mardi 27 février 2007

Le cadeau surprise

Le père, le fils. Le fils a sept ans. Le père croit qu’avec de la ténacité on vient à bout de tout. Le fils est un enfant superbe aux yeux sombres ; d’une profondeur abyssale. Le père n’est que banal. Le père et le fils sont dans une lutte perpétuelle. Le fils n’a rien demandé ; le père non plus. La mère, merveilleuse aux yeux du père comme du fils, elle aussi lutte perpétuellement. En ce moment précis elle n’est pas auprès d’eux dans le jardin. Elle doit être quelque part en train d’aérer les pièces de la maison de vacances où ils viennent d’arriver.

La lutte a d’abord consisté à apprendre au fils à marcher, puis à parler. Comment peut-on apprendre à quelqu’un à parler ? Et maintenant à lire. Le fils est arrivé avec deux ans de retard en cour préparatoire . Quand il rentre le soir, le père a la nausée à la pensée qu’il va devoir essayer de faire lire son fils, devoir user de ruses et de menaces pour un résultat dérisoire, pour toujours finir par perdre, le cœur brûlé de ressentiment contre lui-même de ne pas avoir réussi à maîtriser sa propre colère, d’avoir contribué à braquer plus encore le fils. Le fils, lui, résiste, sans malice, sans efforts.

Aujourd’hui est un jour pas comme les autres. Le jour de l’anniversaire du fils. Le jour où pour le père sont posées sur la table de la fête les deux années de retard du fils. Le jour surtout que le fils ne sait pas comment vivre. Le jour qu’il attend depuis des semaines et le jour où, plus encore que d’habitude, il s’enfermera en lui-même. Le jour où, plus que tous les autres, il se fera invisible. A force de le chercher on finira par le retrouver en train de se balancer dans un coin de la maison, au pied d’un mur. A moins qu’il ne se tape la tête sur ce même mur. Alors on le retrouvera plus vite, à cause du bruit.

En fait, si c’est toujours comme ça que les choses se passent, ce n’est jamais comme ça que les choses se passent. Il manque au tableau, pour qu’il soit exact, une couleur du côté de la mère, une couleur du côté du père. Cette couleur c’est l’espoir. L’espoir que la lecture va bien se passer, l’espoir que l’anniversaire va bien se passer. Cet inusable espoir s’alimente de presque rien, d’un fragment de phrase déchiffré, de quelques minutes de paix. Cet espoir est toujours démenti, mais il est increvable. Et il a toujours raison car le fils a fini par apprendre à marcher, a fini par apprendre à parler. L’espoir a toujours raison parce qu’il est du parti de la vie.

Le père regarde le fils jouer à la balançoire. Ce qui intéresse le fils ce n’est pas la balançoire. Ce qui intéresse le fils c’est de savoir si ses grands parents viendront à son anniversaire et s’il aura des cadeaux. Oui, ils viendront. Oui, il aura des cadeaux.

Pour aller au-delà dans la confidence le père hésite. Il ne sait pas trop que faire mais il sait, il l’a appris tout à l’heure par les grand-parents qui ont téléphoné. Les grand-parents lui ont dit le cadeau surprise, le cadeau dont ils sont fiers d’avoir eu l’idée, le cadeau qui réjouit leurs cœurs de grand-parents. Ils l’ont confié au père parce qu’ils étaient trop impatients, trop heureux de leur bonne idée. Ils savent, leur fille le leur a dit, que c’est le père qui fait lire le fils le soir. Ils disent même à leurs amis qu’ils ont un gendre formidable, un gendre qui fait lui-même lire son fils tous les soirs. Son fils qui, après un démarrage un peu difficile dans la vie, apprend à lire en CP. Ils ne savent rien des désespérants combats quotidiens. Comment les devineraient-ils du reste ? Quand ils appellent c’est nécessairement l’espoir qui leur répond au téléphone. La réalité ridiculiserait l’espoir et, après tout, l’espoir est réel lui aussi. Alors cette idée d’offrir deux livres de Oui-Oui elle est logique en somme.

