samedi 25 avril 2009

Le regard de l'autre

Ça fait des années que nous ne sommes plus ensemble mais restera l’homme qui m’a mise au régime et qui m’aura appris le regard de l’autre. Régime, regard de l’autre : je vous entends dire d’ici : « Oh là, là, Marie-Armelle on te voit venir ». Mais attendez donc, ce n’est pas si simple.
Notre histoire a commencé par une grosse colère. Je revenais de mon jogging hebdomadaire, prescription de mon généraliste pour m’aider à sortir d’un état pré-dépressif dû à de récentes déconvenues sentimentales. Je trottinais sagement sur mon trottoir et lui marchait dans le sens inverse, au milieu de la chaussée. Une voiture l’a dépassé, le conducteur a ouvert sa fenêtre, sans doute pour lui crier une bordée d’injures malgré sa longue canne blanche. Arrivé à sa hauteur je lui ai crié moi aussi qu’il était au milieu de la route et que c’était dangereux.
Comme il ne se passait rien je suis allé jusqu’à lui et je lui ai proposé de le ramener sur le trottoir. Il m’a demandé si j’allais jusqu’à la supérette qui était un peu plus loin et si je pouvais l’y conduire. J’avais du temps, je n’étais pas mécontente de pouvoir interrompre ma course. Je lui ai dit que oui. Il m’a pris le bras. Ce n’était pas la peine que je plie le bras, je pouvais le garder droit, m’a-t-il fait observer. Je l’ai regardé, il était bel homme.
Sur le trottoir étroit il a butté dans une petite borne. Il n’était pas très content puis nous avons croisé une dame avec un caddy bas à roulettes. Je pensais que la femme, voyant la canne blanche, allait s’écarter mais elle devait également compter sur moi pour éviter l’obstacle. Toujours est-il que la canne, je ne sais comment, s’est retrouvée enfoncée dans le caddy. L’homme s’est mis violemment en colère en faisant de grands gestes de sa main qui tenait la canne. Il l’a ainsi dégagée, sans toucher, heureusement la femme qui n’a rien dit.
L’homme a retrouvé son calme et il m’a expliqué que pour un aveugle comme lui le trottoir, rempli d’obstacles était plus dangereux que la chaussée. Nous étions arrivés à l’entrée du magasin et il ne souhaitait pas que je l’accompagne plus loin. Je n’ai pas pu m’empêcher de lui dire que marcher sur la chaussée, comme c’était le cas tout à l’heure était dangereux. Il s’est remis en colère : « Vous, les voyants vous ne prenez pas le regard de l’autre. Vous avez pourtant bien vu tout à l’heure que pour moi le trottoir est plein d’obstacles. Et en plus d’être aveugles vous croyez que nous sommes sourds parce que vous nous répétez les choses en criant. Je ne peux pas tout expliquer à tous les gens qui veulent me donner des conseils. Alors que quand on a besoin d’une aide il n’y a plus personne ».
J’étais touchée par sa colère car je sentais qu’elle venait de loin. Et en même temps j’étais piquée par sa réaction. Je lui ai dit que, certes, je lui avais donné un conseil en criant mais que j’avais aussi fait un détour pour l’accompagner. Il s’est radouci en disant que j’étais gentille. La semaine suivante je l’ai attendu au coin de la rue pour l’accompagner.
Le régime, il m’a demandé de le faire quand il est venu s’installer chez moi, après être tombé en s’étant pris les pieds dans ma nuisette qui trainait par terre. J’ai alors vécu une journée complète dans mon appartement, les yeux bandés, pour voir ce que ça faisait. Ce régime du regard de l’autre je ne l’ai jamais oublié. J’y repense parfois quand il y a quelque chose que je ne comprends pas chez quelqu’un mais surtout je tiens toujours mon appartement rangé pour le cas où, un jour, il reviendrait à l’improviste revivre avec moi.

vendredi 17 avril 2009

Feu d'artifices

Le conseil d’administration était là au grand complet. Pas un oncle, pas un cousin ne manquait. Mêmes les moins impliqués avaient fait le déplacement. L’heure était grave pour la société de mécanique familiale. On ne parlait pas encore de crise, bien au contraire, l’économie mondiale était en plein boum. Les produits fabriqués par la société, des pièces de forme pou les moteurs d’avions long courrier étaient de haute technicité et se vendaient auprès de tous les constructeurs avec de bonnes marges. Les secrets de fabrication résidaient dans des machines à commande numérique ultra sophistiquées que la société mettait au point elle-même.

