dimanche 23 décembre 2007

Fauchaison

Caresser du pouce droit le fil de la lame. Passer légèrement, passer vite, pour qu’elle n’ait pas le temps de mordre. Sortir la pierre, luisante d’eau, du carquois de bois qui pend, accroché à gauche, sur la large ceinture de cuir épais. Battre la lame de chaque côté, à grands mouvements rapides. Accompagner la courbure de la lame, sans appuyer ni trop, ni trop peu, juste ce qu’il faut pour économiser la pierre et le métal. Replonger la pierre dans le carquois lorsqu’elle devient sèche.

Clic-clac. Ne se donner aucun répit.

Calmer les muscles tétanisés par la danse de la pierre contre le métal pour vérifier le tranchant de la lame. Y mettre toute son attention. Redonner quelques coups avec la pierre. Par acquis de conscience, par fierté pour le travail bien fait.

Ranger la pierre dans le carquois. Ecarter la gourde de cuir qui pend au côté droit pour prendre sortir de sa poche un chiffon propre. Essuyer d’une mouvement ample des deux côtés du tranchant le mélange noirâtre de pierre et de métal. Le regarder avant d’enfouir le chiffon dans sa poche. Regarder un bref instant le brillant du fil. Se sentir fier d’un travail bien fait.

Prendre la poignée au milieu du manche de la faux de la main droite. Tenir le talon du manche, opposé à la lame de la main gauche, contre le ventre. Lancer la lame contre l’herbe en l’accompagnant des épaules et du tronc, le pied droit légèrement en avant. Veiller à ce que le tranchant de la lame reste bien parallèle au sol. Ne pas lâcher des yeux la lame qui coupe net l’herbe drue. Reprendre la faux au bout de son mouvement, le haut du corps déployé vers la gauche. La ramener sur la droite. Souplement, sans forcer.

Danse du corps sûr de lui. Danse du corps qui s’admire. Relancer toute la machine propulsée par la lame sifflante vers la gauche après s’être avancé d’un tiers de pas. Gauche, droite, en avant. Gauche, droite en avant…

L’œil attentif pour guider l’inclinaison de la lame. Le rythme mécanique. Le corps dompté, transformé en une souple mécanique de précision, la force d’un félin. Oubliés le bleu du ciel, le bourdonnement des mouches, l’odeur de l’herbe.

S’inscrire tout entier dans les torsions du corps. Pour jouir de la maîtrise du geste s’imaginer regardé. Pour donner aux muscles le courage de ne pas s’arrêter s’emplir de l’illusion d’être admiré. Imaginer la caresse de ses yeux noisette sur le dos large comme le ciel d’été. La fraîcheur de ses lèvres à la base du cou brûlé de soleil.

Accélérer encore le mouvement de balancier, laisser mourir toute pensée, jusqu’à ce que la tête tourne, que la soif arde la gorge, que la sueur brûle les yeux.

Poser le talon du manche sur le sol. S’essuyer les yeux au revers de sa manche. Tirer un trait de vin coupé d’eau de la gourde de cuir accrochée au côté droit.

Repartir avant que les muscles ne se révoltent. Penser à la soirée, à la nuit. A la douceur de ses mains sur le ventre dur.
Jurer parce que la lame a mordu la terre.

Reprendre l’affûtage.

samedi 8 décembre 2007

Flamenco

A Marie-Amélie

La femme qui danse le flamenco dans le pinceau de lumière d’une scène en bois d’un cabaret du vieux Buenos Aires exhale une saisissante beauté. Ses traits concentrés ont la force d’un masque africain de rapace. Son corps est, certes, déjà bien engagé dans le long voyage qui le conduira de la douceur de la jeune femme vers des rivages que peut-être il redoute, mais il triomphe plus que jamais, arrivé à ce sommet de la force et de la maîtrise de la femme mure.

Cette femme, dont le nom de scène, Rosa Dolores Da Silva, s’étale en caractères noirs sur fond rouge à l’entrée du cabaret, ne danse pas seulement pour les hommes présents autour de la scène qui l’admirent de se livrer ainsi tout entière, plus peut-être que toutes les femmes qu’ils ont connues jusque-là ne l’ont jamais fait. Non seulement elle danse pour ces hommes anonymes mais, plus profondément encore, elle danse les hommes de sa vie. Elle danse son grand-père, émigré d’Europe centrale en Argentine en 1927 et qui avait travaillé comme ouvrier dans les abattoirs avant de pouvoir reprendre son métier de tailleur. Elle danse son père, qui avait repris l’échoppe et qui avait dû arrêter de travailler à cause de rhumatismes déformants. Il avait alors connu l’humiliation de rester cloîtré à l’appartement pendant que sa femme et sa fille faisaient des ménages.

Elle danse Pedro. Pedro avec qui elle avait dansé le tango pendant quinze ans. Jusqu’à la fin, les six derniers mois de sa vie, où ils s’étaient arrêté. Elle pour le soigner, lui pour mourir de cette maladie qu’aucun homme argentin ne saurait jamais attraper. En Argentine, voyons, les hommes ne sont pas comme ça ! C’est ici même, sur cette piste de danse, il y a seize ans, qu’elle lui avait sacrifié sa vie de femme. C’était un soir, après le spectacle. Les danseurs de la troupe s’étaient formé en un cercle haineux autour de Pedro et ils l’avait traité de « fiote », un terme qui fait sortir les couteaux dans les rues obscures de la vieille ville.

Alors, elle ne saura jamais ce qui lui avait pris, elle s’était précipité au milieu du cercle au côté de Pedro, comme une chatte sifflant de rage. Elle les avait tous regardé, l’un après l’autre. Elle leur avait dit qu’elle les avait tous connus et que pas un, vous entendez pas un, ni toi, ni toi, ni toi, n’était de loin aussi viril que Pedro et ne lui avait donné autant de plaisir. Elle avait craché par terre en jurant qu’elle ne coucherait jamais plus avec un autre homme que Pedro. Puis elle l’avait entraîné hors du cercle, dans sa chambre des combles, au dessus du cabaret. Durant toutes ces années elle était restée fidèle à son crachat. Et elle n’avait plus voulu danser le tango qu’avec lui. Il est terriblement jaloux mon Pedro, disait-elle.

Ça fait trois mois que Pedro est mort et elle, qui n’a jamais été ni sa femme ni sa maîtresse, par respect de sa réputation posthume, a décidé d’abandonner le tango. Elle a convaincu le patron du cabaret, don Pepino, pour lequel ils ont travaillé depuis toutes ces années, de monter un spectacle de flamenco. Il a pris le risque et elle sait que, pour cette première, elle n’a pas le droit à l’échec.

Mais elle danse surtout sa blessure brûlante, sa déchirure saignante, cette douleur si forte que ça fait mal rien que d’y penser. Son fils. C’est à peine si elle se souvient du père, un charmant étudiant d’origine italienne qui avait eu juste le temps de donner son patronyme à son fils avant de mourir d’un accident de moto. Ce patronyme sans lequel son fils et elle … Parce que … parce que … parce que…

La danseuse s’est arrêtée de danser, et les musiciens qui ont fini par s’en apercevoir, de jouer. Très inquiet, don Pepino s’approche de la scène. Les clients se sont tus et ne vident plus leurs verres. Mais non, ça va aller, la danseuse fait un petit signe aux musiciens qui repartent.

Parce que, s’il avait porté son nom à elle, son fils n’aurait jamais pu intégrer le prestigieux institut des cadets de la Marine. Il n’aurait pas pu devenir officier de la marine de guerre argentine. Maintenant ils ne se voyaient pratiquement jamais, et quand ils se voyaient ils ne se parlaient pas. Elle n’osait pas lui demander s’il travaillait toujours à l’Académie de la Marine, ce lieu où rentraient des centaines d’opposants au régime dont on n’entendait plus jamais parler. Ce lieu …

La danseuse est tombée comme une pierre. Don Pepino a fait signe aux musiciens de jouer quelque chose de gai et il la traîne par les épaules pour la sortir de la scène.


* *
*

Don Pepino monte en soufflant les marches étroites qui mènent jusqu’aux combles. Il porte à la main un bol de soupe. Pour le principe. Ça fait plusieurs jours que Sara, l’ancienne danseuse de tango, à qui il a donné un jour sa chance pour le flamenco, ne mange plus. Quand elle est revenue de l’hôpital on lui a dit que c’était la fin.

Après sa première soirée de flamenco où elle s’était évanoui en plein spectacle, Sara n’avait plus voulu remonter sur scène. Il l’avait employé comme serveuse en salle jusqu’à ce que ses rhumatismes déformants, une maladie héritée de son père à ce qu’il paraît, soient devenus gênants pour les clients. Ensuite il l’avait gardée par charité à faire la plonge. Mais ce soir il faut qu’il lui dise que ce n’était pas seulement de la charité.

Don Pepino est impressionné devant ce visage jadis si beau, si fort, creusé par la douleur et la maladie. La respiration est difficile mais don Pepino a l’impression que Sara l’entend.

- Tu sais, Sara, le vieil homme hésite, cherche ses mots, pendant toutes ces années où tout le monde croyait que vous étiez comme mariés, et bien Pedro, Pedro … Pedro était mon amant.

Don Pepino a l’impression qu’à ces mots la terre va l’engloutir. Mais non, il ne se passe rien. Il lui semble seulement que la respiration de la mourante s’est faite plus silencieuse.

- Je pouvais pas te le dire avant maintenant. J’avais trop peur que tu parles. Ce sacré fils de pute ! Il m’a bien fait cocu mais avec moi il a toujours été correct, il a toujours pris ses précautions. Et, avant de mourir, il m’a fait promettre que je ne te laisserai jamais tomber. Alors je voulais que tu saches.

Le vieil homme se tait. Il n’a plus rien à dire à Sara. Elle sait maintenant qu’il n’a pas eu de nouvelles de son fils. Elle sait qu’il ne viendra pas la voir. Trop peur sans doute sans doute qu’elle lui parle du temps de l’Académie de la Marine.



samedi 24 novembre 2007

Blason

On appelle blason une description d'une partie du corps


Il n'y va pas sans une forme d'embarras à tenter d'évoquer une certaine paire de fesses. Comment rendre compte en effet de l'élévation allègre de la chair après la courbe inverse des reins sans sombrer dans l'ennuyeux? Comment faire ressentir les dunes jumelles recouvertes parfois, comme d'une croûte délicate d'arabesques de sable fin, d'une légère chair de poule sans lasser? Comment dire la caresse de l'oeil et le désir de la main sur ces courbes chaudes et pleines sans choquer? Surtout comment montrer la personnalité unique de ces deux jumelles rebondies sans rebuter?

Rien que l'admirable raie culière, cette coupure de symétrie, si singulière par sa netteté et son mystère, comment en parler? Fonctionnellement elle ne sert à rien et aucun autre animal que nous n'en est doté. Cependant il m'est avis que quand le bon dieu en a eu l'idée il connaissait déjà bien son bonhomme d'Adam. N'est-elle pas l'incitation à aller voir de l'autre côté, à exercer sa curiosité sur les organes de l'autre sexe, à s'unir face à face et donc à pouvoir, après l'accouplement, se parler. Et, pour ce faire, inventer le langage. Langage, et par suite écriture, nés de la rencontre bord à bord, formant raie, de ces deux somptueuses hémisphères de chair, voilà une théorie qui a l'heur de me plaire!

Mais je sens bien que je cours ainsi double risque vis-à-vis de l'heureuse propriétaire et principale utilisatrice de cette certaine paire dont je parle présentement. Le premier est qu'elle pourrait me prêter un intérêt excessif pour ce morceau d'anatomie profondément civilisateur en général plutôt que se rapportant au particulier de ses splendides rondeurs; la généralité ayant en l'occurrence la fâcheuse tendance à s'exprimer, comme le savent les philosophes, dans toute une série d'incarnations particulières qui peuplent les trottoirs de nos villes et les couloirs de nos bureaux. Il est vrai qu'il peut m'arriver de regarder, de comparer, de supputer et je dois admettre que ces travaux ne sont pas exclusivement à but scientifique mais je peux plaider en toute bonne foi et vérité qu'ils ne font que raviver encore la splendeur à mes yeux des deux coupoles neigeuses où mes lèvres aiment à se rafraîchir.