Le père hésite. Ne vaut-il pas mieux prévenir le fils du cadeau pour éviter toute réaction désagréable ? Il décide de ruser, le père.
- Et si grand-père et grand-mère t’offraient des livres ?

Le fils prend un air catastrophé.

- Quand même pas. Des livres c’est pas un cadeau !



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mercredi 21 février 2007

Le jardin d'hiver

C’était un de ces beaux matins glacés de février quand un léger voile de brume s’accroche à peine à la surface des prairies, des haies givrées. Un de ces jours d’hiver où le ciel est clair.

Le père Salançon faisait son tour du jardin. En cette saison il n’y avait pas grand chose à faire mais il n’était pas question pour lui de perdre le contact avec cette terre pour lors glacée. Il guettait les signes minuscules qui annonçaient le printemps. L’allongement des jours avait mis en branle souterrainement la nature. Les bourgeons de la majestueuse double rangée de marronniers de la grande allée avaient commencé à gonfler sous leur noir manteau rugueux.

Tiens, voici que mademoiselle Sophie sortait par le perron de pierre. Elle avait l’air d’être chaudement emmitouflée. Le père Salançon était heureux de sa présence. Il l’avait vue naître et grandir. Plus petite elle avait passée des heures à lui raconter ses histoires, à l’écouter lui parler des plantes du potager et des gens d’autrefois, de ses grand-parents maternels. Ces dernières années il la voyait moins souvent. Dame, elle avait douze ans.

Le père Salançon n’osa pas la héler mais il leva le bras, comme si elle avait pu ne pas le remarquer. Elle se dirigea vers lui en sautillant, comme un oiseau pensa-t-il. Mais vite elle se reprit et son pas s’alourdit. Elle ressemblait ainsi à sa mère par son allure. Sa mère, le père Salançon s’en souvenait, lorsqu’elle avait aussi douze ans. Dans quelques années à son tour mademoiselle Sophie lui donnerait ses instructions sur les légumes et les fleurs à planter. Elle ferait semblant d’écouter ses conseils. S’il n’était pas trop vieux pour encore travailler. Il n’aimait pas se souvenir que certains matins ses rhumatismes le tenaient longtemps enserré.

Sophie ne se précipita pas dans ses bras pour l’embrasser comme elle faisait autrefois. Elle enleva sa moufle droite et lui tendit la main avec un beau sourire, mais déjà un peu emprunté. Le père Salançon en eut le cœur serré. Il savait que l’enfance était en train de s’en aller. Comme les bourgeons de marronniers le corps de Sophie se préparait à éclore. Et ce printemps-là ne serait pas pour lui, le fidèle jardinier de famille.


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dimanche 18 février 2007

Les très riches

Il choisit toujours la solution la plus compliquée. C’est ce que nous avons tous cru lorsque John est revenu un jour, excité comme une puce, d’une de ses lointaines parties de pêche solitaire en haute mer. Il faut dire que notre petite communauté des Robinsons de la Fortune se lassait de ses récits, aussi interminables que monotones. Au lieu de passer à d’autres sujets plus intéressants nous pensions qu’il avait inventé cette histoire pour piquer notre curiosité. Il avait été trader dans une grande banque de Londres et il s’était arrêté de travailler pour rejoindre notre projet dès qu’il avait accumulé vingt millions de livres sterling (20.000.000 £) de primes.

L’idée du projet était simple : former une communauté de gens très riches qui achèteraient un atoll dans le Pacifique, le mettraient sur des flotteurs pour se mettre à l’abri de la fonte des glaciers, et vivraient là heureux, définitivement coupés du monde et de ses rumeurs. Nous avions un contrat avec la marine de guerre des USA pour être protégés de toutes interférences externes. Nous ne voulions pas d’enfants avec nous, les femmes en âge de procréer devaient être stérilisées, ni d’animaux domestiques. John était le seul d’entre nous à avoir des difficultés à se stabiliser, d’où ses parties de pêche ridicules, au grand dam de sa compagne Clara.

