorsque les premiers soupçons furent insupportables pour lui, et à l'occasion d'une tâche mise par mes soins sur sa chemise blanche qu'Olga avait repassée la veille, le mari chauffé à blanc par mes soins discrets éclata, en accusation. Olga s'effondra en pleurs. La sincérité de sa réaction fut prise pour une redoutable preuve de sa duplicité de comédienne. Le ver était dans le fruit. Il ne me resta alors plus qu'à créer également les ravages du doute chez la femme en plaçant quelques longs cheveux, que j'avais récupérés de longue date sur le manteau d'une de leurs amies en visite, sur les chemises au lavage de monsieur.

Une fois la mécanique déclenchée il ne fallut guère plus de six mois pour que le couple éclate et que madame parte avec ses enfants. La vie dans l'appartement retrouva son calme et je servis même de confident à mon logeur. Evidemment ce n'est encore pas parfait. Un week-end sur deux c'est le retour des prédateurs. Alors moi, Baruch Spinoza, chat angora de dix-sept ans qui habite cet appartement depuis que j'ai eu trois semaines, je dois me réfugier sur le sommet du piano pour avoir à peu près la paix.

Mais enfin, c'est tout de même mieux qu'avant.

mardi 24 février 2009

Histoire de fleurs

Mon grand-père avait fait la guerre d’Espagne dans les rangs des anarchistes de Catalogne. Réfugié en France il s’était caché dans les Pyrénées pendant la guerre pui il était venu exercer, à la Libération, le métier d’horticulteur-fleuriste dans le val de Loire. Au début il avait travaillé pour un patron puis, quand il avait rencontré ma grand-mère, il s’était mis à son compte.

De ces années de guerre civile espagnole mon grand-père a toujours gardé une haine farouche des fascistes, bien sûr, mais aussi des communistes et des curés. Ma grand-mère, prénommée Marie, était fille de pharmacien et très assidue à la messe. C’est elle qui décorait l’église pour la grand-messe du dimanche à dix heures trente. C’est du reste grâce à ça que mon grand-père, le vieux loup anarchiste, avait réussi à approcher la blanche vierge catholique : en lui donnant toutes les semaines des fleurs de son patron pour décorer l’église. Et puis à force, vous savez bien comment c’est, les fleurs avaient fini par faire leur effet en parlant au cœur de la jeune fille le langage des fleurs. Celui de l’amour.

Il an avait fallu de la force de caractère à marie, ma grand-mère, pour convaincre son père de pharmacien et sa mère de femme de pharmacien de la laisser épouser cet ancien ouvrier agricole au passé inquiétant qui venait tout juste de s’installer à son compte en rachetant à tempérament l’affaire de son patron. Mais du caractère, ma grand-mère en avait et sous la menace de son départ définitif et irrévocable ils avaient fini par céder. Et puis ils avaient vite reconnu que leur gendre était travailleur et avait le sens des affaires. D’année en année la surface des serres s’étendait et il avait des productions en Hollande et même au Maroc.

Ainsi prospéraient les affaires. Mon grand-père continuait à bouffer du curé, au grand désespoir de ma grand-mère, et il continuait à fournir toutes les semaines les fleurs pour que ma grand-mère puisse fleurir l’autel. Mais ce n’étaient plus les modestes fleurs un peu passées du début. Ça non. C’étaient de robustes et somptueuses parures de fleurs, parfois venues par avion en fonction de la saison. Mon grand-père approvisionnait ses circuits de commercialisation dans le monde entier.

Le mardi de la semaine sainte, le mardi avant Pâques, de l’année 19.. mon grand-père eut une première attaque. Il resta couché toute la matinée comme ça ne lui était jamais arrivé. Après avoir appelé le médecin ma grand-mère, fort inquiète, alla voir monsieur le curé qui vint, comme par hasard, lui rendre visite cet après-midi. Mon grand-père, qui avait pu se lever mais pas quitter la maison, le reçut à coup de jurons en lui disant qu’il n’avait pas besoin de lui. Au fond cela rassura et réjouit ma grand-mère de voir que son mari n’avait rien perdu de ses convictions.