Le deuxième risque est plus sérieux encore. N'ai-je pas une fâcheuse tendance à réduire le tout de celle que je prétends aimer à une partie seulement de son anatomie? Mes fesses, pourrait-elle me reprocher, savent certes, à ma commande et pour le plaisir de tes mains, se relâcher ou se durcir mais elles ne participent pas de ces organes érectiles ou de ces muqueuses délicates qui me sont infiniment plus intimes en ce qu'elles accompagnent ou traduisent mon désir ou mon plaisir. Encore moins, pourrait-elle rajouter, sont-elles représentatives de mon être social, comme mes cheveux, ou de mon esprit et de mon âme, comme mon visage, ma bouche ou mes yeux. Je serais en somme obnubilé par un morceau de chair presque inerte, presque sans rapport avec sa personnalité. Comme si le reste, ces tissus expressifs de son désir et de son plaisir, ne m'intéressaient pas! Sans compter ses cheveux, sa bouche et ses yeux. Et son âme surtout, que j'allais oublier.

Non, décidément je ne me sens pas de taille à blasonner sur ce sujet. Je vais plutôt prendre comme thème le bouc de mon professeur de dessin de sixième.

vendredi 9 novembre 2007

Connexion impossible

Aliette se sent nauséeuse, à bout de force. Comme si on lui avait volé une journée de sa vie. Ses yeux lui brûlent à force d'avoir guetté le redémarrage de l'ordinateur, le déroulement du script d'ouverture, le lancement de la tentative de connexion à internet. Toutes les trois minutes. Depuis neuf heures du matin. Et il est plus de vingt heures. Aliette a les nerfs en pelote. Tellement qu'elle ne sent pas la faim après cette journée scotchée devant l'ordinateur.

Ça avait pourtant bien commencé. Un peu de flânerie au lit en ce samedi de printemps en pensant à la journée à passer avec Bronislaw, ses somptueux yeux bleus qu'elle imagine plus qu'elle ne les voit car la webcam de l'ordinateur de son correspondant n'est pas très performante, et surtout sa merveilleuse manière de parler français avec son accent polonais si caractéristique et sa voix de miel qu'elle reconnaîtrait entre toutes. Une journée entière à parler avec lui à distance, au travers de protocoles IP. Il y aurait bien aussi le moment où ils se déshabilleraient chacun de leur côté devant l'oeil électronique de leurs ordinateurs respectifs. Moment de plaisir sans risque.

Et voilà, au lieu de ça, une journée foutue, plus que foutue. Un goût de cendre. Non, il vaut mieux qu'Aliette se détache de l'écran désespérément vide. Secoue toi ma vieille!

Elle sort de l'appartement, le coeur plein de rage, traverse le palier et va sonner à la porte d'en face.

Voilà, voilà, j''arrive dit une voix masculine avec son accent polonais si caractéristique, une voix de miel qu'Aliette reconnaîtrait entre toutes.

dimanche 4 novembre 2007

Tante Bette

Tante Bette prit une profonde inspiration. Il lui en fallait du courage pour entrer dans l’épicerie-bazar du village tenue par un compagnon de chasse de ses frères et où tout le monde la connaissait. Elle, la fille cadette un peu zinzin de cette famille bourgeoise imprégnée des idées antisémites de Maurras. Elle qui était partie au grand dam de sa famille, deux ans après la fin de la guerre de quatorze, vivre quelques mois avec une sorte de saltimbanque. Elle qui, toute honte bue, était revenue, plus maigre qu’un balai, n’en pouvant plus de la misère et des coups et menait désormais une vie de quasi-recluse.

Son frère aîné, le notaire, grand chasseur devant l’Eternel, avait révélé un soir de banquet de la Saint Hubert qu’elle n’avait jamais eu ses règles. Tous les hommes présents avaient ri grassement. Pas étonnant qu’elle soit un peu dérangée, la Bette. Un jour qu’il était en colère contre elle son plus jeune frère lui avait raconté cette histoire. Il avait rajouté qu’elle était la risée du village et la honte de sa famille.

Alors oui, il en fallait du courage à la tante Bette pour entrer dans l’épicerie et aller reprocher au patron d’avoir refusé de vendre un bobineau de fil à la couturière polonaise qui ravaudait ses robes. Ici on ne sert pas les youpins !

Tante Bette qui êtes morte bien avant ma naissance je vous aime !

mercredi 31 octobre 2007

Noces insolites

Ma grande cousine germaine s’appelle Germaine.

Je l’aime beaucoup Germaine. J’aime quand elle me tient sur ses genoux et qu’elle me souffle dans le cou pour me faire rire. J’aime reposer ma tête sur sa poitrine après avoir couru comme un fou dans le jardin des grands-parents. J’aime quand le soir juste avant de me coucher elle me lit une Histoire Insolite dans le grand livre de grand-père avant de me faire un baiser pour la nuit.

J’aime quand elle me passe la main dans les cheveux et m’appelant son petit fiancé. J’aime quand elle me sèche avec la grande serviette éponge à la sortie de mon bain et qu’elle dit en riant qu’elle voit bien que son petit fiancé l’aime beaucoup.

C’est vrai, je l’aime beaucoup ma cousine Germaine. Bien sûr quand je serai grand c’est maman que j’épouserai, mais j’aimerai aussi épouser Germaine.

Ce que je n’aime pas c’est que Germaine a dit hier au soir qu’elle allait bientôt se marier. Et pas avec moi. Avec Fernand. Fernand il est haut comme ça, et il a de grands pieds.

J’ai beaucoup pleuré. Pour me consoler Germaine m’a dit que je serai son garçon d’honneur, que j’aurai un beau costume bleu marine.

J’ai arrêté de pleurer. Juste pour faire plaisir à Germaine. Mais moi je sais bien que ça ne va pas marcher ces noces insolites où le marié est plus grand que ma Germaine.

lundi 29 octobre 2007

La salle de bain

- Qu’est-ce que tu penses de mon idée pour la salle de bain ?

Panique à bord. On vient de faire l’amour -c’était bien merci- et c’est le moment où je n’aspire qu’à me retrancher dans ma bulle ou bien à aller m’en griller une en-dehors de la chambre. A cause du bébé que je finirai bien par désirer avoir, comme le dit chaque fois que je lui en donne l’occasion madame, l’air revendicatif. Comme si c’était de ma faute si je n’avais pas envie de la partager avec un chiard, si j’avais envie de rester son seul bébé.

Je n’ai pas le moindre souvenir d’une quelconque conversation sur la salle de bain. J’en mettrais à couper mes précieuses boules qui viennent une fois encore de démontrer leur délicieuse utilité – mais non, je rigole ! Et pourtant il n’y a pas de quoi. La situation est délicate. Tous les journaux féminins sont formels. Après l’amour madame a besoin d’écoute et de tendresse pour se rassurer sur le fait que ce qui vient de se passer n’était pas pour monsieur seulement la satisfaction d’un besoin glandulaire. Comme si nous pouvions être comme ça, nous les hommes. Enfin passons !

Si je lui dis que son histoire de salle de bain je m’en tape ou, pis encore, que je n’en ai pas la moindre idée je crains d’avoir droit à l’interprétation purement hormonale de mon comportement amoureux. Et le pire c’est qu’elle me sera envoyée dans la figure la prochaine fois que … - enfin, vous voyez ce que je veux dire. Il vaudrait mieux que je passe carrément à l’attaque. Façon médicale : tu devrais aller consulter le médecin pour Alzheimer. Si, si, à trente cinq ans c’est rare mais il paraît que ça existe. Oui mais, si ça marche on est parti pour un week-end stressé. Pas très bon tout ça pour la gaudriole.

L’autre méthode serait de la jouer jaloux : tu ne m’en as jamais parlé. Tu as dû confondre. C’est à un autre que tu as dû en parler. Je le savais bien que tu as un amant ! Evidemment la salle de bain sera vite oubliée mais à trop m’avancer sur ce terrain je risque de me mettre en danger. Sans compter la certitude d’un week-end soupe à la grimace. Non, je vais la jouer tendre et romantique pour détourner son attention.

Ma chérie, je suis si bien dans tes bras que je m’étais assoupi.

-Tu dors les yeux ouverts maintenant.

Tu sais c’était vraiment merveilleux tout à l’heure, nous deux. Tu ne peux pas savoir le bonheur que tu m’apportes. On va encore passer un superbe week-end en amoureux, rien que tous les deux. Oui, je sais, un jour on aura un bébé, mais pas tout de suite, alors justement, il faut en profiter un max …

- Et pour la salle de bain. Qu’est-ce que tu en dis ?

jeudi 25 octobre 2007

La soirée d'Halloween

Je les entends. Ils arrivent. J'ai déverrouillé la gâche électriques et ils vont venir jusqu'à mon appartement, au fond de la cour. Quand ils chanteront « des bonbons ou des sorts » je leur donnerai ces bonbons que j'ai acheté pour eux au supermarché ce matin. Ce sont de bons gosses, j'en suis sûr. C'est normale après tout, vieille comme je suis, qu'ils se moquent de moi. Ils ne me connaissent pas et c'est sûr qu'avec mon grand cabas je dois leur faire un peu peur. Et pourtant moi je les connais et je les aime les gosses. Trente années de carrière d'institutrice dans le Nord. J'en ai vu passer des mômes! De toutes sortes. Des timides et des effrontés, des faciles et des durs. Mais toujours cette lumière au fond de leurs yeux. Trente années de bonheur. Mademoiselle Pinson, institutrice modèle, comme a dit le directeur le jour de mon départ en retraite.

Après il a fallu soigner maman. Et maintenant j'arrive dans cette ville du Sud dont j'ai toujours rêvé. Alors c'est sûr que les enfants d'ici, ils ne me connaissent pas. Ils ne savent pas que je suis mademoiselle Pinson, la crème des institutrices à la retraite. Ce soir ils sauront et demain ils me diront bonjour et ils me souriront en me croisant dans la rue.

Ça y est. Les voilà. Ils sonnent et chantent « Des bonbons ou un sort ».

Ohé, les enfants, j'arrive.
Hiiii! La sorcière! La sorcière!
N'ayez pas peur! Ne partez pas! J'ai des bonbons! Ne par....

dimanche 21 octobre 2007

L'oeuvre

Mauvaise surprise, le quai du métro est noir de monde! Je ne vais pas pouvoir donner la chorégraphie silencieuse qui a surgi en moi quand j'ai enfin vu l'oeuvre de Charles exposée. Ce désir de jubilation de mon corps dans la danse qu'ont fait naître ces quatre bandes verticales, ces quatre oriflammes au graphisme épuré! Deux années de rage et de doute. Deux années où Charles m'a si souvent abjuré de ne pas gâcher ma jeunesse et ma beauté avec un artiste tari, incapable de se réinventer.

Le résultat est là, évident. Dans cette galerie réputée de l'avenue Matignon le galériste m'a dit que l'oeuvre, après ces années de silence, inaugurait une nouvelle période encore plus prometteuse que la première. Malgré l'urgence je n'ai pas osé danser ma joie. Dans la rue non plus je n'ai pas osé danser. J'ai couru au métro comme si ma vie en dépendait. Mais avec cette foule qui occupe tout l'espace le charme est rompu.






J'attendrai d'être avec Charles. Il se moquera gentiment mais il comprendra. Je lui offrirai mon bonheur pour l'aboutissement de ses années de travail et pour cette autre oeuvre de lui qui, je le sais depuis ce matin, bientôt alourdira mes flancs.

vendredi 19 octobre 2007

Le beau parleur

J'ai aimé vous séduire, foule fascinée que ma parole tour à tour savait apaiser ou mettre en ébullition. J'ai aimé me gaver de la force poignante qui émanait de vous, foule en fusion, de l'enivrante sensation de respirer les vapeurs alcooliques d'un grand bol de punch lorsque je touillais vos passions. J'ai aimé donner corps à vos peurs, à vos colères,j 'ai aimé susciter votre hypocrite indignation, vous désigner le bouc émissaire, exutoire de vos haines, foule impitoyable. J'ai aimé vous faire vous aimer vous-même, foule vivante. J'ai aimé vous faire communier à votre commune fureur, foule sauvage.