Compte tenu de tout cela nous n’avons pas vraiment prêté attention à son premier récit d’une terre qui était en train d’émerger. De plus le soleil tapait dur à ces latitudes. Et lorsqu’il nous a dit, les jours suivants, que c’était le haut d’un petit château qui sortait progressivement de l’eau nous avons commencé à nous moquer de lui. C’était il y a trois mois.

Maintenant notre atoll est cerné par des immeubles et des maisons à moitié émergés. Pour arriver à la pleine mer il faut naviguer pendant des miles dans les rues d’une ville qui ressemble à s’y méprendre à Londres. En approchant en barque des fenêtres de la Tate Gallery on voit les œuvres d’art à travers les vitres. Si tout se passe bien nous allons bientôt vivre dans une des plus belles villes d’Europe entièrement réservée à nous, les très riches.

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Le notaire

Maître Noyer, notaire, ajusta ses fines lunettes d’acier sur son nez. Il aimait s’imaginer au début du siècle denier, celui des deux guerres mondiales et des génocides, ajustant un pince-nez dans la même étude de notaire, derrière le même bureau en bois blond. Son prédécesseur de cette lointaine époque ne pouvait se figurer combien la société, les rapports familiaux allaient changer. Pour maître Noyer ce retour en arrière en chaussant ses lunettes était un des petits plaisirs quotidiens peu coûteux qu’il s’accordait volontiers.

Les grands plaisirs c’était, comme en ce moment, la cérémonie d’ouverture d’un testament. Le mot cérémonie convenait parfaitement car maître Noyer avait l’impression d’officier, tous les regards, toutes les attentions tournés vers lui lorsqu’il commençait la lecture. Il s’agissait le plus souvent de bien plus encore que de capital et de revenus. Il y avait une dimension plus essentielle, une dimension affective. Le léguant pélican qui distribuait équitablement ses entrailles à ses héritiers, le léguant consumé de haine qui assouvissait de sourdes vengeances, déshéritait des proches, le léguant secret qui donnait tout à une maîtresse, des enfants insoupçonnés. C’était un fait que maître Noyer adorait participer à tous ces drames familiaux. Il s’en délectait même. La rançon de ce plaisir était qu’il n’avait jamais voulu contacter aucun lien familial ou affectif, en-dehors de sa mère avec qui il avait toujours vécu.

Mais l’ouverture d’un testament n’était que le dénouement d’une pièce qui avait presque toujours commencé des années auparavant et avait parfois connu plusieurs rebondissements. Maître Noyer aimait mettre en œuvre les rouages juridiques robustes et précis pour faire correspondre l’intention du testateur et le froid papier qui serait lu à la dernière scène. Il y allait de son honneur professionnel. Les héritiers putatifs déçus et chicaniers ne manquaient pas.

Certains testaments, dans leurs versions successives, étaient de véritables romans d’une vie. Maître Noyer se souvenait d’un client qui sur presque trente ans avait tour à tour déshérité puis légué la totalité de ses biens à deux de ses maîtresses. Il venait tous les ans à l’étude autour de la fin janvier changer le sens de son testament isophase. Il était mort un vingt-huit janvier, l’avant-veille d’un rendez-vous qui avait été pris depuis quinze jours.

Le testament d’aujourd’hui avait été établi il y avait une trentaine d’année et modifié il y avait dix ans. C’est ce qu’indiquait la fiche établie par le premier clerc. Elle mentionnait la femme et deux enfants d’un autre lit qui avaient presque le même âge qu’elle. Maître Noyer ne se souvenait plus des termes du testament mais il se disait que la situation pouvait être intéressante.