Ce qui mobilisait tout ce beau monde ce n’étaient donc pas des décisions difficiles à prendre mais un changement de génération. Le président, l’oncle ou le cousin Gaston, selon les gens, avait décidé de prendre sa retraite et son gendre devait lui succéder. Il travaillait depuis deux ans dans la société et il avait concocté dans le plus grand secret un plan stratégique qu’il devait ce jour-là révéler aux administrateurs. Soit le plan était validé et il était nommé PDG soit, la société devait se chercher un nouveau projet et un nouveau président. En attendant l’équipe actuelle, Gaston et son gendre, expédieraient les affaires courantes, comme on dit en ce cas.

Il faut reconnaître que le plan stratégique avait fier allure : arrivée d’un partenaire chinois qui apporterait des capitaux pour doper la croissance, élargissement de la gamme de moteurs couverts, croissance du bénéfice pour arriver au taux fatidique de quinze pour cent. Les employés eux-mêmes n’avaient pas été oubliés : plan de qualification pour les salariés en place, embauche de jeunes, distribution d’actions gratuites.

Au début les administrateurs, surtout ceux qui étaient les plus éloignés du président et de son gendre, ont été un peu méfiants. Alors, sans être pour autant très compétents car ils avaient tous plus ou moins leur métier en-dehors de l’entreprise, ils ont joué leur rôle, ils ont posé des questions. Mais ce qui était impressionnant c’était que chaque question avait sa réponse sous forme d’une diapositive de courbes et d’argumentaires tout prêts qui donnait tous les éléments de réponse. Bien vite ça devint une forme de jeu. C’est à qui poserait la question la plus inattendue : « Et si le rouble était dévalué ?… » et tout de suite un graphique était projeté qui permettait au gendre de répondre.

Les administrateurs ravis se regardaient en hochant la tête. Le président était aux anges. Comme le dit le plus âgé des membres du conseil : cette présentation est un véritable feu d’artifice. Heureusement pour lui que personne n’entendit monsieur Durandin, le comptable, murmurer dans sa barbe : un feu d’artifices, oui, au pluriel.

Dans l’enthousiasme général le plan stratégique fut approuvé et le nouveau PDG nommé.

Six mois plus tard, comme vous l’aviez deviné, la société était déclarée en faillite et ses machines à commandes numériques démontées pour aller en Chine chez l’ex-associé.

vendredi 10 avril 2009

Au bout du fil

La route de campagne est agréable en cette fin d’après-midi de printemps. De temps en temps je jette un coup d’œil dans le rétroviseur à Benoît, mon petit bout de six ans qui, sagement, regarde défiler le paysage. Je soupire en songeant à toutes ces heures perdues dans cette ennuyeuse invitation. Je viens de prendre la direction de cette agence bancaire principale d’une ville moyenne de l’est de la France. Mon adjoint qui est là depuis des années, et qui a sensiblement le même âge que moi, a tenu à m’inviter un dimanche midi avec madame et les enfants. Il a fallu lui expliquer que de mon côté il n’y avait plus de madame. Pas la peine de lui dire qu’à la place il y avait un monsieur. De toute façon mon compagnon restait à Paris et on se retrouvait les week-ends grâce au TGV. Pour mon fils, il tenait absolument qu’il soit là car il avait deux filles presque du même âge que lui.