Je vous ai sculptée amoureusement comme un potier empoigne la glaise. Ma volonté à dressé votre lourde apathie. Mais ce n'est pas vous que j'ai aimée, foule imbécile, c'est la force dévastatrice que j'ai éveillée en vous que j'ai aimée. Vous étiez la pierre de ma fronde.

J'aime vous savoir chacun dans votre appartement, décervelé pour mieux consommer mon discours, pour manger plus de pizzas.

mardi 9 octobre 2007

Anniversaire

Elle m'a dit:

- J'aime le mouillé de vos yeux. Ça me fait penser à ceux d'un pékinois atteint de conjonctivite.
En revanche je trouve qu'ils sont un peu trop enfoncés, qu'ils manquent d'expression.

Elle m'a dit:

- J'aime bien votre bouche. Elle est peut-être peu lourde, un peu fade. Les lèvres gagneraient à être mieux dessinées, moins épaisses

Elle m'a dit:

- Déshabillez-vous.

Elle m'a dit:

- Votre sexe est charmant. On dirait un adolescent timide et mal embouché. Vous savez qu'il vous ressemble.

Elle m'a dit:

- Tiens, maintenant il a l'air en berne. Vous savez bien, comme un drapeau un jour de deuil national.

Elle m'a dit:

- Vous ne trouvez pas que vos testicules sont un peu grasses? Elles me font penser à des beignets aux pommes dégouttant d'huile. Pas vous?

Elle m'a dit:

- Tournez-vous.

Elle m'a dit:

- Votre dos ne fait pas très viril. Et vos fesses .... vos fesses, je trouve qu'elles manquent vraiment de personnalité. Enfin ça ira.

Elle m'a dit:

- La chambre de ma fille est au bout du couloir à gauche. Souvenez-vous: c'est une surprise pour son anniversaire.

dimanche 7 octobre 2007

L'agent immobilier

Mon dieu! C'est horrible cette peur de tomber dans ces escaliers qui plongent de la colline jusqu'aux quais. Ces volées de marches en pierre, elles ne finiront donc jamais. Heureusement qu'à mon âge j'ai encore les genoux solides. Mais je n'ai plus que les os sur la peau. J'ai beau me cramponner de la main droite à la rampe métallique et tenir fermement mon gros cabas de l'autre main, j'ai peur qu'un coup de vent ne m'emporte ou que je rate une marche. A presque quatre-vingts ans je suis sûre d'y passer, foi de Célestine.

Et puis surtout j'ai peur que l'autre, l'homme de l'agence, me pousse. C'est pas les clients qui doivent leur manquer pour cette maison à louer au bord de la rivière. Une petite vieille de plus ou de moins, qu'est-ce que ça peut lui faire? C'est vrai qu'il est inquiétant ce colosse avec son crâne rasé et son rire tonitruant. Il a un drôle d'accent, il doit être russe, et je n'ai pas du tout aimé comme il m'a appelé la petite grand-mère, comme on dit chez nous. Je ne lui ai rien demandé, moi. Pourquoi a-t-il insisté pour que je passe devant lui dans l'escalier si ce n'est pas un mafieux russe qui a envie de se faire la main sur moi. Histoire de prouver à son chef qu'il ne recule devant rien.

Allons Célestine, ne te monte pas la tête comme ça. Tu devrais avoir honte. Peut-être aussi qu'il a encore plus le vertige que toi ce jeune-homme. Et peut-être qu'après tout ça va bien se terminer, comme au cinéma: « Il lui donna solennellement les clés de la maison ».

jeudi 4 octobre 2007

L'ombre de l'éléphant

Note de service de: Direction de la qualité
à: vendeurs du rayon maroquinerie

Objet: retrait de la vente

Un accident récent nous conduit à retirer de la vente les bourses en peau d'autruche. En effet la semaine dernière une de nos clientes parmi les plus respectables, la marquise douairière de Monvieucomplice (le nom a été changé pour préserver l'anonymat) s'est fait mordre au sang par une de ces bourses en peau d'autruche alors qu'elle y mettait la main pour prendre un billet de cinq cent euros. L'accessoire raffiné s'est ensuite retourné contre un jeune homme qui se trouvait par hasard dans la même pièce. La bourse en peau d'autruche lui a sectionné les organes sexuels puis les a recrachés avec mépris bien qu'ils aient été de belle taille au dire de notre cliente.

Après analyse dans nos laboratoires il apparaît que ce n'est pas le mécanisme de fermeture métallique de la bourse qui est en cause, celui-ci ne contenant pas de ressort, mais bien la peau d'autruche elle-même. Une enquête plus poussée a révélé que l'agression s'est déclenchée lorsque le jeune homme s'est vanté d'avoir chassé des autruches au Zimbwabe.

Cet accident n'est pas sans rappeler celui qui avait assombri il y a six mois notre magasin du quartier de La Madeleine lorsque un bracelet en poils d'éléphant et platine avait sectionné le poignet de la ravissante nièce d'un de nos autres vieux clients, le général **. L'accident s'était produit lorsque la jeune fille s'était vantée à son oncle ,qui l'embrassait dans le cou en contemplant le luxueux bracelet à son bras, d'avoir mangé récemment de l'éléphant de contrebande en ragoût.

Fidèles à notre constante politique de qualité et de manière à écarter tout risque de mutilation de celles et ceux qui croisent nos clients nous avons décidé, comme ce fut le cas pour les bracelets en platine et poils d'éléphants, de retirer immédiatement de la vente les bourses en peau d'autruche.

Dès réception de la présente vous devez retirer cet article des rayons et renvoyer au magasin central les exemplaires dont vous disposez.

Signé: illisible

mercredi 26 septembre 2007

En classe de quatrième

Je ne comprends pas pourquoi ce prof de dessin qui nous terrorise depuis la sixième, et dont ma mère loue après chaque réunion de rentrée la qualité pédagogique, se croit obligé de lire mon texte sur le printemps à toute la classe avec cette voix bizarre, tantôt forte, tantôt faible, ces silences, ces accélérations. Il devrait se contenter de livrer aux ricanements mon dessin d'illustration de cet exercice commun avec le prof de français. Le dessin, je l'ai vraiment bâclé: un cercle approximatif avec trois secteurs, rouge, vert et orange, fait avec une truelle de gouache. Je ne comprends pas pourquoi les autres ne disent rien et pourquoi mon ami Marc me regarde comme s'il avait avalé la lune.

Je ne comprends pas pourquoi le prof me hurle aux oreilles « Hidden, ça fait des années que vous vous moquez de moi. Quelqu'un qui écrit si bien ne peut pas dessiner si mal! ». Je ne comprends pas pourquoi, au lieu de déchirer mon dessin comme il l'a si souvent fait, il me tend ma copie en souriant. Je ne comprends vraiment pas pourquoi ce salaud de prof de français, au lieu de me mettre le douze ou le treize de mes bons jours, m'a gratifié de cet obscène dix-sept, sans précédent de mémoire de quatrième et qui m'a attiré la vindicte du prof de dessin. Je ne comprends pas pourquoi, à la sortie du cours, mon ami Marc me donne une bourrade en disant « Sacré Arthur, toi au moins tu caches bien ton jeu ».

Mais ce que je comprends c'est que l'autre taré de prof de dessin il ne va plus me lâcher jusqu'à ma sortie du collège.

mardi 25 septembre 2007

Le crime aurait pu être parfait

Je lui ai dit de se taire. Mais rien n'y fait. Certes elle ne m'assène plus ses jérémiades, ses récriminations sur ma lâcheté d'avoir plaqué sa petite fille. Tu parles. C'est elle qui s'est barrée, il y a dix ans, en me laissant sa grand-mère, la vieille taupe. La garce savait que j'avais besoin de ce tas d'or à moitié gâteux pour vivre, que j'étais coincé à jouer les garde-malades.

Elle n'aurait pas dû me dire, la vieille, qu'elle allait modifier son testament, qu'elle ne me laisserait rien. Ce que je ne lui pardonnerai jamais, c'est surtout de m'avoir transformé en assassin. Je n'aurais jamais pu imaginer ça quand j'étais gosse et que je me passionnais pour le sauvetage d'une vieille jument (*). Piler dans son café les produits des bocaux en verre de son mari, pharmacien colonial, ça n'avait pas été très difficile. Elle avait bu sans sourciller, la vieille bourrique. On aurait pu croire à un suicide de gâteuse. Mais les produits devaient être éventés. Elle a crié de douleur pendant plus de trois heures. Ce vacarme! C'était insupportable. Dans ces conditions c'est sûr que l'autopsie révélera que je suis resté à la laisser crever sans rien faire.

Maintenant elle ne gémit même plus mais elle fixe dans ma direction ses yeux vitreux et de grosses bulles d'écume verdâtre sortent de sa bouche et font « blop, blop ». C'est exaspérant.

- Mais tais-toi, je te dis!

Je vais l'achever à coups de bêche. Tant pis pour le crime parfait. Je sais où elle cache ses bijoux. Toutes ces années à m'occuper d'elle! Je l'ai bien mérité. Je partirai en emmenant son magot. En Amérique du Sud.

(*) cf "L'expédition" infra

dimanche 23 septembre 2007

Lendemain de victoire

Pacifique jogging au milieu des clochards encore mal réveillés sur un viaduc ferroviaire transformé en promenade plantée. En-dessous braille une bande d'enfants. La veille, au cours d'un match mémorable de la coupe du monde de rugby la France a écrasé l'Irlande. Avant le début du match gros plans sur les mâles molosses bleus en larmes aux accents virils et guerriers de l'hymne national: Qu'un sang impur abreuve nos sillons...

Les gamins braillent: Qu'un sang impur abreuve nos sillons...Ils chantent faux et c'est à celui qui criera le plus fort. Le coureur s'approche du parapet pour les voir. Ce sont des élèves de fin de primaire qui portent des tenues de sport dépareillées. Il doit y avoir plusieurs classes car ils sont nombreux et les instituteurs qui les encadrent crient pour qu'ils restent en files et n'occupent pas tout le trottoir: A droite, à droite, plus à droite ...

jeudi 20 septembre 2007

Par inadvertance

Longtemps j’ai enfoui mon nez entre les pages des livres que j’étais en train de lire. L’odeur du papier, de la colle, de leur mariage me grisaient. Aux plaisirs de l’esprit s’ajoutaient ceux des sens. Les haltes au cœur des pages encore vierges de la caresse de mes yeux me ménageaient des oasis bienfaisantes dans l’aridité des traités, calmaient le bouillonnement de mon imagination dans l’ardeur des épopées. Je savais qu’une fois lue la page aurait changé d’odeur. Si je reprenais un jour le livre achevé il n’aurait plus la même saveur. Mais qu’importait alors car mon intimité avec lui aurait crû dans une proportion telle que ce que j’aurais perdu en intensité olfactive serait plus que compensé parce que j’aurais gagné de connivence.

Pour cette raison je goûtais peu les livres de seconde main et même les éditions anciennes qui avaient été déflorées par des lecteurs aux nez peut-être moins sensibles que le mien. Cette heureuse disposition, au fond assez égoïste, m’a évité d’engloutir ma fortune dans l’achat de précieux incunables, d’inestimables éditions originales dédicacées par les plus grands auteurs romantiques. Elle m’a au contraire laissé les ressources financières nécessaires à l’assouvissement de la grande passion d’une époque, maintenant complètement passée de mode, et qui consistait à singer les stars du football et du show-business en jouant les milliardaires sur un yacht en Méditerranée ou dans un somptueux palace nord-américain. Ces passe-temps légèrement futiles m’ont cependant coûté fort cher car je n’avais pas trouvé les amis désintéressés et généreux pour me les offrir.

