mardi 24 février 2009

Histoire de fleurs

Mon grand-père avait fait la guerre d’Espagne dans les rangs des anarchistes de Catalogne. Réfugié en France il s’était caché dans les Pyrénées pendant la guerre pui il était venu exercer, à la Libération, le métier d’horticulteur-fleuriste dans le val de Loire. Au début il avait travaillé pour un patron puis, quand il avait rencontré ma grand-mère, il s’était mis à son compte.

De ces années de guerre civile espagnole mon grand-père a toujours gardé une haine farouche des fascistes, bien sûr, mais aussi des communistes et des curés. Ma grand-mère, prénommée Marie, était fille de pharmacien et très assidue à la messe. C’est elle qui décorait l’église pour la grand-messe du dimanche à dix heures trente. C’est du reste grâce à ça que mon grand-père, le vieux loup anarchiste, avait réussi à approcher la blanche vierge catholique : en lui donnant toutes les semaines des fleurs de son patron pour décorer l’église. Et puis à force, vous savez bien comment c’est, les fleurs avaient fini par faire leur effet en parlant au cœur de la jeune fille le langage des fleurs. Celui de l’amour.

Il an avait fallu de la force de caractère à marie, ma grand-mère, pour convaincre son père de pharmacien et sa mère de femme de pharmacien de la laisser épouser cet ancien ouvrier agricole au passé inquiétant qui venait tout juste de s’installer à son compte en rachetant à tempérament l’affaire de son patron. Mais du caractère, ma grand-mère en avait et sous la menace de son départ définitif et irrévocable ils avaient fini par céder. Et puis ils avaient vite reconnu que leur gendre était travailleur et avait le sens des affaires. D’année en année la surface des serres s’étendait et il avait des productions en Hollande et même au Maroc.

Ainsi prospéraient les affaires. Mon grand-père continuait à bouffer du curé, au grand désespoir de ma grand-mère, et il continuait à fournir toutes les semaines les fleurs pour que ma grand-mère puisse fleurir l’autel. Mais ce n’étaient plus les modestes fleurs un peu passées du début. Ça non. C’étaient de robustes et somptueuses parures de fleurs, parfois venues par avion en fonction de la saison. Mon grand-père approvisionnait ses circuits de commercialisation dans le monde entier.

Le mardi de la semaine sainte, le mardi avant Pâques, de l’année 19.. mon grand-père eut une première attaque. Il resta couché toute la matinée comme ça ne lui était jamais arrivé. Après avoir appelé le médecin ma grand-mère, fort inquiète, alla voir monsieur le curé qui vint, comme par hasard, lui rendre visite cet après-midi. Mon grand-père, qui avait pu se lever mais pas quitter la maison, le reçut à coup de jurons en lui disant qu’il n’avait pas besoin de lui. Au fond cela rassura et réjouit ma grand-mère de voir que son mari n’avait rien perdu de ses convictions.

Le jeudi saint mon grand-père eut une nouvelle attaque et ce coup-ci c’est définitivement qu’il ne put plus marcher. Monsieur le curé, prévenu par ma grand-mère, revint, mais il essuya une nouvelle bordée d’injures. La troisième attaque, celle qui rendit la parole de mon grand-père presque inaudible, survint le samedi saint vers midi. Cette fois-ci il voulut bien parler avec monsieur le curé. Ça dura longtemps car il prononçait avec peine un mot derrière l’autre tandis que ma grand-mère priait et pleurait derrière la porte. Mon grand-père mourut vers dix sept heures, l’heure où les fleurs qu’il avait commandées pour que sa femme et ses amies décorent l’église étaient livrées.

Non, mon grand-père n’avait pas demandé à être enterré à l’église comme l’avait espéré ma grand-mère. Mais selon la volonté qu’il avait exprimée à monsieur le curé son cercueil le lundi qui suivit Pâques fut mis en terre recouvert des fleurs qui avaient servi à décorer l’église le jour de la fête de la résurrection. Les fleurs rouges et blanches de l’histoire d’amour d’un rude loup anarchiste et d’une douce femme catholique.

jeudi 19 février 2009

La courte échelle

« Fais-moi la courte échelle ». Putain, combien de fois j'ai demandé ça à mon bâtard de frère jumeau! Quand on était gamins il n'a jamais voulu prendre sur lui aucune de mes conneries. Yves c'était toujours le gentil, celui qui rendait fiers ses parents, et moi, Pierre, j'étais le méchant, celui qui faisait pleurer sa maman. Quand j'ai cassé le vase de Chine, rapporté par le grand-père marin, il aurait pu dire que c'était lui, qu'il avait été maladroit. Je suis sûr que maman l'aurait consolé. Alors que moi ... Moi j'ai été privé d'argent de poche pendant trois mois. Le salaud!

Et l'oral du bac. On s'est toujours ressemblé comme deux gouttes d'eau. Ça lui aurait coûté quoi de passer l'oral du bac à ma place? Il était depuis un an à HEC. Le fumier. Quand je le lui ai demandé il m'a fait la morale La morale! Lui! Lui qui en dix ans est devenu riche à ne plus savoir que faire de son fric en spéculant sur les matières premières. Je suis sûr que si j'avais eu mon bac ma vie aurait été différente. Moi aussi j'aurais pu devenir très riche. J'aurais épousé Marie-Line qui me préférait mais qui l'a épousé, lui. A cause de ses perspectives d'avenir, comme elle m'a dit. Ses perspectives d'avenir. Tu parles. La vache!

Remarquez, après on s'est rattrapé, Marie-Line et moi. Il était trop stressé le frérot avec toutes ses affaires dans le monde entier. Il avait comme qui dirait des pannes de libido. Alors qu'un laveur de carreaux comme moi, ça ne sait jamais comment ça pourra finir ses fins de mois mais c'est pas stressé. Ben voyons. N'empêche, toute la journée entre ciel et terre, t'as le temps de penser aux gonzesses. Alors pendant que mon maboule de frère restait tard dans son bureau au sommet de son gratte-ciel son bon à rien de frère s'occupait de Marie-Line.

En plus, ce métier de laveur de carreau, c'est lui qui me l'a trouvé, le salopard. Un jour où, comme d'habitude, j'étais dans la panade il m'a dit en se marrant: « Tu m'as souvent demandé de te faire la courte échelle, et bien je t'ai trouvé un poste où tu vas pouvoir grimper: laveur de vitres dans la société qui s'occupe de mon immeuble ». Quel ordure ce mec!

Ouais, mais en attendant c'est lui qu'on est en train de mettre au fond du trou. A ma place. C'est Marie-Line qui a eu l'idée. C'est malin les femmes. Et moi, comme un idiot, je pleure à chaude larme sur le laveur de carreaux qui s'est écrabouillé en tombant du trentième étage, alors qu'il nettoyait les vitres du bureau de son frère. Quand je pense que cet accident pour de vrai il aurait pu m'arriver à moi! Sauf qu'il aurait fallu avant qu'on m'assomme et qu'on me balance en bas depuis la terrasse de l'immeuble.

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- Comment, inspecteur, vous voulez m'interroger à la sortie de l'enterrement de mon frère? Vous voulez prendre mes empreintes digitales? Mais Pourquoi?
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- Putain, la salope! C'est elle qui m'a donné. Elle s'est rendu compte que je m'étais fait passer pour son mari. Tu parles!
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- Elle va réussir à garder tout le fric pour elle en se débarrassant des deux frères, Yves, pourquoi tu n'es plus là pour m'aider?