Il les regarda par-dessus ses lunettes. La veuve, une belle femme d’une cinquantaine d’années, élégamment vêtue de noir. Elle portait à sa boutonnière u petit rameau de végétation vert gris, piquant. Maître Noyer, qui n’était pas très versé en botanique, pensa que c’était un brin de genévrier. Genévrier, c’était le nom de famille du défunt. Le nom que portait sa femme, le nom de ses deux enfants. Il se demanda si ce n’était pas une manière pour elle, sa veuve, de revendiquer son lien avec le défunt. Maître Noyer se dit que, si elle était déshéritée, elle pourrait sortir le petit rameau et griffer avec le visage sans grâce de la fille.

La fille justement. Egalement vêtue de noir mais elle faisait plus âgée. Elle était en tout cas moins bien mise. Elle ne portait aucun bijou aux doigts. Ses ongles étaient rongés, sans vernis. Du coup maître Noyer regarda les mains de la veuve qu’elle avait croisées sur ses genoux. Elles étaient fines, racées avec un discret vernis rose que maître Noyer trouva assez troublant sans bien savoir pourquoi. Elle portait une double alliance à l’annulaire gauche. La femme et la fille ne se regardaient pas. Maître Noyer sentait qu’être l’une à côté de l’autre constituait pour chacune d’elles une épreuve.

Le garçon semblait étrangement absent. Comme s’il n’attendait strictement rien de ce qui allait se passer. Il portait également des habits noirs et une cravate noire. C’était étrange. Ils étaient tous habillés comme s’ils sortaient de l’enterrement. Il y avait quelque chose de forcée dans cette manière de faire. Maître Noyer était certain qu’ils ne s’étaient pas donnés le mot. Il nota dans son répertoire que la pièce de théâtre allait se jouer autour de l’affection et du respect pour le défunt. Ce serait un assaut d’affection et de respect. Pensez, une femme, une fille. Décidément maître Noyer n’arrivait pas à prendre en considération le fils, comme s’il était inassimilable à la scène que se préparaient à jouer les deux autres.

Le moment solennel arrivait. Maître Noyer s’éclaircit la voix, ouvrit la chemise devant lui et parcourut le testament avant d’en donner lecture. Il était déçu. C’était de la roupie de sansonnet. Une pension et l’usufruit de la maison pour la veuve, une bonne somme d’argent et un immeuble de rapport pour les deux enfants. Une parfaite équité, une parfaite banalité et la demande qu’ils se serrent tous la main.

La femme et le fils s’embrassèrent distraitement. La femme et a fille se serrèrent la main, chacune mortellement blessée que le défunt n’ait pas tranché en sa faveur le différent qui les opposait depuis leur remariage, frustrées de l’affrontement qu’elles attendaient depuis des années et qui n’aurait jamais lieu.


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jeudi 15 février 2007

Les pavés de Bruxelles

Mon père est parti quand j’avais quatre ans et ma sœur, Agathe, deux. Je ne suis pas très sûr de me souvenir de lui. Il était photographe. Il tenait une petite boutique de village avec ma mère. Il est parti comme ça, un beau jour, sans prévenir. Il est parti avec une de ses clientes qui lui avait commandé une série de portraits. Il est parti et ma mère n’a conservé aucune photo de lui. Peut-être tout simplement parce que les photos, c’était toujours lui qui les prenait.