Mais tout cela est désormais bien fini. J’ai complètement perdu le sens de l’odorat et il y a belle lurette que je ne lis plus rien. Hier j’ai même constaté que ma barbe ne poussait plus et il y a une éternité que je n’ai plus eu besoin de me couper les ongles. J’ai dû mourir il y a pas mal de temps. Par inadvertance.

jeudi 13 septembre 2007

Le vieillard et la lanterne rouge

Le vieillard qui se tient péniblement voûté en face de moi est si émacié qu’un coup de vent pourrait le faire s’envoler, comme une feuille sèche de noisetier. De ces noisetiers qu’on trouve dans son pays d’origine, la France. Un pays si lointain qu’il ne connaît pas la mousson. Dans ce corridor de la maison de plaisir à la lanterne rouge réglementaire les filles passent à côté de lui sans lui prêter attention. Pourtant autrefois il les a gratifiées de généreux pourboires, elles ou leurs mères ou leurs sœurs, qu’importe. Parfois même il leur apportait des cadeaux. Cette munificence c’était sa manière de se bercer d’illusion, de croire qu’il y avait plus entre elles et lui que des relations strictement tarifées.

Son visage semble vidé de l’intérieur. Il porte un short colonial trop grand pour lui, une chemise, qui a dû être rouge, trop grande pour lui. Ses jambes, ses bras sont décharnés. Même ses pieds semblent s’être desséché dans des tongs de paille trop grandes pour lui. Sa vie, dont il va bientôt être expulsé, est devenue trop grande pour lui. Mais son regard soutient le mien. Un curieux sourire s’esquisse sur ses traits de papier huilé quand je souris mécaniquement au spectacle d’une telle déchéance.

Tout à l’heure madame Wu, la tenancière, l’a vertement rabroué. Elle lui a dit qu’il ne pourrait plus aller derrière les lourdes tentures rouges fumer l’opium tant qu’il n’aurait pas payé ses dettes et puis elle l’a laissé au milieu du corridor, comme s’il n’existait déjà plus.

Ce vieillard que je regarde à travers la grande vitre constellée de chiures de mouches du corridor de la maison de plaisir à la lanterne rouge réglementaire a quarante deux ans. Il sait qu’il va bientôt mourir et que sans son opium ses derniers jours seront atroces. Ce vieillard c’est moi.

dimanche 9 septembre 2007

L'expédition

L'horloge indique vingt deux heures trente, mais elle est en avance. Nous aurions pu attendre minuit si le petit Tobi n'avait pas voulu absolument nous accompagner. De toute façon à cette heure-ci nos parents respectifs se sont déjà retranché dans le salon d'apparat. Ils ne s'occupent plus de nous. Nous descendons à pas de loups de nos chambres mansardées par l'escalier de service, poussons nos vélos le long de la grande allée en évitant de faire crisser le gravier. Le petit Tobi, que je prendrai sur mon porte-bagages, me sert la main très fort. Entre deux nuages la lune pleine éclaire presque comme en plein jour.

Sur la route on n'entend que le cliquetis de nos roues. Personne parle. Nous n'avons pas plus de deux kilomètres à faire. On aperçoit déjà le grand bâtiment sombre. Nous mettons pied à terre pour nous approcher à l'ombre des arbres de l'allée. Le petit Tobi tient ma jambe de pantalon.

Zut, la porte est fermée à clé. Nous aurions dû le prévoir. Le petit Tobi commence à pleurnicher. Pas la peine de s'énerver, disent les filles. Il suffit de réfléchir. Elles en ont de bonnes. C'est Magali qui a une idée. Il y a une fenêtre ronde au-dessus du boxe de Flicka qui est toujours entre-baillée. Moi qui suis l'aîné des garçons, on me fera la courte échelle pour que je rentre dans l'écurie. J'ouvrirai le grand portail et nous mettrons la jument à l'abri dans le parc des grands parents. Personne n'osera plus la reprendre pour l'emmener à l'abattoir.

C'est là. La lune permet de repérer la seule fenêtre ronde entrouverte. Ça ne va pas être facile. Le mur est trop haut. Il faudra revenir demain soir avec une échelle. Et sans Tobi, dit méchamment Magali. Le petit se met à couiner.

« Que faîtes-vous là? ». Une voix terrible nous fait sursauter. L'homme nous braque dans les yeux une grosse torche. Les filles crient. Le petit Tobi pleure. L'homme porte un chapeau et quelque chose qui ressemble à un fusil. Tobi hurle qu'il ne veut pas qu'on tue Flicka, que le moniteur a dit ce matin à son cousin que la semaine prochaine elle ne serait plus là. Qu'elle était trop vieille. Cette mauviette va tout faire rater.

L'homme prend la main du petit Tobi. « Suivez-moi ». Il me semble reconnaître la voix du directeur. Il retient notre cousin. Nous n'avons pas le choix. On arrive à un pré derrière les écuries. Il claque la langue. Une forme grise sort de l'ombre.

- Ma vieille Flicka, tes petits amis sont venus voir ton nouveau domaine pour ta retraite. Celle-là, tu l'as bien méritée.

jeudi 6 septembre 2007

Terrasse de café

Il m’a donné rendez-vous à la terrasse de ce café, à l’angle de la rue de Rivoli, sur la place en face de l’Hôtel de Ville. La place du baiser de Doisneau ! Nous repartirons bras dessus-bras dessous après nous être embrassé. Nous n’en pourrons plus d’attendre le prochain baiser. Tous les cent mètres, îlot de bonheur immobile au milieu de la foule compacte qui en nous dépassant nous enviera. Après chaque baiser il me serrera très fort, sans un mot.

Il est là, il est beau. La terrasse ensoleillée est pleine de monde en cette belle fin de journée du début de l’été. Pourtant je l’ai trouvé du premier coup d’œil. Comme si son attente que j’arrive avait aimanté mon regard.

Les vacances, les vacances à inventer avec lui. Ça tombe bien, je n’avais rien prévu. J’espère que lui non plus n’avait rien prévu.

Pour le rejoindre je passe entre les tables. Les consommateurs de la terrasse que je dérange me sourient. Je sens que je suis belle.

Il y a sur la petite table devant lui une bière à moitié bu. Beaucoup de filles ont dû rêver à la place vide à côté de lui. Il se lève à demi et me fait signe. Je me sens enveloppée dans sa chaleur, son sourire.

C’est moi, cette fille au cœur battant. C’est moi qui suis là. Pour une fois je n’ai pas envie de me moquer gentiment de moi. Ce n’est pas le moment, ce n’est pas la peine.

Il m’a posé un baiser sur le visage, sur les lèvres je crois. Un baiser rapide. Un baiser promesse. Un baiser si sûr de lui qu’il me dit que rien ne presse.

Il hèle un garçon qui, malgré la presse, arrive immédiatement. Il me demande ce que je veux boire. Oh, c’est horrible ! Moi, la normalienne en agrégation de philo, j’ai l’esprit absolument vide. J’éclate de rire, lui aussi et il dit à ma place au garçon un peu interloqué que pour moi ce sera un Perrier tranche.

Nous ne nous disons plus rien. Où plutôt il me parle d’une voix enjouée et moi je n’écoute pas. Le garçon apporte mon Perrier. Un silence. Je le regarde. Cette lèvre si attirante. Mais que dit-il ? Que dit-il ? Qu’il en aime un autre ? Ce n’est pas possible.



Mademoiselle, mademoiselle, ne partez pas ! Les consommations ne sont pas payées.

mercredi 29 août 2007

Maèva

J’aime la sensualité féminine de la voix de mon GPS qui me guide avec assurance. L’autre présence féminine dans ma voiture dort à poings fermés. Et à bouche largement ouverte, car elle ronfle horriblement fort. Comment une créature si pleine de charme lorsqu’elle est éveillée peut produire un tel bruit de moulin à café une fois endormie ? Voilà un mystère de l’univers dont mon père, brillant professeur de cosmologie, spécialiste d’une certaine gamme de rayons X mise en évidence par lui dans certaines étoiles de la constellation d’Orion, ce qui pourrait lui valoir un jour le prix Nobel, ne m’a pas parlé. A sa décharge si Maèva a un prénom d’étoile ce n’est pas le genre de personne que mon père a pu rencontrer dans sa carrière universitaire. Pour ce qui est sa carrière sentimentale , elle s’est tenu encore plus éloignée, si cela était possible, du genre de bipèdes auquel appartient Maèva, mon père vouant depuis l’age de vingt deux ans une adoration exclusive à ma mère, administratrice du CNRS aux tailleurs stricts.

Moi, leur fils unique, je n’ai pas à m’en plaindre, même si j’ai suivi d’autres chemins. Je crois, sans me vanter, que j’ai exploré plus de filles que mon père n’a connu d’étoiles. N’ayant pas l’esprit très scientifique je n’en ai pas fait le compte mais je suis certain qu’avec ses lèvres pulpeuses et son corps agréablement dodu Maèva restera dans mes tablettes comme un morceau de choix. Nous nous sommes rencontré il y a un mois dans une boite des Baléares. Nous avons fait tout ce qu’il convient de faire dans ces cas-là puis la demoiselle a demandé que je la raccompagne dans sa case au bord de la plage. Rapport au ronflement, j’imagine. Ça m’allait bien. Notre intermède avait été assez chaud et intense mais il y avait tellement d’occasions à saisir en ce lieu que je préférais laisser ma chambre libre pour d’autres rencontres.

Le lendemain nous nous retrouvions, un peu par hasard, à la plage, et là j’ai flashé pour ses ongles de pieds au vernis abricot assortis à la couleur de ses tongs. Il n’en faut pas plus pour embraser la savane. Maèva devait repartir le soir même. Comme elle habitait également Paris, elle s’est mise à peupler mon agenda de retour de vacances. Nos rencontres ont continué d’avoir l’intensité et la brièveté de notre première nuit à Ibiza.

Rien à dire de plus si mon patron, propriétaire de la boite dont je suis le numéro deux, ne m’avait pas invité il y a quinze jours à venir passer le week-end dans sa maison de Normandie avec mon épouse. Je ne lui ai pas dit, à cet affreux paternaliste catho-réactionnaire dont mon sort dépend, que je n’étais pas marié. Je n’ai pas osé. Et du coup j’ai embarqué Maèva dans cette aventure.

Elle est cool Maèva, elle ne m’a pas posé de question. Elle n’a même pas demandé où on allait passer le week-end. C’est vrai qu’elle ne m’a pas prévenu non plus pour les ronflements. Mais peut-être qu’elle ne ronfle que dans la voiture. En tout cas elle s’est habillée classique. Ça lui va plutôt bien. C’est elle-même qui m’a proposé de remplacer le nom un peu exotique de Maèva par celui plus conventionnel d’Odile. Gérard et Odile. Un beau couple.

Dès qu’elle a déposé son sac de voyage dans le coffre de ma voiture elle s’est endormie sans demander son reste. Maintenant je me suis garé au pied du perron de la somptueuse demeure de mon boss qui descend les escaliers pour m’accueillir. Je secoue Maèva pour la réveiller. Elle semble affolée.

- Gérard, c’est mon père !
- …
- Odile !

dimanche 26 août 2007

Au moins que ma mort serve à quelque chose

Au moins que ma mort serve à quelque chose



Trois mois que je pourris sur place. Trois mois qu’il ne se passe rien. Enfin pour moi. Parce que les crapules, elles, continuent à torturer les petites vieilles le soir, à violer les enfants la journée. Mes collègues ne s’ennuient pas, c’est sûr, mais moi je me traîne toute la journée. Le gouvernement non plus ne s’ennuie pas. Il est là pour changer la loi dès que quelque chose de sensationnel arrive, toutes les semaines en ce moment. C’est rassurant pour les braves gens qui s’endorment en claquant des dents de se dire que s’ils sont tués dans des circonstances particulièrement atroces ils auront droit à leur nouvel article de loi.