Le jeudi saint mon grand-père eut une nouvelle attaque et ce coup-ci c’est définitivement qu’il ne put plus marcher. Monsieur le curé, prévenu par ma grand-mère, revint, mais il essuya une nouvelle bordée d’injures. La troisième attaque, celle qui rendit la parole de mon grand-père presque inaudible, survint le samedi saint vers midi. Cette fois-ci il voulut bien parler avec monsieur le curé. Ça dura longtemps car il prononçait avec peine un mot derrière l’autre tandis que ma grand-mère priait et pleurait derrière la porte. Mon grand-père mourut vers dix sept heures, l’heure où les fleurs qu’il avait commandées pour que sa femme et ses amies décorent l’église étaient livrées.

Non, mon grand-père n’avait pas demandé à être enterré à l’église comme l’avait espéré ma grand-mère. Mais selon la volonté qu’il avait exprimée à monsieur le curé son cercueil le lundi qui suivit Pâques fut mis en terre recouvert des fleurs qui avaient servi à décorer l’église le jour de la fête de la résurrection. Les fleurs rouges et blanches de l’histoire d’amour d’un rude loup anarchiste et d’une douce femme catholique.

jeudi 19 février 2009

La courte échelle

« Fais-moi la courte échelle ». Putain, combien de fois j'ai demandé ça à mon bâtard de frère jumeau! Quand on était gamins il n'a jamais voulu prendre sur lui aucune de mes conneries. Yves c'était toujours le gentil, celui qui rendait fiers ses parents, et moi, Pierre, j'étais le méchant, celui qui faisait pleurer sa maman. Quand j'ai cassé le vase de Chine, rapporté par le grand-père marin, il aurait pu dire que c'était lui, qu'il avait été maladroit. Je suis sûr que maman l'aurait consolé. Alors que moi ... Moi j'ai été privé d'argent de poche pendant trois mois. Le salaud!

Et l'oral du bac. On s'est toujours ressemblé comme deux gouttes d'eau. Ça lui aurait coûté quoi de passer l'oral du bac à ma place? Il était depuis un an à HEC. Le fumier. Quand je le lui ai demandé il m'a fait la morale La morale! Lui! Lui qui en dix ans est devenu riche à ne plus savoir que faire de son fric en spéculant sur les matières premières. Je suis sûr que si j'avais eu mon bac ma vie aurait été différente. Moi aussi j'aurais pu devenir très riche. J'aurais épousé Marie-Line qui me préférait mais qui l'a épousé, lui. A cause de ses perspectives d'avenir, comme elle m'a dit. Ses perspectives d'avenir. Tu parles. La vache!

Remarquez, après on s'est rattrapé, Marie-Line et moi. Il était trop stressé le frérot avec toutes ses affaires dans le monde entier. Il avait comme qui dirait des pannes de libido. Alors qu'un laveur de carreaux comme moi, ça ne sait jamais comment ça pourra finir ses fins de mois mais c'est pas stressé. Ben voyons. N'empêche, toute la journée entre ciel et terre, t'as le temps de penser aux gonzesses. Alors pendant que mon maboule de frère restait tard dans son bureau au sommet de son gratte-ciel son bon à rien de frère s'occupait de Marie-Line.

En plus, ce métier de laveur de carreau, c'est lui qui me l'a trouvé, le salopard. Un jour où, comme d'habitude, j'étais dans la panade il m'a dit en se marrant: « Tu m'as souvent demandé de te faire la courte échelle, et bien je t'ai trouvé un poste où tu vas pouvoir grimper: laveur de vitres dans la société qui s'occupe de mon immeuble ». Quel ordure ce mec!

Ouais, mais en attendant c'est lui qu'on est en train de mettre au fond du trou. A ma place. C'est Marie-Line qui a eu l'idée. C'est malin les femmes. Et moi, comme un idiot, je pleure à chaude larme sur le laveur de carreaux qui s'est écrabouillé en tombant du trentième étage, alors qu'il nettoyait les vitres du bureau de son frère. Quand je pense que cet accident pour de vrai il aurait pu m'arriver à moi! Sauf qu'il aurait fallu avant qu'on m'assomme et qu'on me balance en bas depuis la terrasse de l'immeuble.