Ma mère tout d’un coup s’est retrouvée à la tête d’une boutique de photographe sans photographe. Elle l’a vendue à un marchand de bonbons et nous avons continué à habiter au-dessus. Le marchand de bonbons, je m’en souviens très bien, il s’appelait monsieur Dubois. Il était très gentil. Il donnait de temps en temps des bonbons à ma sœur et à moi. Maman ne voulait pas qu’il nous en donne. Mon beau-père non plus. Lui, il est arrivé quand j’avais six ans. C’était le patron de l’épicerie ou ma mère avait trouvé du travail. Il avait eu une femme avant. Un jour elle était partie et il était venu s’installer à la maison. Ni ma sœur ni moi n’avons posé de questions. Notre beau-père, nous ne l’aimions pas beaucoup. Il aurait voulu qu’on l’appelle papa ou André, son prénom. Mais nous on l’appelait monsieur Tupin. La case papa devait rester vide. On refusait de l’appeler par son prénom pour le faire enrager. Quand j’y repense je ne me dis pas que c’était ridicule de notre part. Je ne me dis pas qu’au fond il n’était pas méchant, monsieur Tupin. Seulement terriblement maladroit. Non, ce que je me dis c’est qu’il y a au moins une chose que je ne lui pardonnerai jamais.
J’ai eu une enfance assez solitaire. Mes seuls vrais amis étaient les livres. Des livres de mon âge, des histoires d’enfants qui dénouaient des intrigues policières. Des histoires de clubs et de clans. Des sociétés idéales où chacun jouait son rôle sans jamais en dévier. J’étais effrayé en revanche par l’imprévisibilité des êtres réels. Par ma propre imprévisibilité.
Au lycée j’étais un élève taciturne. Je travaillais très moyennement et j’avais des résultats très irréguliers. Parfois, dans les matières littéraires, il m’arrivait d’avoir des fulgurances qui étonnaient mes professeurs. Leurs étonnements m’étonnaient parfois moi-même. Ca ne faisait pas du tout mes affaires car, entre deux fulgurances auxquelles je ne pouvais strictement rien, j’étais accusé de je-m’en-foutisme. Mes bulletins scolaires étaient remplis de « Peut mieux faire », ce qui m’exposait aux reproches de ma mère que relayait efficacement mon beau-père. « Si seulement tu n’étais pas capable, on pardonnerait tes résultats insuffisants » me disaient-ils, sans réaliser que capable, je ne l’étais pas.

Le seul domaine dans lequel ils ne me prêtaient aucun talent c’était le latin. Depuis ma classe de sixième jusqu’à ma classe de quatrième je n’avais eu qu’une fois la moyenne à un devoir de version. Je n’étais cependant jamais très loin de cette fichue moyenne. Un jour, en classe de quatrième, notre professeur de français latin, monsieur Chazot, nous fit faire une sorte de concours de version en nous faisant travailler par équipes de deux en classe. Les élèves les plus brillants s’offusquèrent de cette manière de faire bénéficier un condisciple de leurs talents, car l’exercice serait noté et vaudrait pour la moyenne. Mais monsieur Chazot tint bon.

Il organisa les groupes en mettant tous les noms de la deuxième moitié de la classe par ordre alphabétique sur des petits papiers dans son chapeau de feutre noir et la première moitié de la classe vint tour à tour retirer un des petits carrés du chapeau. C’est ainsi que je fus associé avec Norbert D. que je connaissais fort peu. C’était un garçon timide comme moi mais qui avait à mes yeux le grand prestige d’une pilosité précoce sur le dessus des lèvres et sur les joues. Il ne se rasait pas encore mais cela donnait presque l’impression d’une barbe d’adulte. Il n’avait par ailleurs aucun talent pour les matières littéraires et ses notes de latin n’avaient jamais dépassé le cinq sur vingt. Il me fut d’un piètre secours mais ce jour là l’esprit qui me visitait de temps en temps de manière imprévisible daigna pour la première fois s’intéresser au latin. La semaine suivante, à l’étonnement de tous, et de Norbert D. et moi en premier lieu, monsieur Chazot annonça que nous avions eu la meilleure note de la classe : quatorze.

