jeudi 15 février 2007

Les pavés de Bruxelles

Mon père est parti quand j’avais quatre ans et ma sœur, Agathe, deux. Je ne suis pas très sûr de me souvenir de lui. Il était photographe. Il tenait une petite boutique de village avec ma mère. Il est parti comme ça, un beau jour, sans prévenir. Il est parti avec une de ses clientes qui lui avait commandé une série de portraits. Il est parti et ma mère n’a conservé aucune photo de lui. Peut-être tout simplement parce que les photos, c’était toujours lui qui les prenait.

Ma mère tout d’un coup s’est retrouvée à la tête d’une boutique de photographe sans photographe. Elle l’a vendue à un marchand de bonbons et nous avons continué à habiter au-dessus. Le marchand de bonbons, je m’en souviens très bien, il s’appelait monsieur Dubois. Il était très gentil. Il donnait de temps en temps des bonbons à ma sœur et à moi. Maman ne voulait pas qu’il nous en donne. Mon beau-père non plus. Lui, il est arrivé quand j’avais six ans. C’était le patron de l’épicerie ou ma mère avait trouvé du travail. Il avait eu une femme avant. Un jour elle était partie et il était venu s’installer à la maison. Ni ma sœur ni moi n’avons posé de questions. Notre beau-père, nous ne l’aimions pas beaucoup. Il aurait voulu qu’on l’appelle papa ou André, son prénom. Mais nous on l’appelait monsieur Tupin. La case papa devait rester vide. On refusait de l’appeler par son prénom pour le faire enrager. Quand j’y repense je ne me dis pas que c’était ridicule de notre part. Je ne me dis pas qu’au fond il n’était pas méchant, monsieur Tupin. Seulement terriblement maladroit. Non, ce que je me dis c’est qu’il y a au moins une chose que je ne lui pardonnerai jamais.
J’ai eu une enfance assez solitaire. Mes seuls vrais amis étaient les livres. Des livres de mon âge, des histoires d’enfants qui dénouaient des intrigues policières. Des histoires de clubs et de clans. Des sociétés idéales où chacun jouait son rôle sans jamais en dévier. J’étais effrayé en revanche par l’imprévisibilité des êtres réels. Par ma propre imprévisibilité.
Au lycée j’étais un élève taciturne. Je travaillais très moyennement et j’avais des résultats très irréguliers. Parfois, dans les matières littéraires, il m’arrivait d’avoir des fulgurances qui étonnaient mes professeurs. Leurs étonnements m’étonnaient parfois moi-même. Ca ne faisait pas du tout mes affaires car, entre deux fulgurances auxquelles je ne pouvais strictement rien, j’étais accusé de je-m’en-foutisme. Mes bulletins scolaires étaient remplis de « Peut mieux faire », ce qui m’exposait aux reproches de ma mère que relayait efficacement mon beau-père. « Si seulement tu n’étais pas capable, on pardonnerait tes résultats insuffisants » me disaient-ils, sans réaliser que capable, je ne l’étais pas.

Le seul domaine dans lequel ils ne me prêtaient aucun talent c’était le latin. Depuis ma classe de sixième jusqu’à ma classe de quatrième je n’avais eu qu’une fois la moyenne à un devoir de version. Je n’étais cependant jamais très loin de cette fichue moyenne. Un jour, en classe de quatrième, notre professeur de français latin, monsieur Chazot, nous fit faire une sorte de concours de version en nous faisant travailler par équipes de deux en classe. Les élèves les plus brillants s’offusquèrent de cette manière de faire bénéficier un condisciple de leurs talents, car l’exercice serait noté et vaudrait pour la moyenne. Mais monsieur Chazot tint bon.

Il organisa les groupes en mettant tous les noms de la deuxième moitié de la classe par ordre alphabétique sur des petits papiers dans son chapeau de feutre noir et la première moitié de la classe vint tour à tour retirer un des petits carrés du chapeau. C’est ainsi que je fus associé avec Norbert D. que je connaissais fort peu. C’était un garçon timide comme moi mais qui avait à mes yeux le grand prestige d’une pilosité précoce sur le dessus des lèvres et sur les joues. Il ne se rasait pas encore mais cela donnait presque l’impression d’une barbe d’adulte. Il n’avait par ailleurs aucun talent pour les matières littéraires et ses notes de latin n’avaient jamais dépassé le cinq sur vingt. Il me fut d’un piètre secours mais ce jour là l’esprit qui me visitait de temps en temps de manière imprévisible daigna pour la première fois s’intéresser au latin. La semaine suivante, à l’étonnement de tous, et de Norbert D. et moi en premier lieu, monsieur Chazot annonça que nous avions eu la meilleure note de la classe : quatorze.

Le lendemain, qui était un mercredi, Norbert D. me dit que sa mère, qui tenait le magasin de chocolat le plus réputé de notre petite ville, Les Pavés de Bruxelles, désirait me connaître. Il m’était arrivé souvent de rêver à la devanture de ce magasin pas très éloigné de mon trajet habituel pour aller au lycée. J’ignorais, comme tout le monde au lycée, le lien entre Norbert D. et Les Pavés de Bruxelles. Comme nous arrêtions les cours à onze heures trente je devais passer avec Norbert voir sa mère. J’entrais donc, un peu intimidé dans ce haut lieu. Je ne me serais pas attendu à ce que Norbert ait une mère si chaleureuse avec moi, si belle. Elle me fit beaucoup de compliments auxquels je ne savais trop quoi répondre. Je crois qu’elle espérait que je deviendrais ami de son fils. Pour finir elle me donna un petit balluchon de la spécialité du lieu : les célèbres Pavés de Bruxelles en chocolat. Je les rapportais fièrement à l’épicerie pour les donner à maman.

Au lieu de me remercier et de me féliciter elle se tourna vers monsieur Tupin qui me demanda où je les avais pris. J’expliquais l’affaire. Monsieur Tupin me dit d’arrêter de mentir et des larmes, bien amères pour mon amour propre, me vinrent aux yeux. Maman elle aussi se mit à pleurer, mais à cause de moi dit-elle. Comment à mon âge pouvais-je encore commettre ce genre de vols ? Je savais pourtant bien, avec mes parents commerçants, ce que représentait le vol à l’étalage. Je ne réagis pas au terme parent appliqué à monsieur Tupin. Je voulais simplement mourir. Monsieur Tupin dit que j’allais immédiatement l’accompagner pour rapporter la boite de chocolat aux Pavés de Bruxelles. Il me prit par l’oreille pour me forcer à le suivre.

Cette humiliation, d’être ainsi traîné ainsi à travers la ville devant la mère de mon camarade, je ne l’ai jamais pardonnée.


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1 commentaire:

Anonyme a dit…

"L'écrivain est quelqu'un qui joue avec le corps de sa mère (...) pour le glorifier, l'embellir, ou pour le dépecer, le porter à la limite de ce qui, du corps, peut être reconnu" Roland Barthes