- ...
- Comment, inspecteur, vous voulez m'interroger à la sortie de l'enterrement de mon frère? Vous voulez prendre mes empreintes digitales? Mais Pourquoi?
- ...
- Putain, la salope! C'est elle qui m'a donné. Elle s'est rendu compte que je m'étais fait passer pour son mari. Tu parles!
- ...
- Elle va réussir à garder tout le fric pour elle en se débarrassant des deux frères, Yves, pourquoi tu n'es plus là pour m'aider?

dimanche 18 janvier 2009

Affrontements

Maintenant je sais qu'il est trop tard pour reculer. J'irai jusqu'au bout quoiqu'il arrive. Quoiqu'il nous en coûte j'irai jusqu'au bout. Quoiqu'il m'en coûte. Ce n'est pas la guerre. Quelque fois la guerre, on peut la gagner. Quelque fois la guerre, même la guerre perdue, gagne la paix. C'est plutôt quelque chose comme la guerre civile, la guerre contre soi. Je suis un sniper qui doit faire mouche à chaque coup. Et tant pis si chaque coup qui fait mouche m'arrache un peu de ma chair. Surtout ne pas m'attendrir sur moi. Surtout respirer à grands traits ma fureur qui a la saveur du sang. Et garder la force de te tenir dans ma ligne de mire. Et de tirer. De tirer sur toi. Sur toi la femme que j'aime. Sur toi qui te dresses face à moi. Sur toi, la femme qui provoques ma fureur meurtrière. Pas de pistolet. Avec un pistolet ce serait vite fini. Mais des mots. Seulement des mots. Mais quels mots! Des mots ajustés, des mots polis, des mots qui font mal. Peut-être tout autant à moi qu'à toi parce qu'ils blessent notre histoire. Mais surtout cette blessure, que je m'administre en même temps qu'à toi, il faut que tu n'en soupçonnes rien. Il faut que tu me croies invulnérable, indifférent au carnage que je fais dans nos vies. Il ne faut surtout pas que tu te doutes que je souffre plus que tout pour notre fille qui a sept ans et qui pleure entre nous deux. Elle sait que c'est à cause d'elle que nous nous affrontons. Pour un choix d'activité du mercredi après-midi. Une vétille pourrait-on croire. Mais pour toi, sa mère, et moi, son père, c'est devenu existentiel. C'est toi ou moi. Pas de quartier. J'espère que notre petite fille ne perçoit pas complètement tout ce que nos voix contenues, nos périphrases presque doucereuses, contiennent de venin. J'espère qu'elle ne voit pas ces fausses concessions verbales que nous nous faisons et qui nous laissent en sang. J'ai pitié d'elle. Du mal que nous lui faisons mais il n'est pas question de rendre les armes. D'ailleurs tu me rends coup pour coup et à ce jeu atroce tu n'es pas moins habile que moi. Mais il faut surtout ne rien montrer des blessures reçues. C'est la règle. Ou alors il faudrait reconnaître ce qu'on a déjà perdu. Peut-être sans remède.

Un instant je ferme les yeux. Comme le boxeur épuisé s'accorde quelques secondes à terre pendant que l'arbitre égrène les secondes. Un, deux, trois ... Rien qu'un instant. Je ne peux pas sortir plus longtemps de l'arène. Mais il faut que je reprenne un minimum de souffle. Je repense à un autre combat. A un combat où j'avais mis toutes mes forces, celles de mes quinze ans. Je revis la scène, le silence soudain de la classe. C'était une classe de seconde, pas trop mauvaise mais il fallait vraiment une circonstance assez extraordinaire pour que tous rassemblent leur attention et la tournent vers moi qui étais tout seul sur l'estrade. Je terminais mon exposé sur Saint Just, l'Archange de la Terreur. Mon exposé ne devait pas être excellent mais j'avais travaillé assez méthodiquement, n'utilisant que des faits et des arguments raisonnables. Le sang qui avait coulé il y avait deux siècles ne me faisait pas peur. J'avais toutefois chargé le sinistre Robespierre, vieux, laid et, dit-on, vierge alors que Saint Just était jeune et beau. Et moi je rêvais d'avoir son magnétisme sexuel. Toutes les filles de la classe devaient griffer leurs draps le soir dans leurs lits en pensant à moi, et en attendant leur tour pour les plus chanceuses. J'avais quinze ans et je n'avais pas encore compris que le bonheur consistait à en distinguer une seule qui effacerait toutes les autres. Celle-là même avec qui nous étions entrain de nous déchirer.