Alors nous, les policiers, on est sans cesse sur la brèche. On parle de nous, on nous voit à la télé. Evidemment, la BAC , c’est l’élite. On risquait notre vie aussi. Parfois, il faut le reconnaître, il y avait la peur au ventre. Il fallait être toujours calme, diplomate, pour ne pas se faire lyncher quand on intervenait dans une foule. Surtout il ne fallait pas se tromper. Ça c’est une vie.

Enfin, pour moi, c’était, parce que maintenant c’est fini. Ça fait trois mois que je suis à la retraite et j’ai l’impression d’être devenu un pot de fleurs qui prend la poussière sur le rebord d’une fenêtre d’un premier étage qui donne sur une rue passante. Et en plus c’est les vacances, et j’en ai marre d’avoir les enfants dans les pattes pendant que leur mère travaille. Ça a des avantages de s’être remarié avec une femme de vingt ans plus jeune que soi, mais ça aussi des inconvénients. Surtout en ce moment où je commence à me sentir vieux. Je me demande ce que je fous encore là.

Malgré tout je ne perds pas complètement mes réflexes ; « flic un jour, flic toujours », comme on dit. Quand je vais chercher le pain j’observe les automobilistes, une habitude comme ça. Et j’en vois beaucoup qui se servent de leur téléphone portable en conduisant. Bien sûr, quand j’étais à la BAC je ne m’occupais pas de ça. Nous, c’était le grand banditisme. Mais maintenant je vois que les collègues de la circulation ne s’en occupent pas non plus. C’est un laxisme incroyable. Et ce genre de chose, on sait comment ça commence, on ne sait jamais comment ça finit, comme on dit.

Mais moi ça me met vraiment en pétard. L’autre jour j’ai demandé à un collègue qui restait sans rien faire au bord du trottoir pourquoi il ne verbalisait pas les automobilistes qui téléphonaient en conduisant. C’est qu’il l’a mal pris. Il m’a demandé mes papiers. C’est tout juste s’il ne m’emmenait pas au poste. Quand il a vu que j’étais un collègue il s’est calmé. Il m’a expliqué qu’ils avaient des instructions, qu’il ne fallait pas se mettre à dos la population. Bien sûr, ça je le comprends. Mais quand même, c’est dangereux. Un jour il y aura un accident grave. Une petite vieille qui, au lieu de se faire torturer, ou un enfant qui, au lieu de se faire violer, se feront écrabouiller.

La paix, les enfants ! … Ça ne peut pas continuer comme ça des années … Je suis à bout … Je veux en finir avec cette vie misérable qui m’attend…. Je vais repérer sur la route quelqu’un qui conduit en téléphonant. Au dernier moment, sans qu’il ne se doute de rien, je vais me jeter sous ses roues. Un héros de la police qui a échappé plusieurs fois à la mort en service écrasé par un chauffard qui téléphonait au volant. Tué au moment de profiter enfin d’une retraite bien méritée.

Il y aura des articles dans les journaux. On verra ma veuve et mes deux jeunes enfants pleurer à la télé. Le président viendra à mes obsèques. On durcira la loi.

Au moins que ma mort serve à quelque chose.

jeudi 26 juillet 2007

Une sensation de vacuité

Ça y est. Je l'ai eue. Elle est morte !

Depuis le temps que j'essayais ! J'avais vraiment tout essayé ! Quand j'étais plus jeune j’ai fait toutes sortes de tentatives, surtout de la noyer, dans un saladier d'alcool, ou de la faire crever d'une overdose. Mais rien à faire. Elle s'en était toujours tirée. Remontant à l'assaut dès qu'on était sorti des vapes, elle et moi, pour me faire sa foutue morale. Comme si je n'allais pas parfaitement réussir sans ses foutus conseils. Comme si je n'étais pas aujourd'hui, malgré ses jacasseries, jalousé, craint, détesté même, par mes concurrents, par mes salariés.

Devenu adulte j'avais changé de technique. Je lui avais raconté des histoires, je lui avais menti. Elle aurait pu comprendre que c'était pour son bien, que c'était pour l'épargner. Après tout on était né le même jour, du même sang. Elle aurait dû comprendre que ça ne servait à rien d'être comme ça, tout le temps, sur mon dos. Au fond, cette relation qu'elle avait avec moi était très malsaine, pour elle. Et aussi pour moi. C'était vraiment plus possible.

C’est quand j’ai humilié Duranton devant toute son équipe, et que je l’ai même poussé à démissionner malgré ses trois jeunes enfants, parce que je n’aimais pas la couleur de ses cravates, et qu’elle n’a rien dit, que j’ai su que ce coup-ci elle était vraiment morte.

Et pourtant de l'avoir tuée, ma conscience, ça ne m'a pas vraiment soulagé. Ça me laisse un atroce sentiment de solitude, une sensation de vacuité.

lundi 23 juillet 2007

Moderne Cendrillon

La surprise est de taille qui conduisit à un an d’effervescence médiatique autour de l’empire-principauté de Cancanie, petit état paisible au cœur de l’Europe, héritier du grandiose empire éponyme.

Il faut dire que les implications économiques ne manquaient pas à cette histoire. La Cancanie envoyait dans le monde entier des boites métalliques de biscuits avec la mention By appointment of her Imperial Majesty. Si le prince Erick, le fils unique de l’empereur vieillissant ne se mariait pas il ne pourrait pas monter sur le trône, telle était l’implacable loi de la libérale Cancanie, et s’en serait fini de l’impériale recommandation pour les biscuits.

Mais c’était surtout l’intérêt médiatique qui dominait pour les cœurs innombrables dans le monde qui s’émeuvent des vicissitudes des célébrités. Le prince Erick était fort beau mais il vivait depuis l’age de quinze enfermé dans sa chambre où il refusait de recevoir quiconque, à plus forte raison de songer au mariage. La presse people du monde entier s’interrogeait périodiquement sur son destin. On peut imaginer quel fut l’émoi, en Cancanie et ailleurs, lorsque le palais annonça que le prince avait disparu pendant trois jours et qu’à son retour, sans donner aucun détail sur son escapade, il avait fait l’aveu qu’il avait enfin trouvé, puis perdu, l’âme sœur avant de se murer dans un silence absolu. Le premier ministre en personne devait s’exprimer en direct devant la nation sur ce grave sujet et faire une révélation fracassante. L’intervention était prévue dans une semaine, le temps de doper les ventes mondiales de biscuits cancaniens.

C’est devant les télévisions du monde entier que le premier ministre, sobre et grave, annonça que le prince Erick avait rencontré une personne dont il n’avait pas voulu ou pu livrer autre chose que la photo qu’il avait maladroitement prise : une paire de jambes vêtues d’un pantalon de jogging et chaussées de baskets. Le signalement était des plus vagues mais seule la personne aimée du prince pourrait le sortir de son absolue prostration.

Je vous laisse imaginer les six mois de travail de la police cancanienne pour trier parmi des millions de postulants les quinze mille hommes et femmes qui furent présentés alternativement au prince. Le Parti conservateur ne put s’opposer à cette manière de faire car depuis plus de trente ans la loi de Cancanie autorisait le mariage entre personnes du même sexe et nul ne connaissait les orientations sexuelles du prince.

Malheureusement la place me manque pour poursuivre mon récit mais vous connaissez tous, lecteurs cultivés, l’identité de la personne que le prince, devenu quatre ans après son mariage premier président de l’Europe élu au suffrage universel, épousa. Car son nom appartient désormais à la Grande Histoire.

jeudi 19 juillet 2007

Un rêve étrange

- Cette nuit j’ai rêvé que tu m’apportais des fleurs
- ….
- Des roses rouges je crois
- ….
- Ensuite on faisait l’amour
- ….
- Comme ça fait des années qu’on l’a plus fait je crois
- ….
- Après il me semble que tu me prenais dans tes bras
- …
- Et que tu me posais des questions sur mon travail
- ….
- Et après ça devenait très étrange
- …
- Tu m’écoutes ?
- Mmmm
- Tu me disais que tu avais envie d’inviter ma mère à déjeuner dimanche
- ….
- Mais chéri, qu’est-ce que j’ai dit ? Pourquoi tu t’en vas ?

vendredi 13 juillet 2007

Toucher le soleil

Dès le début je me suis dit que ça ne marcherait pas. Il y avait quelque chose qui clochait dans le reflet qui m'était renvoyé par la vitrine du pressing en bas de chez moi. Je n'en aurais pas mis ma main au feu mais il me semblait bien que ma mère m'avait dit un jour qu'il ne fallait pas mettre de chemise bleu clair avec ma veste de costume vert clair. Et c'est précisément ce que j'avais fait. Pour conjurer le mauvais sort j'aurais dû rebrousser chemin et me changer mais j'allais être en retard et de toute façon je n'étais sûr de rien. J'aurais pu appeler maman pour lui demander confirmation. Mais à trente cinq ans on a son amour propre et l'appeler pour lui poser une question vestimentaire lui aurait mis la puce à l'oreille. Elle se serait immédiatement vue grand-mère. Ma vie privée ne la regardait pas. Elle ne devait pas savoir que j'étais à demi puceau.

Elle ne devait rien savoir non plus de ce rendez-vous de la Saint Jean d'été avec Cécile, une collègue de bureau qui peuplait mes nuits solitaires depuis que je l'avais vue remonter sa bretelle de soutien gorge lors du pot de début d'année. Ce simple geste avait déclenché chez moi des torrents de lubricité qui me laissaient après coup triste et honteux. Mon émoi s'était trouvé accru par l'impression que le geste du début d'année n'avait été nullement fortuit. Cécile semblait ne pas être insensible à mon charme car il lui arrivait fréquemment de rire bruyamment en répétant ce que je venais de dire et en prenant nos collègues à témoin. Eux aussi alors riaient. Elle n'était pas précisément belle, et sensiblement plus âgée que moi, mais en sa présence je me sentais de plus en plus bête, et quand je ne la voyais pas de plus en plus obsédé. C'était une femme, n'est-ce pas?

A ma propre surprise, en ce début de semaine je m'étais jeté à l'eau. Je lui avais proposé de passer avec moi la soirée de la Saint Jean qui tombait un vendredi. Comme ça, avais-je dit, nous pourrions ensemble toucher l'été. Elle avait éclaté de rire: « Toucher l'été. Tu as une drôle de manière d'appeler les choses, mais pourquoi pas après tout » Au début je n'ai pas compris ce qu'elle voulait dire. Et après j'ai réalisé, et mes nuits ont été encore plus enfiévrées. Du coup toute cette maudite semaine j’ai eu du mal à me réveiller le matin et toute la journée j’étais crevé. C’est une des raisons, avec le doute sur la couleur de ma chemise, qui ont fait que je suis arrivé au rendez-vous pas tellement en forme. Sur la chemise heureusement Cécile n’a rien trouvé à redire. Elle a peut-être seulement trouvé bizarres mes questions sur sa couleur et mes explications un peu embarrassées sur maman. Je n’aurais pas dû me lancer sur ce sujet.

En fait je crois que ce qui a précipité les choses c’est mon quatrième bâillement. Elle a interrompu nette sa description de ses dernières vacances en solitaire sur la côte basque. Elle s’est levée de la table de restaurant en me disant : « Pour ce qui est de toucher l’été, tu repasseras »

Depuis nous nous évitons au bureau et je dors mieux.

samedi 7 juillet 2007

Entre les deux yeux

Elle est debout. Inoxydable. Superbe. Comme si elle ne venait pas de vivre l'expérience la plus bouleversante que puisse connaitre une femme: faire l'amour avec moi après que j'ai croqué deux comprimés de Viagra. Sans me vanter, car ce n'est vraiment pas dans mes habitudes, sur ce coup j'ai assuré un max. D'ailleurs je suis complètement rétamé.

Elle me regarde de ses yeux verts où n'importe quel homme aimerait se noyer. Seulement l'oeil noir d'un élégant pistolet de femme à la crosse en nacre me regarde aussi. Enfin j'imagine que le pistolet est élégant avec une crosse en nacre car, pour dire la vérité, je n'ai rien vu venir. La seule chose dont je suis certain c'est que l'oeil du pistolet est noir et mauvais, et braqué sur moi. J'avoue que ça fait drôle ce genre de truc quand on n'a pas l'habitude.