Le lendemain, qui était un mercredi, Norbert D. me dit que sa mère, qui tenait le magasin de chocolat le plus réputé de notre petite ville, Les Pavés de Bruxelles, désirait me connaître. Il m’était arrivé souvent de rêver à la devanture de ce magasin pas très éloigné de mon trajet habituel pour aller au lycée. J’ignorais, comme tout le monde au lycée, le lien entre Norbert D. et Les Pavés de Bruxelles. Comme nous arrêtions les cours à onze heures trente je devais passer avec Norbert voir sa mère. J’entrais donc, un peu intimidé dans ce haut lieu. Je ne me serais pas attendu à ce que Norbert ait une mère si chaleureuse avec moi, si belle. Elle me fit beaucoup de compliments auxquels je ne savais trop quoi répondre. Je crois qu’elle espérait que je deviendrais ami de son fils. Pour finir elle me donna un petit balluchon de la spécialité du lieu : les célèbres Pavés de Bruxelles en chocolat. Je les rapportais fièrement à l’épicerie pour les donner à maman.

Au lieu de me remercier et de me féliciter elle se tourna vers monsieur Tupin qui me demanda où je les avais pris. J’expliquais l’affaire. Monsieur Tupin me dit d’arrêter de mentir et des larmes, bien amères pour mon amour propre, me vinrent aux yeux. Maman elle aussi se mit à pleurer, mais à cause de moi dit-elle. Comment à mon âge pouvais-je encore commettre ce genre de vols ? Je savais pourtant bien, avec mes parents commerçants, ce que représentait le vol à l’étalage. Je ne réagis pas au terme parent appliqué à monsieur Tupin. Je voulais simplement mourir. Monsieur Tupin dit que j’allais immédiatement l’accompagner pour rapporter la boite de chocolat aux Pavés de Bruxelles. Il me prit par l’oreille pour me forcer à le suivre.

Cette humiliation, d’être ainsi traîné ainsi à travers la ville devant la mère de mon camarade, je ne l’ai jamais pardonnée.


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jeudi 8 février 2007

L'occasion ratée

Eva est assise là, tous les matins de la semaine. Depuis des années. Il faut croire que l'endroit est bon puisqu’elle arrive à subvenir aux dépenses courantes, comme on dit. Comme si elle pouvait éviter les autres. Celles qu'on appelle pudiquement des aléas, et qui jalonnent la vie des pauvres gens. Allons voici que je m'égare. Revenons aux faits.

Son écriteau est bien écrit à Eva. Au moment des fêtes il est décoré de dessins de boules et de sapins. Cela fait penser à certains qu'elle appartient à une organisation de mendicité des pays de l'Est, ou des Balkans, ils ne savent pas trop. Ils s'imaginent qu'il y a des gens qui s'occupent de sa manière de demander de l'argent. Çà s'appelle même le marketing. Alors ceux-là ne donnent rien. Pas question d'encourager un réseau mafieux! C'est normal qu'ils se posent ces questions de marketing et tout çà: Eva travaille à l'entrée d'une des plus grandes agences françaises de publicité. Alors vous pensez bien qu'ils en connaissent un rayon pour que les gens ouvrent leur porte-monnaie, ce qui fait que, forcément, ils se méfient.

D'autres ne se posent pas tant de questions, ils donnent parfois sans faire attention. Des sommes importantes. Du moins pour Eva. C'est pour çà que l'endroit est bon. Des gens qui gagnent beaucoup d'argent. Ils ne donnent pas souvent mais, quand ils donnent, ils donnent. Un euro, deux euros, parfois même un billet de cinq euros. Avec çà c'est à peine si Eva arrive à payer son loyer. Le moindre pépin, comme l'autre jour la nécessité de faire intervenir le plombier pour un évier bouché, et c'est la catastrophe, l'angoisse des maigres économies envolées. Trois cents euros, une fortune.

