jeudi 8 février 2007

L'occasion ratée

Eva est assise là, tous les matins de la semaine. Depuis des années. Il faut croire que l'endroit est bon puisqu’elle arrive à subvenir aux dépenses courantes, comme on dit. Comme si elle pouvait éviter les autres. Celles qu'on appelle pudiquement des aléas, et qui jalonnent la vie des pauvres gens. Allons voici que je m'égare. Revenons aux faits.

Son écriteau est bien écrit à Eva. Au moment des fêtes il est décoré de dessins de boules et de sapins. Cela fait penser à certains qu'elle appartient à une organisation de mendicité des pays de l'Est, ou des Balkans, ils ne savent pas trop. Ils s'imaginent qu'il y a des gens qui s'occupent de sa manière de demander de l'argent. Çà s'appelle même le marketing. Alors ceux-là ne donnent rien. Pas question d'encourager un réseau mafieux! C'est normal qu'ils se posent ces questions de marketing et tout çà: Eva travaille à l'entrée d'une des plus grandes agences françaises de publicité. Alors vous pensez bien qu'ils en connaissent un rayon pour que les gens ouvrent leur porte-monnaie, ce qui fait que, forcément, ils se méfient.

D'autres ne se posent pas tant de questions, ils donnent parfois sans faire attention. Des sommes importantes. Du moins pour Eva. C'est pour çà que l'endroit est bon. Des gens qui gagnent beaucoup d'argent. Ils ne donnent pas souvent mais, quand ils donnent, ils donnent. Un euro, deux euros, parfois même un billet de cinq euros. Avec çà c'est à peine si Eva arrive à payer son loyer. Le moindre pépin, comme l'autre jour la nécessité de faire intervenir le plombier pour un évier bouché, et c'est la catastrophe, l'angoisse des maigres économies envolées. Trois cents euros, une fortune.

D'autres savent, souvent les secrétaires de la grande agence de publicité qui sont un peu moins pressées que les consultants et prennent le temps de parler à Eva, qu'elle est allemande, originaire de Berlin. Son français est bon, mais avec un accent assez indéfinissable. Elle a fait les Beaux-Arts à Paris. C'est elle qui fait ses panneaux. Elle a travaillé à Paris et puis elle a eu des problèmes psychologiques. Elle dit toujours çà en montrant sa tête mais elle n'en dit jamais plus. Les personnes qui échangent avec elle plus que deux mots savent seulement qu'elle a un fils d'une vingtaine d'années. Il constitue l'essentiel de sa conversation, l'essentiel de sa vie. Il veut être stewart. Il lui cause beaucoup de soucis. Il semble très instable. Il rentre de soirées à quatre heures du matin en taxi. C'est ruineux. Il l'engueule parce qu'elle ne rapporte pas beaucoup d'argent.

Ce qu'elle n'a dit à personne, ce que personne du reste ne pourrait croire, c'est qu'elle a été la maîtresse du grand patron de l'agence et qu'elle trouve dans son fils certaines ressemblances avec son père, la même permanente insatisfaction, la même envie d’épater. Le père, elle le voit arriver tous les jours dans sa Bentley coupé vert amande. Elle ne le voit jamais ressortir à pied du parking comme les autres. Il dispose d'un ascenseur privé qui le mène directement de sa place de parking à son bureau. Lui-même n'a même jamais dû la remarquer dans ses voitures de luxe successives qui ne lui permettent pas de voir le sol à ses pieds. Et quand elle est venue ici pour la première fois mendier, après cinq ans d'hôpitaux psychiatriques et de galère pour récupérer son fils, personne ne l'a reconnue. Comment du reste auraient-ils pu reconnaître dans l'émigrée des Balkans la somptueuse jeune styliste allemande distinguée à l'époque par le fantasque et charismatique patron.

Ce n'était pas par défi qu'elle était venue mendier à cet endroit. Tout ce qu'elle avait jamais eu d'esprit combatif s'était épuisé à remuer ciel et terre pour avoir à nouveau son fils avec elle après l'hôpital psychiatrique. Non, si elle était venue là c'était simplement parce que c'était l'endroit auquel elle avait pensé en premier, et depuis sa maladie les pensées ne lui venaient plus aussi facilement. Si elle voyait le père de son fils tous les jours, ou du moins sa voiture, elle n'y prêtait plus attention. Lui-même, à supposer qu'il ait repensé à cette période, devait être persuadé que le fruit de cette relation sans importance avait été dûment traité, comme elle et lui l'avaient décidé, lorsqu'elle avait appris qu'elle était enceinte. Mais il était douteux que cet homme, à qui tout réussissait, ait jamais repensé qu'il avait eu une maîtresse devenue subitement folle. On tend facilement à oublier les souvenirs sans importance mais qui pourraient laisser un sentiment pénible.

Un soir où Eva prenait son dîner avec son fils, elle entendit aux informations que l'agence française de publicité qu'elle connaissait bien venait d'être rachetée par une grande agence britannique. Il n'était absolument pas dans les habitudes d'Eva de commenter une information. Son fils, et çà c'était bien dans ses habitudes, ne prêta aucune attention à ce qu'elle dit lorsque sa mère prononça ces mots: « Je connaissais bien le patron ». S’il avait été plus curieux il aurait peut-être pu apprendre qui était son père.


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