mercredi 26 décembre 2012

Ligne une IX




Une charmante boule lui maintient ouverte la porte de gauche qui mène à l'escalator. Il est d'autant plus désarçonné par la gentillesse et la grâce de son sourire qu'il vient de se heurter à la résistance obtuse de la porte de droite à la poussée de son épaule. Il a hésité un instant à faire une autre tentative avant de céder à l'invite de l'inconnue. Il répond à sa prévenance d'une légère inclinaison de la tête en guise de remerciement.

Il la regarde cruellement s'élever devant lui sur l'escalier roulant : jambes trop courtes, cul trop large. Légèrement de profil elle continue de sourire pour elle seule.

Au débouché de l'escalator un cycliste qui roule sur le trottoir manque l'écraser sans qu'elle semble y prendre garde.

jeudi 6 décembre 2012

Amour de ses vingt ans


Il faut bien reconnaître que la patience n'avait jamais été son fort. Il s'exaspérait depuis dix bonnes minutes à piétiner dans le grand escalier d'honneur de la préfecture pour la fête nationale. Les gens, les notables du département, auraient dû partir en vacances. Il se maudissait d'être venu, cela faisait plusieurs années que ça ne lui était pas arrivé. Il ne connaissait pas les personnes qui occupaient les trois marches au-dessus de lui. Tant mieux, il n'était pas d'humeur à faire des amabilités sociales.

C'est plongé dans cet état d'esprit que soudain, parvenu enfin au palier intermédiaire, en levant les yeux il la vit dans la glace monumentale aux trumeaux dorés qui occupait tout un mur. Elle aussi l'avait vu, au même instant miraculeux. Il vit dans son regard à elle le même ébranlement qu'il devait y avoir dans le sien. Ces deux regards échangés par hasard les projetaient trente ans en arrière. C'était un câble d'acier qui les liait. Il ne vit pas les effets des ans sur sa silhouette, les traits de son visage. Ou plutôt si, il les voyait, mais cela n'avait pas d'importance. Il était aimanté, fasciné par son regard, par sa personnalité qu'il venait à l'improviste de retrouver. Le temps non plus ne l'avait pas épargné mais le regard de la femme qu'il avait aimée le ramenait à ses vingt ans.

Ils n'osaient pas se tourner l'un vers l'autre pour se voir en direct. Ils avaient peur de rompre le charme. Derrière eux ils sentaient monter un murmure de réprobation. Comme si ça avait de l'importance qu'ils arrêtent quelques instants le lent cheminement de la queue. Les gens finissaient par les contourner et ils sentaient sur eux, toujours figés face à la grande glace, des regards noirs. Ils ne pouvaient pas rester comme cela indéfiniment. Ils se tournèrent enfin l'un vers l'autre.

Ils se sourirent. Le charme n'était pas épuisé. C'est elle qui finit par rompre le silence : « Tu sais quoi ? ». Il n'hésita pas, il la prit par le bras. Ils fendirent non sans mal la foule de ceux qui cherchaient à monter sur la première volée de marche. Ils disaient « Excusez-nous, excusez-nous » sans regarder les gens, sans prêter attention aux propos réprobateurs. Ils étaient enfin libéré de la presse, sur le perron de la préfecture, devant la grande place du marché. C'est lui qui maintenant la conduisait d'un pas vif. Il tenait fermement son bras. Pour un peu on aurai pu croire qu'il l'enlevait.

Pendant qu'il commandait la chambre et prenait les clés elle restait en arrière, discrète si ce n'est gênée. Cela faisait trente ans qu'ils étaient mariés et quatre ans qu'ils n'avaient plus fait l'amour.