D'autres savent, souvent les secrétaires de la grande agence de publicité qui sont un peu moins pressées que les consultants et prennent le temps de parler à Eva, qu'elle est allemande, originaire de Berlin. Son français est bon, mais avec un accent assez indéfinissable. Elle a fait les Beaux-Arts à Paris. C'est elle qui fait ses panneaux. Elle a travaillé à Paris et puis elle a eu des problèmes psychologiques. Elle dit toujours çà en montrant sa tête mais elle n'en dit jamais plus. Les personnes qui échangent avec elle plus que deux mots savent seulement qu'elle a un fils d'une vingtaine d'années. Il constitue l'essentiel de sa conversation, l'essentiel de sa vie. Il veut être stewart. Il lui cause beaucoup de soucis. Il semble très instable. Il rentre de soirées à quatre heures du matin en taxi. C'est ruineux. Il l'engueule parce qu'elle ne rapporte pas beaucoup d'argent.

Ce qu'elle n'a dit à personne, ce que personne du reste ne pourrait croire, c'est qu'elle a été la maîtresse du grand patron de l'agence et qu'elle trouve dans son fils certaines ressemblances avec son père, la même permanente insatisfaction, la même envie d’épater. Le père, elle le voit arriver tous les jours dans sa Bentley coupé vert amande. Elle ne le voit jamais ressortir à pied du parking comme les autres. Il dispose d'un ascenseur privé qui le mène directement de sa place de parking à son bureau. Lui-même n'a même jamais dû la remarquer dans ses voitures de luxe successives qui ne lui permettent pas de voir le sol à ses pieds. Et quand elle est venue ici pour la première fois mendier, après cinq ans d'hôpitaux psychiatriques et de galère pour récupérer son fils, personne ne l'a reconnue. Comment du reste auraient-ils pu reconnaître dans l'émigrée des Balkans la somptueuse jeune styliste allemande distinguée à l'époque par le fantasque et charismatique patron.

Ce n'était pas par défi qu'elle était venue mendier à cet endroit. Tout ce qu'elle avait jamais eu d'esprit combatif s'était épuisé à remuer ciel et terre pour avoir à nouveau son fils avec elle après l'hôpital psychiatrique. Non, si elle était venue là c'était simplement parce que c'était l'endroit auquel elle avait pensé en premier, et depuis sa maladie les pensées ne lui venaient plus aussi facilement. Si elle voyait le père de son fils tous les jours, ou du moins sa voiture, elle n'y prêtait plus attention. Lui-même, à supposer qu'il ait repensé à cette période, devait être persuadé que le fruit de cette relation sans importance avait été dûment traité, comme elle et lui l'avaient décidé, lorsqu'elle avait appris qu'elle était enceinte. Mais il était douteux que cet homme, à qui tout réussissait, ait jamais repensé qu'il avait eu une maîtresse devenue subitement folle. On tend facilement à oublier les souvenirs sans importance mais qui pourraient laisser un sentiment pénible.

Un soir où Eva prenait son dîner avec son fils, elle entendit aux informations que l'agence française de publicité qu'elle connaissait bien venait d'être rachetée par une grande agence britannique. Il n'était absolument pas dans les habitudes d'Eva de commenter une information. Son fils, et çà c'était bien dans ses habitudes, ne prêta aucune attention à ce qu'elle dit lorsque sa mère prononça ces mots: « Je connaissais bien le patron ». S’il avait été plus curieux il aurait peut-être pu apprendre qui était son père.


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dimanche 4 février 2007

Carte postale

Je suis resté une heure environ dans la salle de bain. Quelques minutes pour enlever la terre noire qui collait à mes mains. Le reste du temps pour me déshabiller, pour faire tremper mes vêtements dans la grande bassine, pour me savonner et me resavonner; pour chasser l'odeur de la mort.

Tout avait commencé par une carte postale, une carte postale de Marco envoyée de Naples. Bien dans sa manière, superbe et mystérieuse. Une rue avec des motos. Et quelques mots griffonnés en créole.

