mercredi 23 mai 2007

Une coccinelle dans un champ de coquelicots

-Mais c’est pas vrai ça !

Je ne cherchais pas à retenir mon cri du cœur, mon cri de joie, en lisant cette lettre que m’avait fait suivre la chaîne de télévision publique qui avait programmé ma participation à une émission culturelle à une heure de faible écoute, vingt-trois heures trente, un soir de semaine, il y avait quinze jours de cela. Il faut dire que mon livre, tiré de ma thèse sur les figures rhétoriques dans l’œuvre de Chrétien de Troyes, n’était pas destiné à un large public. Si je suis parfaitement honnête avec moi-même je dois reconnaître que le fait que je couche tous les quinze jours environ avec le producteur de l’émission, qui apprécie ma chute de reins plus encore que ma conversation, n’avait pas été complètement étranger à cette malgré tout flatteuse programmation.

Cela, bien sûr, les rares téléspectateurs ne pouvaient pas le savoir, pas plus qu’ils ne pouvaient savoir que la petite fille que j’avais été avait reçu l’inguérissable blessure de sa vie lors du décès accidentel de son père, le jour de son huitième anniversaire. La mort de ce père adoré, dont maman s'était si vite consolée, n'avait jamais cessé depuis lors de me hanter. J'aurais tant aimé devenir comme lui une brillante physicienne, mais mon incapacité aux mathématiques, héritée de ma mère, m'avait transformée en chasseresse d'anacoluthes, en spécialiste de la rhétorique dans les langues romanes du moyen-âge. Du moins mené-je des recherches.

La lettre que j'avais entre les mains provenait de l’ancien directeur du laboratoire où travaillait mon père. Il devait souffrir d’insomnies car il était tombé par hasard sur mon passage à la télévision. J'avais gardé le nom de mon père et mon prénom, tous les deux singuliers et c'est ce qui lui avait permis de m'identifier. Même mon oublieuse mère m'avait transmis la mémoire respectueuse de cet homme dont on avait parlé plusieurs fois pour le prix Nobel.

Il m'écrivait des choses touchantes et simples sur mon père, sur les grands espoirs scientifiques qu'il avait mis en lui. Il se souvenait que sur son bureau trônait une photo en noir en blanc de sa fille toute petite, dans un étrange costume au milieu de fleurs presque plus hautes que moi. Mon père lui avait expliqué que j'étais en fait déguisée: j'étais une coccinelle dans un champ de coquelicots. Le grand professeur ajoutait que cette histoire de champ de coquelicots avait eu une grande importance dans l'histoire des travaux scientifiques que mon père et lui avaient menés.

Je marche maintenant dans la campagne printanière à côté de ce vieux monsieur pétillant d'intelligence. Nous nous arrêtons au bord d'un champ de coquelicots en fleurs. Il me parle alors de la photo, des travaux que menait mon père. Je lui dis que malheureusement je ne comprends pas. Il me demande alors de quelle couleur je vois le champ de coquelicots. Il est d'un beau rouge qui ondule au vent. Il me demande alors de quelle couleur il serait si je le voyais de dessus. Je dis que je ne sais pas, qu'il faudrait avoir un hélicoptère. Il sourit et ne dit rien. Nous continuons à marcher côte à côte, gravissant la butte sur laquelle est bâti le village moyenâgeux où il habite. Nous arrivons sur un point de vue qui domine la plaine. Il me fait remarquer le champ de coquelicots. Je vois que d'ici il est du vert du blé en herbe avec une légère brume rouge. Le vieil homme m'explique que c'était ça qui avait donné l'idée à mon père et à lui d'utiliser de la lumière dans différentes directions pour comprendre la structure de la matière.

Nous restons côte à côte un long, long moment côte à côte en silence à regarder le champ aux reflets de coquelicots. Pour la première fois depuis la mort de mon père je sens sa présence auprès de moi.






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