jeudi 29 mai 2014

La lettre inattendue


La journée avait mal commencé. C'est à dire que la journée avait commencé comme d'habitude par une longue insomnie. Mes rhumatismes, misère de se sentir vieille, seule, mon vieux lit au matelas tout tassé, mes jambes lourdes, les idées noires, même pas noires, grises, l'ennui. Une journée vide à tirer, à attendre le sommeil, l'insomnie, le réveil progressif de la ville. Les bruits des voisins de l'appartement du dessus. Ce jeune couple. Ils ne se rendent pas compte du bruit que fait leur bonheur. Peut-être qu'ils s'en fichent que j'entende tout ce qu'ils font. Quand ils sont dans l'ascenseur tous les deux avec moi j'ai parfois l'impression qu'ils ne me voient pas.

C'est surtout à elle que j'en veux. Les hommes sont bêtes, ils n'y peuvent rien, c'est bien connu. Elle, elle a l'air d'avoir tout ce qu'elle peut désirer. Elle a l'air de s'en ficher d'habiter dans cet immeuble minable. Un jour, devant les boîtes aux lettres, elle m'a dit qu'elle était infirmière de nuit et que son mari était interne dans le même hôpital. Je me suis dit que bientôt ils gagneraient assez d'argent pour habiter ailleurs. Elle ne me l'a pas dit mais j'ai déduit ça de la situation. Il faut pas qu'elle croie qu'elle m'a amadouée avec son air gentil. Gentille, oui, mais c'est juste parce qu'elle n'était pas avec l'autre qu'elle faisait attention à moi.

L'autre. Son mari? Doucement ma belle! Je demande à voir. Il y a deux noms sur la boîte aux lettres. Ce ne serait pas le premier interne à se faire entretenir par une infirmière le temps de ses études. Et à épouser une fille de notaire par la suite. Tu n'as pas encore déménagé, ma chérie!

Enfin c'est ce que je me disais jusqu'à aujourd'hui. J'ai du mal à comprendre comment j'ai pu me satisfaire de pensées aussi mesquines. Pas étonnant que je me sois consumé d'ennui! Ce n'était pas de ma faute il faut dire. Si je n'avais pas eu cette lettre par hasard dans ma boîte aux lettres jeudi dernier j'en serais toujours au même point, à remuer mes petites rancœurs, à ne rien attendre de la vie.

Il m'a fallu du temps pour comprendre et savoir ce que j'allais faire. C'était si inattendu. Bon, je l'admets, je m'étais trompée. La lettre prouvait qu'elle était bien mariée, elle avait bien droit au nom double de la boîte aux lettres. Alors hier, samedi, je les ai invités à venir prendre l'apéritif à la maison. J'avais mis les petits plats dans les grands en leur faisant des amuse-gueules de chez Picard. Ils ont été très contents et m'ont raconté leur vie, leurs projets. En partant ils m'ont embrassée tous les deux comme du bon pain. Elle m'a dit que je lui rappelais une de ses tantes décédée qu'elle avait beaucoup aimée, qu'ils étaient contents d'avoir une amie comme moi dans l'immeuble.

Ce matin je me suis réveillée reposée en les entendant se réveiller. C'est un peu comme si je vivais avec eux désormais! Mais ils ne sauront jamais que le laboratoire lui avait écrit pour lui demander de prendre d'urgence contact avec son médecin traitant, suite à un frottis vaginal. J'allais pouvoir me délecter de leur insouciance pendant que la maladie progresserait en silence en elle. Je serai là, à leur côté, lorsqu'elle comprendra enfin ce qui lui arrive. Trop tard peut-être pour terrasser la maladie mais ils me seront reconnaissants de ma présence amicale. C'est sûr que je ne vais pas les lâcher maintenant!