- Mais chérie (j'ai pas compris son prénom russe imprononçable tout à l'heure quand elle m'a abordé à la terrasse du café, depuis je l'appelle "chérie") que se passe-t-il? Et d'abord comment peux-tu tenir encore debout après l'éblouissante partie de jambes en l'air que sans me vanter, car ce n'est vraiment pas dans mes habitudes, nous venons de nous offrir.

J'essaie un petit rire vaguement libidineux mais ça a l'air de tomber à plat. Le canon du pistolet se fait plus menaçant. C'est pourtant vrai que pour mademoiselle j'ai sorti le grand jeu. Dès que j'ai senti le coup se préciser je suis allé croquer en douce deux comprimés de Viagra dans les toilettes. Au péril de ma vie. Avec une dose pareille j'aurais pu choper un arrêt cardiaque et tomber raide mort entre ses bras. Beurk, elle en aurait fait une tête, ma fiancée d'un soir, si elle s'était retrouvée baisée par un cadavre. Mais, bon, je suis un gentleman, je vais pas lui raconter ça. Et puis le Viagra, meme si elle veut me buter, elle n'a pas besoin de savoir.

- Vous voulez mon argent? C'est ça? Mais c'est un parti pris, de l'acharnement, du harcèlement! Mon ex femme aussi, elle en veut à mon argent. Vous allez rire mais j'ai pas d'argent. Vous savez, avec mon ex femme qui a obtenu une pension alimentaire exorbitante à cause de ma soi-disant cruauté mentale, si j'avais de l'argent quelque part en France elle l'aurait fait saisir. Alors je me suis organisé. Je suis insolvable, rigoureusement insolvable (ça n'a pas l'air de la faire rire). Comment, vous le saviez? Comment, c'est mon ex qui vous envoie? Comment, vous avez eu pitié pour elle quand vous avez vu que je portais des affreuses chaussettes de couleur verte? Comment, c'était moins mou que ce qu'elle vous avait dit mais encore plus ennuyeux? Mais, mademoiselle, enfin, c'est pas poss....

Et ce jour-là le soleil s'est levé comme d'habitude.

mardi 3 juillet 2007

Isolement

Une lumière derrière la porte. Ça fait combien de jours, combien de mois, combien d’années que j’attends qu’une chose aussi simple que celle-là arrive : une lumière derrière la porte ? Mes habits sont en lambeaux, ma barbe a poussé. Non, je n’ai pas rêvé tout ce temps passé. Je ne suis pas dans un cauchemar. C’est bien la réalité. Je ne sens plus ma crasse. Elle doit être effroyable. Mais eux, eux qui me tiennent ainsi enfermé dans le noir total, ça ne doit pas les gêner. Je n’ai jamais pu savoir d’où ils viennent, ni à quel moment, ceux qui m’apportent ma nourriture. Ils doivent profiter de mon sommeil …. J’aurais dû compter depuis le début le nombre des repas. . . . . . . . Il y a trop de choses qui manquent à mon histoire . . . . . . . . . . . . . . . . Je deviens fou. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . une lumière derrière mon sommeil . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . j’aurais dû compter le nombre de portes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ça fait combien de crasse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . histoire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . repas . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . fou . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .










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dimanche 1 juillet 2007

Joindre l'utile à l'agréable
Un blog, c'est surtout utile si l'on veut s'amuser, alors, je fais pareil. La charmante Joye (http://iowagirl.hautetfort.com/archive/2007/06/21/joindre-l-utile-a-l-agreable.html) m'a tagué et moi aussi, j'veux jouer, alors :

Le règlement :
Chaque personne décrit 7 choses sur elle même, celles qui ont été taggées doivent écrire sur leur blog 7 choses qui les décrivent ainsi que le règlement. Elles doivent ensuite tagger 7 personnes, les énumérer sur leur blog puis puis leur laisser un message les invitant à venir lire ce règlement.


Alors voici les sept choses:

1) J'aime écrire de la poésie. Mon premier recueil abouti s'appelle Pensées Interstitielles. Il devrait être édité à la rentrée. Ma poésie est faite de concision. Les mots sont des éveilleurs ou des passeurs de sentiments.
2)Comme ce blog le montre j'écris beaucoup de nouvelles. L'écriture me permet d'explorer ce fascinant mystère qu'est la question de l'être humain. C'est quoi être un homme ou une femme? D'abord l'un vis à vis de l'autre et ensuite face à l'univers. Un vaste programme.
3) Je suis d'une grande curiosité intellectuelle qui m'a poussé à entreprendre des études parfaitement inutiles, comme ça, pour le plaisir. J'ai ainsi fait ces dernières années des étude de droit en plus de mon métier, au demeurant fort prenant. Précédemment j'ai fait une maîtrise de théologie dans les mêmes conditions.
4)On m'accorde généralement de l'humour et je préfère l'appliquer à moi-même qu'aux autres.
5) J'aime lire des choses que je ne suis pas sûr de comprendre, comme la poésie en anglais, la Phénoménologie de l'Esprit.
6) Je suis engagé dans la société principalement dans la lutte contre la misère avec AD Quart-Monde.
7) Je trouve le bonheur avec une femme qui enchante ma vie.
Taguées: Clise (http://clise.canalblog.com),Pierre d'Ecriture (http://ecrit.canalblog.com), Gino GORDON (http://ginogordon.overblog.com), Renart l'éveillé (http://renartleveille.blogspot.com/),Kris (http://krisdeblog.hautetfort.com/),bugs (http://bugs.blogue.ca/),brigetoun (http://brigetoun.blogspot.com/)

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Le beurre

L'homme qui est en face de moi est aussi grisâtre que moi. Seulement pour lui ce n'est pas un choix. Il n'a pas, comme moi, le souci de ne pas éveiller de désir chez tous ces hommes que je reçois, presque autant que de femmes, pour écouter leurs tristes vies. Ils ne peuvent pas, ils ne doivent pas deviner que sous ma tenue stricte, sous l'espèce d'uniforme professionnel de bonne soeur que je me suis inventé, se cachent des sous-vêtements torrides que je me commande sur internet. Des sous-vêtements qu'aucun homme ne m'a encore vu porter, car aucun homme ne m'a jamais demandé de me déshabiller. Mais c'est une autre histoire.

L'homme en face de moi a la bonne quarantaine. Il a le regard éteint, le cheveu triste. Les vêtements, un costume de prêt à porter, sentent la gène. Visiblement il a connu des jours meilleurs. Il a été marié. Il a eu un travail, un toit. Un jour sa femme l'a mis à la porte et tout s'est déréglé. Assez vite il a plongé. Il raconte son histoire simplement, d'une manière un peu mécanique. Il ne s'indigne même pas.

Ça faisait vingt cinq ans qu'ils étaient mariés. L'usure. Couple sans histoire. Il avait fallu partager des choix, accepter des renoncements. Le beurre par exemple.

Depuis son enfance pour faire ses tartines il avait toujours raclé la raclette de beurre par en-dessus. Ce geste était une tradition familiale qui faisait que rapidement la plaquette de beurre était plus creusée en son milieu. Vers la fin elle était même séparée en deux par le creusement du couteau. Ça dégouttait sa femme qui, depuis son enfance, avait appris à couper de fines mamelles sur la tranche de la plaquette. Ainsi évitait-on le creusement abominable. Lui trouvait cette manière de faire trop brutale à cause du claquement du couteau sur le beurrier quand le beurre dur sortait du réfrigérateur et que la lamelle se détachait d'un coup. Mais il s'était rangé aux exigences de sa femme. Il fallait, n'est-ce pas, faire des concessions.

Je l'approuve tout en mâchonnant le capuchon de mon stylo. Cette histoire de beurre n'a vraiment aucun intérêt. Je n'en suis pas surprise, en général la vie des gens tombés dans la misère a si peu d'intérêt. Je suis payée pour le savoir.

C'était à cause du beurre justement que sa femme l'avait mis dehors, m'explique-t-il. Un dimanche matin, en beurrant sa tartine, il se dit que le claquement du couteau sur le beurrier risquait de réveiller leur fille unique qui était rentrée tard d'une soirée et dormait de l'autre côté de la mince cloison. La plaquette était encore presque entière. Il s'était donc risqué à racler le haut pour ne pas faire de bruit. Le creusement était imperceptible. On distinguait à peine les striures des dents du couteau. Mais dès que sa femme les vit elle rentra dans une rage d'autant plus folle qu'elle resta contenue pour ne pas réveiller sa fille.

C'est honteux de mêler ta fille à cette histoire. Comme si elle y était pour quelque chose, la pauvre, si tu as décidé de rompre nos accords, de revenir à tes mauvaises habitudes familiales.

Elle se montra intraitable. L'appartement, héritage de ses parents, lui appartenait. Elle le mit dehors.

Il a fini de parler et me regarde. Il se demande probablement ce que je pense de son incroyable histoire. J'en ai entendu tellement de toutes sortes depuis vingt ans que je fais ce métier d'écouter que je n'en pense rien. Tiens, son regard s'est éclairé. Il doit s'imaginer que je vais le comprendre.

Il a de beaux yeux. En fait il est bel homme. Il suffira de peu de chose. Un changement de vêtements, une teinture des cheveux. Celui-là, je ne peux pas le louper.

Monsieur, vous savez, moi, la manière de couper le beurre, ça m'est bien égal ...

Qu'a-t-il comme ça, à se lever précipitamment.

-Eh, monsieur, ne partez pas, ne partez pas ...


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jeudi 28 juin 2007

L'angoisse

Pourquoi ai-je plongé dans ce lac de silence qui s’ouvrait devant moi ? Je savais pourtant qu’en le faisant les ronds dans l’eau allaient ébranler ma vie, la bouleverser de fond en comble. J’étais avec mon beau-frère lorsqu’il a tué ma sœur. Je n’avais rien vu venir. Je n’ai rien pu empêcher. C’était une telle chieuse qu’il aurait eu les circonstances atténuantes, il aurait plaidé la jalousie, le mouvement passionnel…

Mais moi. Son frère ….

C’est sûr je vais en prendre le maximum.

C’est le juge qui m’a piégé quand il m’a demandé qui avait tué ma sœur et qu’il s’est tu. Cet interminable silence, je ne l’ai pas supporté. Alors, pour l’arrêter, je me suis dénoncé. C’est horrible. Je n’étais pas fou. Je savais ce que je faisais. Simplement pour arrêter ce silence que j’avais là, fiché en plein cœur.

Quand j’étais petit c’était déjà comme ça. Je préférais me dénoncer que de laisser s’installer le silence soupçonneux de la maîtresse. Les autres me considéraient comme la poire parfaite. J’étais puni à tour de bras à leur place. Bien sûr, leur mépris me blessait.

Après avoir parlé j’ai été soulagé. Le juge a semblé très surpris de mes aveux. Et puis il m’a pressé de questions. C’était facile pour moi de répondre. J’étais crédible, j’avais tout vu. Il me manquait simplement un motif. Ce motif, j’ai fini par l’inventer. Toujours le coup du silence du juge. J’ai dit que j’en voulais à ma sœur depuis l’enfance. Un truc débile qui braquera les jurés contre moi. Mais maintenant au moins je sais que je suis foutu, et au fond ça me soulage. Je ne peux plus reculer. Bientôt non plus je ne pourrai plus avancer.

J’espère qu’en prison je serai moins angoissé.



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lundi 25 juin 2007

Le prêcheur

Cela faisait douze jours que les voiles du Au milieu de nulle part pendaient sans vie, abandonnées des alizés. Cela faisait dix jours que le capitaine était mort de la fièvre qui le minait depuis les côtes d’Afrique et commençait à gagner l’équipage. Cela faisait sept jours que l’équipage, maître queux en tête, avait tué le second puis violé et jeté par-dessus bord la jeune femme du capitaine dont plus personne ne supportait plus les cris déments. Cela faisait six jours que les hommes, tous les hommes, maître queux en tête, étaient descendus dans les caves violer les négresses et tuer les nègres au hasard à coups de rames. Ils avaient commis tous ces crimes à jeun. Après seulement ils avaient bu, comme s’ils avaient la soif de l’enfer. Tous, sauf le maître queux, un ancien capucin défroqué. Lui était resté sombre à errer sur le pont une journée entière.