Le bâtard, il aurait pu me prévenir avant, il aurait pu m'envoyer un mail. Ici, dans cette île minuscule de la Caraïbe, le courrier, surtout les cartes postales, avait une chance sur deux d'arriver. Si j'en jugeais d'après le cachet de la poste çà faisait plus de quinze jours qu'il l'avait postée. Quinze jours de plus à risquer de crever.

Çà faisait six mois qu'il était parti, un soir où j'avais trop bu, un soir où je n'avais plus pu supporter ses infidélités avec les croisiéristes de passage. Depuis je n'avais pas cessé de maigrir, de dépérir. Le toubib du coin m'avait fait faire une prise de sang. Non, je n'avais pas attrapé la fameuse maladie. J'avais toujours été prudent, surtout avec Marco. Cet enfoiré.

Dès que j'ai lu la carte j'ai commencé à vider tous les pots de fleurs qui entouraient ma case, à chercher la foutue charogne. Ces pots, il y en avait bien une cinquantaine. J'ai fini par le trouver ce fameux kimboi, ce poulet crevé que cette ordure de Marco avait enterré dans un pot de bougainvilliers pour me tuer à petit feu. Une histoire de sorcellerie de par ici. Il avait dû prévoir son coup avant son départ, le salaud. J'ai tout empaqueté soigneusement dans un sac plastique, et hop! À la poubelle. Quand je suis sorti de la salle de bain l'odeur était vaincue.

Après j'ai ouvert une cannette de coca et j'ai bu; moitié coca, moitié whisky.

Et après? Après je me suis dit que Marco, le petit gigolo qui m'avait trompé et plumé, qui avait tenté de me tuer par sorcellerie, hé bien le Marco il avait fini par me sauver la vie et que je donnerais n'importe quoi pour qu'il revienne gravir les trois marches d'accès à ma véranda de sa démarche chaloupée de faux loup de mer.


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La pluie (prose rythmée)

J'aime le moment où la pluie commence à tomber. Surtout la nuit, en ville, lorsque, coupé du ciel, plongé dans les éclairages artificiels, je ne l'ai pas vue venir. Alors je ne sais rien d'elle. Et si peu de moi: le souci du trajet à couvert ou le havre de la capuche rabattue ou, parfois, la liberté de chanter sous la pluie.
Je vis le combat de la ville de poussière qui résiste et désire. Désir de la ville, inavoué, brûlant, de se laver d'elle-même, de s'accoupler avec le ciel, transperçant sa carapace de lumière. De s'accoupler comme çà, dans le caniveau. Si la pluie s'installe. Si la pluie s'installe alors la ville docile pliera l'échine.
Je vois des gouttes lourdes naître au sommet des cônes de lumière des lampadaires et s'écraser sur mon oeil, larmes étrangères qui le brouillent.

A la campagne j'aime l'odeur qui précède la pluie, la parole longtemps remâchée du ciel enfin proférée, les phéromones de la terre, de l'éternelle amante.
J'aime les à-plats d'eau sur les champs de blé.
J'aime, des chênes, les feuilles devenues tuiles et gouttières, les gros troncs noirs et gris, mouillés et secs.
J'aime le mot « rivulets » subtilisé à un poète d'Amérique pour ma langue nourricière.
J'aime les vaches impassibles, absentes à la pluie qui dure. La coiffure que la pluie donne de près à leur pelage clair, au sortir de l'hiver, lorsque leur souffle fume.
J'aime la plénitude des fruits d'automne que l'eau nourrit.

J'aime la pluie douteuse d'une oppressante journée de septembre au Caire.
La pluie d'un ciel de lait.
Pluie évaporée avant de toucher le sol.
Pluie inachevée, vaincue.
Pluie rêvée peut-être.

J'aime la pluie métaphysique de mes spéculations enfantines.
La pluie que rien n'atteste.
La pluie qui tombe sur l'océan vide d'hommes.
La pluie que boit le sel de l'eau.
La pluie inutile.


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