Du fond de la salle le professeur venait de me demander de sa voix métallique si j'avais bien réalisé toutes les contre-vérités que je venais d'énoncer sur Robespierre. Je recevais ses mots comme autant de gifles. Je regardais sa peau huileuse et sans couleur, son visage sans menton, sa pomme d'Adam presque inexistante. Il me faisait horreur. Je connaissais sa femme, une autre prof d'histoire que je trouvais repoussante et vieille. Et moi j'étais jeune, je me voyais beau. Je me croyais à la Convention en train de travailler au corps l'Assemblée. Je ne pensais même plus aux filles de la classe qui me regardaient, médusées. Notre professeur d'histoire avait une réputation de tyran intellectuel. Il se plaisait à contredire les opinions de la plupart de ses collègues du lycée en s'affirmant conservateur. Conservateur mais grand admirateur de Robespierre. Alors dans sa classe personne ne s'opposait jamais à ses prises de position péremptoires et sardoniques. Mais qu'il ne compte pas, cette vieille baderne, que je lâche un pouce de terrain. Les arguments me venaient au fus et à mesure des assauts. J'en étais étonné moi-même. Il parlait de plus en plus fort. Un peu de bave coulait au coin de sa bouche. Il y avait longtemps qu'il m'avait coupé toute retraite possible. J'étais grisé par la conscience du danger. Passer toute une année à vivre avec sa hargne. Et surtout je n'imaginais pas comment nous allions pouvoir sortir de notre querelle. Peut-être qu'il allait devoir me coller, m'acculer à une révolte irrémédiable. Finalement c'est lui qui céda. Il baissa le ton et finit par me dire qu'il n'était pas d'accord avec moi mais que j'avais travaillé mes arguments. Il allait me donner une bonne note. Un murmure flatteur parcourut la classe. J'avais gagné une année d'estime et de prestige. J'étais capable de braver le plus retors des professeurs. Je crois même que certains de ses collègues qui devaient le détester eurent vent de l'affaire et m'en marquèrent de la considération. Pour les filles je ne me souviens plus trop. Peut-être que je leur faisais désormais un peu peur.

Je rouvre les yeux. Je n'ai pas dû laisser à l'arbitre le temps de compter jusqu'à trois mais ma fureur a baissé de plusieurs crans. Ma détermination est intacte, renforcée même. Je vais continuer froidement, certain que ma victoire ne m'apportera rien mais que ma défaite est impossible. Il faut simplement que la violence verbale continue à monter entre nous pour que quelque chose arrive. Quelque chose mais je ne sais quoi. Je te regarde. Comme tu es belle! Tes cheveux semblent animés d'une vie propre, tes yeux étincellent de hargne et d'intelligence. Je sens ton souffle si vivant au creux de ta gorge. Allons, encore un minuscule effort et tout cela deviendra une terre étrangère pour moi. Je vais étouffer de mes mains ce lien d'amour qui nous unissait. Tu croyais que parce que tu es belle et parce que je t'aime tu pouvais décider pour notre fille sur cette chose insignifiante que j'aurais pu oublier une heure après. Et bien tu te trompes. Je ne te le dirai jamais, tu ne comprendras jamais pourquoi ce saccage s'est produit aujourd'hui mais c'est ainsi. Je ne sais pas moi-même pourquoi.

La petite ne pleure plus. On dirait qu'elle a épuisé toutes ses larmes et qu'elle est débordée par la situation. Elle attend. Et toi, au lieu de répliquer une dernière fois tu fais un pas de côté pour allumer la radio. Tsahal, l'armée israélienne, a pénétré dans Gaza. L'offensive terrestre est engagée. Sans plus savoir ce que nous faisons que tout à l'heure nous nous précipitons dans les bras l'un de l'autre et nous nous serrons fort, en silence. Nous devons penser tous les deux à notre petite fille qui porte un nom juif et dont la mère est arabe.