Cela faisait cinq jours que le maître queux, vêtu de la redingote du capitaine, avait commencé à haranguer les hommes au pied du grand mât. Il les avait harangués pendant trois jours sans discontinuer. Il leur avait dit que la panne d’alizés, la fièvre du capitaine, le viol de sa femme et des négresses, les cervelles éclatées des hommes, que tous ces crimes auxquels lui-même, un homme d’église avait participé, que tout cela n’était que l’annonce des malheurs de la fin des temps, qu’ils allaient tous être effroyablement punis, que la foudre du ciel s’abattrait sur eux. Les hommes, qui avaient désormais fait tout le mal dont ils étaient capables, qui étaient imbibé du rhum frelaté réservé à l’équipage, après avoir bu le rhum choisi des officiers, se mirent à l’écouter. Il fallait jeter à la mer tous les nègres, morts ou vivants, il ne fallait surtout pas épargner les négresses tentatrices. C’était les femmes impies qui empêchaient le vent de souffler, qui avaient fait lever la fièvre. Une joie féroce poussa les hommes à défoncer les bastingages pour envoyer plus vite à la mer le mélange de cadavres et de vivants enchaînés. Certains matelots furent jetés à la mer avec la négresse qu’ils prétendaient sauver.

Cela faisait deux jours que ce travail macabre s’était achevé. Ils erraient sur le pont, désœuvrés, le rhum allait bientôt manquer. Les voiles restaient flasques, la fièvre continuait à gagner. Une rumeur mauvaise se mit à parcourir l’équipage. Le maître queux avait gardé une négresse auprès de lui. Ils se rassemblèrent tous, les plus malades se traînaient sur leurs mains. Une foule haineuse et morne entoura le grand mât. Le maître queux s’adossa au pied du grand mât. Une dernière fois il les harangua, une dernière fois il les convainquit. Ils défoncèrent les portes de la soute à munition, recouvrirent le pont de poudre. Du haut du grand mât le maître queux vit le Au milieu de nulle part s’enflammer comme une étoupe et les hommes pousser des hurlements de douleur. Il entonna de sa voix de stentor des psaumes en latin jusqu’à ce qu’à son tour il sombre dans les flots qu’un léger alizé commençait à caresser.


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vendredi 22 juin 2007

Barbe à papa

Enfant lyonnais, ma grand-mère m’emmenait tous les samedis après-midi au Parc de la Tête d’Or, un nom qui me faisait rêver. Petite femme voûtée, elle tenait d’une main son cabas noir rempli des croûtons de pain qu’avaient descendus à sa loge durant la semaine tous les habitants de l’immeuble, de l’autre elle me donnait la main à moi, petit bonhomme sautillant du bonheur de cette sortie. Le pain c’était pour nourrir les daims, les miettes iraient aux cygnes et aux canards.

Quand la distribution était finie nous flânions dans les allées comme deux amoureux, la grand-mère et son petit-fils. Il y avait des stands où se vendaient des cacahouètes et de la barbe à papa. J’étais captivé par la fabrication de la barbe à papa. Jamais ma grand-mère ne m’en achetait mais je m’approchais autant que je pouvais du bol de métal. Je n’arrivais pas à comprendre comment, tout à coup, apparaissait cette ouate rose venue de nulle part ; au tout début rien, puis un fil à peine visible qui rapidement se transformait en quelque chose qui flottait dans l’air comme un nuage puis s’enroulait autour du bâton de bois que tendait la vendeuse. Plus je regardais et plus j’étais fasciné. C’était exactement l’histoire de la création à partir du néant de mon catéchisme.

En m’endormant le samedi soir, après avoir mangé la rituelle soupe aux pâtes en forme de lettres de l’alphabet et la tranche de jambon blanc, je revoyais la délicate couleur gris-rosé des mufles humides des daims tendus vers le pain que je leur faisais passer à travers le grillage et aussi les batailles des canards et des cygnes pour attraper les morceaux qui flottaient sur l’eau verdâtre. Mais surtout je songeais aux mystères de la barbe à papa. Je n’avais même aucun regret de n’y avoir jamais goûté. Ma grand-mère m’avait dit que ça n’avait que le goût de sucre, j’ai compris plus tard que ses moyens ne lui permettaient pas de m’en offrir. Ce qui m’intéressait vraiment c’était de penser à cet insaisissable moment où quelque chose surgit pour la première fois, ce qui m’intéressait vraiment c’était de penser au moment de mon apparition. Je savais qu’il ne s’agissait pas de celui de ma naissance, car j’avais existé auparavant dans le ventre de ma mère. Pour ce qui avait précédé, pour le moment fondateur de mon existence, je ne savais rien. Je ne pouvais me figurer comment j’avais pu surgir de nulle part, comme le nuage rose.

J’ai mangé pour la première fois de la barbe à papa un samedi après-midi, le jour de l’enterrement de ma grand-mère. J’avais fait une thèse en physique des matériaux. Je savais tout de la fabrication de la barbe à papa et j’avais été la fierté de ma grand-mère. En mangeant la barbe à papa j’ai été déçu par le goût et la sensation de vide.. Et tout d’un coup j’ai réalisé que je ne la reverrais plus.



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samedi 16 juin 2007

Confession

Je n’arrive pas à savoir ce qui a pu me pousser à tuer cette femme que j’avais depuis si longtemps pris l’habitude d’aimer, que j’aimais en quelque sorte, du moins que je croyais aimer, avec qui en tout cas j’avais vécu les apparences de l’amour, aux yeux du monde bien sûr, mais cela ne prouve rien car, comme chacun sait, le monde est bien bête, mais surtout à mes propres yeux, ce qui est, reconnaissez-le, pour une fois ne vous enfermez pas dans votre habituelle et commode propension de lecteur blasé à nier l’évidence lorsque quelqu’un, moi en l’occurrence vous apporte du réel, du sérieux, du saignant oserai-je dire, consentez, s’il vous plaît, à reconnaître que cette erreur que j’ai commise en toute bonne foi pendant tant d’années sur la nature de notre relation, cette illusion entretenue en dépit de moi-même sur mes sentiments vis-à-vis de celle qui en ce moment, la tête proprement coupée sous son bras droit, est à n’en pas douter en train de refroidir doucement pour atteindre la température de la pièce avant que le travail de fermentation, de putréfaction ne commence à la réchauffer comme un tas de fumier sur lequel la neige ne tient pas en hiver, cette erreur d’appréciation donc a quelque chose d’étonnant, et cela d’autant plus que je ne suis pas du genre primesautier, du genre qui s ‘emballe pour un rien, un emballement de cinquante quatre ans serait du reste, admettez le sans barguigner selon votre déplorable habitude, lecteur décidément bien peu sympathique, un emballement d’une durée si inhabituelle qu’il serait difficile de le qualifier encore d’emballement, et pourtant il n’y a eu aucun signe avant-coureur de cette bien étrange et subite fureur qui m’a fait, à quatre-vingt six ans, décapiter mon épouse avec la feuille, le grand couteau de boucher, que mes collègues m’avaient offerte pour mon départ en retraite, et de fait jusqu’à ce moment de vérité j’avais cru avoir passé auprès d’elle cinquante quatre ans d’un bonheur sans nuage, sans compter les trois longues années de nos fiançailles que mon beau-père avait imposées comme délai à notre désir de partager la plus complète intimité, le vieux grigou ayant argué de mon manque de situation professionnelle stable et m’ayant donné comme échéance le jour où j’aurai travaillé depuis deux ans chez le même employeur, ce qui entraîna ma reconversion, au départ difficultueuse, de joueur de scie musicale dans les arrière-cours d’immeubles à la position à peine avouable aux yeux de mon beau-père, snob et aristocratique agent de change, de préposé aux écritures comptables à la sous-direction de la comptabilité aviaire des abattoirs de Saint Ménéla-les-Deux-Clous, avec comme perspective de passer, au bout de quelques années de travail acharné à un emploi équivalent dans la plus distinguée sous-direction de la comptabilité bovine du même abattoir et l’espoir de terminer ma carrière comme employé aux écritures de la très huppée sous-direction de la comptabilité équine de ce même abattoir, c’est du moins ce que mon beau-père faisait valoir, en fumant le cigare, à ses amis notaires et banquiers le jour de notre mariage mais, malheureusement, ce plan de carrière fut perturbé par une réorganisation qui créa une sous-direction de la comptabililté unique pour toutes les sortes de clients involontaires des abattoirs et je me retrouvais du jour au lendemain sans le moindre poulet à compter ce qui, pour occuper mes journées oisives, me conduisit à préparer le concours de l’Ecole Nationale d’Administration dont je sortis, grâce à ma maîtrise des complexes questions comptables liées à l’abattage des poulets, dans les tous premiers, et me permit d’intégrer la Cour des Comptes où je me spécialisais dans le contrôle des abattoirs, reconnu comme le spécialiste incontesté de cette activité je refusais plusieurs propositions flatteuses de travailler dans des cabinets ministériels, voire même une fois, sur piston de mon beau-père, de devenir Secrétaire d’état, mais j’avais trouvé un sens à ma vie et rien jamais ne pourrait m’en distraire, ce que ma femme comprit parfaitement car elle disait elle-même bien souvent qu’il ne fallait pas me couper de mes bases, cette remarque pleine de sagesse de sa part montre à quelle point elle m’était attachée et combien elle était intelligente, aussi, toutes ces réflexions faites, lecteur charognard qui m’avez lu jusqu’au bout, je comprends maintenant que ce n’est pas par un brusque mouvement de détestation d’une épouse admirable et adulée mais dans un mouvement de retour plein de retour à l’unique passion de ma vie que je l’ai dépecée et je suis certain que cette lucide confession me vaudra votre indulgence et celle du juge..


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vendredi 15 juin 2007

De l'eau a coulé sous les ponts...

De l'eau a coulé sous les ponts depuis que je t'ai demandée pour la première fois en mariage. Tu avais vingt deux ans et tu resplendissais de l'éclat de la jeunesse. Tes yeux myosotis étaient embués et tu m'as dit que tu ne pouvais pas parce que ta mère était malade et que tu devais t'occuper d'elle. Il n'y avait rien à opposer à ta douceur tranquille.

J'ai quitté le pays. J'ai beaucoup bourlingué, connu beaucoup de femmes, gagné beaucoup d'argent. Je me suis même marié, trois fois. Mais toujours, au moment de dire oui, j'avais tes yeux myosotis au fond du cœur comme une question plutôt qu'un reproche. Ces yeux myosotis là ne savent pas faire de reproches.

Je suis revenu au pays quand tu avais quarante ans. Tu t'occupais des jeunes enfants de ton frère veuf. En te voyant, maternelle, j'ai eu un pincement au cœur. Avec aucune femme je n'avais voulu avoir d'enfants. Tu m'as accueilli comme je n'avais jamais été accueilli. Tu avais gardé tes yeux myosotis, ton corps de femme s'était affermi. Son éclat était presque intact. Il y avait cependant quelque chose de voilé, quelque chose que j'ai désiré illuminer. Tu n'as pas été choquée de ma vie de baroudeur. Tu m'as parlé de la tienne, simple comme le pain. Tu m'as dit pudiquement ton regret de ne pas avoir connu d'homme, l'éclat voilé de ton corps. Mais tu n'as pas voulu me confier les clés de ton corps; pas comme ça, m'as-tu dit. Tu n'as pas voulu partir avec moi à cause de tes neveux et je n'ai pas voulu abandonner mes affaires, ma vie d'aventure.

Les yeux myosotis, je les ai revus il y a quelques jours lorsque tu fait appeler du bout du monde. Ils avaient absorbé le visage ravagé par la maladie et le corps enseveli sous les draps de l'hôpital. Nos yeux se sont enfin dit oui. Le baroudeur au cœur marqué de cicatrices s'est enfin arrêté dans la rade myosotis.

Maintenant je suis noyé dans mes larmes en écoutant à l'église tes petits neveux et des gamins du village dire ce que tu as été pour eux; ton écoute, ton indulgence pour leurs frasques, ta douceur. Je sais que tu as été tout ça en ne cessant de m'attendre.


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dimanche 10 juin 2007

Le cœur net

- Excuse-moi, c’est une erreur ….

Quelle conne ! J’aurais jamais dû fermer précipitamment la porte comme ça en m’excusant. Elle, je l’ai parfaitement reconnue. Mais lui ? Je ne suis pas sûr que c’est lui. Mais j’ai bien l’impression que c’est lui.

Cette image, aperçue juste un instant, m’obsède. Elle, nue face à la porte. Ses seins, si mignons, à demi recouverts de ses mains, et par dessus celles d’un homme qui se tient debout derrière elle. Lui ? Putain, j’aurais dû tirer ça au clair avant de refermer la porte. Il est pas le seul à avoir les bras bronzés dans ce club de vacances.

Hier soir, en remontant de la plage il m’a dit : « Question conversation, cette fille, c’est pas ça. Mais question nichons, entre elle et toi y a pas photo ». Ah, le salaud, l’ordure !

J’aurais dû attendre devant la porte qu’ils sortent. C’était peut-être pas lui après tout. C’est pas les garçons qui manquent dans ce club de vacances.



Et s’il faisait comme si rien de s’était passé ? Comme si c’était pas lui ?



Putain, j’aurais dû rouvrir la porte pour en avoir le cœur net



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mercredi 6 juin 2007

Les macarons

- Maman, tu exagères.
- …
- Ne fais pas comme si tu ne savais pas ce dont je veux parler.
- …
- Maman, Nathalie est ma femme, que ça te plaise ou non.
- …
- Sapristi, tu m’écoutes ?
- …
- Tu n’as pas le monopole de la recette des macarons au chocolat.
- …
- Elle aussi a une mère, imagine. Elle aussi a des souvenirs d’enfance.
- …
- Tu es vraiment une tête de mule. Je te préviens, si tu ne viens pas au baptême à cause de cette histoire de recette de macarons, je ne suis plus ton fils !
- …
- Maman, maman, tu ne dis rien ?
- Bon je viendrai. Mais à une condition. A ta prochaine visite, ces macarons faits avec la recette de l’autre, à condition que tu m’en donnes.


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mardi 29 mai 2007

Le compte est bon

Le docteur Lenoir regarde avec inquiétude le petit Paul. Il n’arrive pas à établir le contact avec cet enfant de huit ans si ouvert d’habitude et qu’il voit tous les six mois pour une visite de routine. Sa mère, la belle madame Legendre, est manifestement très inquiète. Ses yeux verts qui font en temps ordinaires l’admiration du docteur Legendre ont perdu tout leur éclat. Ils guettent les réactions du médecin de famille, ils implorent de sa part des propos rassurants.

Sur les genoux de madame Legendre est ouvert le cahier où depuis une semaine et demi -une semaine et demi, docteur- Paul inscrit ses seuls contacts avec le monde extérieur : 2155, 5317, 8932, …. Une série de chiffres qui ont remplacé toutes les paroles, tous les rires, tous les jeux. A l’école c’est pareil. L’élève éveillé et enjoué s’est refermé comme une huître. Il semble complètement englouti dans ses pensées intimes. De temps en temps il inscrit un nouveau chiffre sur le cahier, un chiffre toujours plus grand. Alors seulement, pour quelques instants il semble se détendre puis, bien vite, il repart dans son obsession –huit ans, pensez donc, docteur.

Sur ce comportement, qui à la longue affole, rien n’a prise, ni les distractions, ni les questions, ni les supplications, ni les réprimandes même.

Attentif aux réactions de son fils le docteur Lenoir interroge madame Legendre.

- Non, il ne s’est rien passé de particulier, pas de maladie, pas de décès, pas de problèmes de situation, pas de dispute entre les parents.

A ces mots la voix de la mère se brise un si court instant que le docteur Lenoir se demande s’il ne l’a pas rêvé. Simplement, sans le vouloir, il a haussé le sourcil. Paul en tout cas semble ne rien avoir entendu, poursuivant sa secrète rumination.

La mère se reprend immédiatement.

- C’est curieux, c’est comme s’il n’arrêtait pas de compter

Le docteur Lenoir remarque un imperceptible cillement de Paul. Il demande à la mère de lui passer le cahier de son fils. Il regarde les chiffres, de plus en plus grands. Le dernier inscrit est 117 327. Tu dois en être à cent vingt mille au moins, dit le docteur Lenoir.

Paul prend le cahier et un stylo sur le bureau du médecin. Il inscrit 121 315. Il a l’air fier. Les deux adultes se regardent. L’inquiétude de la mère n’a plus de borne. Son fils doit être fou. Le docteur Lenoir perçoit son inquiétude. Elle n’a pas besoin de parler. Il ferme les yeux, écoute le silence entre eux trois. Il sent que c’est la mère qui aurait des choses à dire. Des choses sans doute qu’elle ne peut pas dire à son fils, qu’elle ne veut pas dire à son médecin de famille.

-Madame, Paul vous dit que malgré vos difficultés il est votre fils, et qu’il compte pour vous.

Soudain l’enfant se détend et se tourne vers sa mère en souriant.


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dimanche 27 mai 2007

Les rutilants- Détruire la misère

Le samedi c’est plus tranquille. Il y a moins de monde sur le luxueux campus construit au milieu de nulle part pour que s’arment les futurs capitaines, colonels et généraux de la guerre économique. Ils arrivent ici abrutis de travail et de sélection, pleins d’une histoire de réussite. Ils en sortent parfois encore plus vains.

Cet après-midi-là deux d’entre eux, appelons-les les rutilants, partent pour une cité de banlieue où reprennent souffle les plus pauvres des pauvres. Une autre histoire. Les rutilants ne savent rien d’eux. En dehors d’eux presque personne ne sait rien d’eux. Et eux-mêmes ont oublié leur histoire, celle des exclus du mouvement général d’enrichissement de la société. Simplement, génération après génération, ils se battent. Ils se battent pour eux, pour leurs enfants, pour qu’on leur laisse leurs enfants.

Avant d’entrer dans la cité les rutilants ont rencontré une femme, une volontaire du mouvement ATD Quart-Monde, qui leur a dit que peu importait le nombre de vélos qu’ils répareraient avec les jeunes. Qu’ils n’étaient pas là pour ça. Qu’ils étaient là pour comprendre ce que vivaient ces familles. Pour pouvoir leur rendre leur histoire, l’histoire de ce quart-monde sans cesse occulté.

Maintenant les rutilants sont face à un petit groupe d’adolescents qui les encercle, qui les insulte gentiment. L’un d’eux s’amuse à les attaquer par derrière, à leur toucher les fesses. Ils arrivent à s’adosser au mur et petit à petit la discussion s’engage, des choses se disent.

Les rutilants ressortent épuisés, fiers d’avoir tenu, heureux du chantier de réparation amorcé, pressés de partir. Mais non, il faut d’abord qu’ils écrivent leur rapport d’observation, qu’ils comprennent ce qui s’est passé, la violence initiale, qu’ils inscrivent leur contribution d’humbles artisans de connaissance. Et en plus ils se font engueuler de ne pas avoir compris ça. Il ne s’agit pas de soulager la misère, de faire passer un moment constructif à une bande d’adolescents désœuvrés. Il s’agit de détruire la misère et il n’y a pas d’autre moyen de le faire qu’à partir de l’expérience et du désir des plus pauvres. La société tout entière doit se mettre à leur école.

Alors peut-être les rutilants reviendront-ils samedi prochain. Peut-être deviendront-ils au fil du temps crédibles auprès de ces jeunes. Peut-être comprendront-ils un jour qu’une société qui tolère en son sein la misère est une société malade. Peut-être la vie leur enseignera-t-elle qu’une société qui fait de la promotion des plus pauvres un de ses objectifs majeurs a toutes chances d’être une société plus vivable pour tous ses membres, plus humaine. Peut-être.



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mercredi 23 mai 2007

Une coccinelle dans un champ de coquelicots

-Mais c’est pas vrai ça !

Je ne cherchais pas à retenir mon cri du cœur, mon cri de joie, en lisant cette lettre que m’avait fait suivre la chaîne de télévision publique qui avait programmé ma participation à une émission culturelle à une heure de faible écoute, vingt-trois heures trente, un soir de semaine, il y avait quinze jours de cela. Il faut dire que mon livre, tiré de ma thèse sur les figures rhétoriques dans l’œuvre de Chrétien de Troyes, n’était pas destiné à un large public. Si je suis parfaitement honnête avec moi-même je dois reconnaître que le fait que je couche tous les quinze jours environ avec le producteur de l’émission, qui apprécie ma chute de reins plus encore que ma conversation, n’avait pas été complètement étranger à cette malgré tout flatteuse programmation.

Cela, bien sûr, les rares téléspectateurs ne pouvaient pas le savoir, pas plus qu’ils ne pouvaient savoir que la petite fille que j’avais été avait reçu l’inguérissable blessure de sa vie lors du décès accidentel de son père, le jour de son huitième anniversaire. La mort de ce père adoré, dont maman s'était si vite consolée, n'avait jamais cessé depuis lors de me hanter. J'aurais tant aimé devenir comme lui une brillante physicienne, mais mon incapacité aux mathématiques, héritée de ma mère, m'avait transformée en chasseresse d'anacoluthes, en spécialiste de la rhétorique dans les langues romanes du moyen-âge. Du moins mené-je des recherches.

La lettre que j'avais entre les mains provenait de l’ancien directeur du laboratoire où travaillait mon père. Il devait souffrir d’insomnies car il était tombé par hasard sur mon passage à la télévision. J'avais gardé le nom de mon père et mon prénom, tous les deux singuliers et c'est ce qui lui avait permis de m'identifier. Même mon oublieuse mère m'avait transmis la mémoire respectueuse de cet homme dont on avait parlé plusieurs fois pour le prix Nobel.

Il m'écrivait des choses touchantes et simples sur mon père, sur les grands espoirs scientifiques qu'il avait mis en lui. Il se souvenait que sur son bureau trônait une photo en noir en blanc de sa fille toute petite, dans un étrange costume au milieu de fleurs presque plus hautes que moi. Mon père lui avait expliqué que j'étais en fait déguisée: j'étais une coccinelle dans un champ de coquelicots. Le grand professeur ajoutait que cette histoire de champ de coquelicots avait eu une grande importance dans l'histoire des travaux scientifiques que mon père et lui avaient menés.

Je marche maintenant dans la campagne printanière à côté de ce vieux monsieur pétillant d'intelligence. Nous nous arrêtons au bord d'un champ de coquelicots en fleurs. Il me parle alors de la photo, des travaux que menait mon père. Je lui dis que malheureusement je ne comprends pas. Il me demande alors de quelle couleur je vois le champ de coquelicots. Il est d'un beau rouge qui ondule au vent. Il me demande alors de quelle couleur il serait si je le voyais de dessus. Je dis que je ne sais pas, qu'il faudrait avoir un hélicoptère. Il sourit et ne dit rien. Nous continuons à marcher côte à côte, gravissant la butte sur laquelle est bâti le village moyenâgeux où il habite. Nous arrivons sur un point de vue qui domine la plaine. Il me fait remarquer le champ de coquelicots. Je vois que d'ici il est du vert du blé en herbe avec une légère brume rouge. Le vieil homme m'explique que c'était ça qui avait donné l'idée à mon père et à lui d'utiliser de la lumière dans différentes directions pour comprendre la structure de la matière.

Nous restons côte à côte un long, long moment côte à côte en silence à regarder le champ aux reflets de coquelicots. Pour la première fois depuis la mort de mon père je sens sa présence auprès de moi.






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