En repensant à la visite je m’étonne encore que des gens puissent se comporter comme ça. Les petites filles m’avaient fait la révérence pour m’accueillir. Leur mère qui, au bout de trois phrases m’avait dit qu’elle était fille de colonel, avait mis les petits plats dans les grands. Le repas avait été ennuyeux à mourir. Les enfants n’avaient pas le droit de parler avant le dessert. Heureusement Benoît s’était tenu coi. Sinon j’aurais dû prendre sa défense, ce qui aurait été bien embarrassant pour la suite de mes relations avec mon adjoint. Car celui-ci ne manifestait aucun sens critique sur la discipline surannée qu’imposait sa femme. Visiblement il n’en revenait toujours pas de l’honneur que lui avait fait une fille de colonel de le prendre pour époux. Il buvait littéralement ses histoires de jeunesse, qu’il avait pourtant dû entendre bien des fois. Pour moi qui avait fait mon service militaire comme deuxième classe, et ne connaissais ni le commandant Machin ni le colonel Truc, elles étaient dénuées du moindre intérêt. Comme j’aurais été mieux à me promener dans la forêt avec mon fils Benoît plutôt que de lui imposer ce supplice de l’immobilité et du silence.

Mais au fait qu’en avait-il pensé ?

- Benoît, comment elles étaient les petites filles ?
- Bien
- Tu ne t’es pas ennuyé ?
- Non, elles m’ont raconté des histoires très drôles.
- ???
- Tu connais la différence entre un téléphone et un Tampax ?
- Non- Je ne savais pas que le Tampax faisait partie du vocabulaire de Benoît et j’attends la suite avec beaucoup de curiosité.-
- Hé bien pour le téléphone on ne voit pas qui est au bout du fil.
- ??? – Je reste un instant atterré tellement je trouve cette histoire déplacée. Ce n’est pas parce que je vis désormais avec un homme que je ne considère pas le corps de la femme comme une terre sacrée-

Mon fils éclate de rire en regardant dans le rétroviseur si moi aussi je riais. Je souris faiblement pour lui faire plaisir.

- Au fait papa, c’est quoi un Tampax ?

A mon tour j’éclate de rire en pensant qu’après notre départ mon adjoint et son insupportable femme avaient dû se féliciter de l’excellente impression qu’avait certainement laissée sur moi l’excellente éducation de leurs filles. C’est sûr que si d’aventure je percevais la moindre allusion homophobe me concernant de la part de mon adjoint je saurais ressortir cette histoire.

Et de préférence en public.

dimanche 5 avril 2009

Impressions de début de week-end

Que fais-tu, prostré au bout du grand canapé de cuir noir, à la fin de cette semaine harassante ? Tu as fermé les portes de tes sens, tout absorbé par ton tumulte intérieur. Combien de temps pourras-tu résister à l’orage magnétique qui parcourt ton cerveau et tes nerfs ? C’est comme si tes os, tes chairs et ta peau n’étaient plus et que ne subsistait de toi que ce réseau nerveux soumis à un vent de sable qui, inexorablement, l’use. Cette infinie fatigue, cette lente et féroce abrasion, occupe tout l’espace de ton esprit. Pour sortir de ce maelstrom tu aspires à un de ces décrochés de la conscience analogue à la sensation qu’éprouve celui qui, descendant un escalier obscur, se laisse surprendre par la dernière marche dont il n’avait pas soupçonné l’existence. Tu aimerais finir de t’échapper de toi-même, mais tu ne le peux pas. Tu es arrivé, l’âme épuisée, au rebord de cette semaine qui a été pleine de sensations, de pensées et de sentiments comme une grappe de raisin aux grains si pleins et si serrés qu’il est difficile d’en détacher un seul. Tu es au seuil d’un week-end que tu aurais dû voir comme une rivière serpentant agréablement devant toi, brillant sous le soleil. Mais pour toi le temps s’est figé. Tu ne vois plus rien, tu n’entends plus rien, tu ne sens plus rien, hors les aigrettes électriques qui envahissent et saturent ta sensibilité. Tu es prisonnier d’un tunnel obscur et tu ne peux même pas concevoir la possibilité de faire le moindre geste, de penser la moindre parole. Tu ne peux même pas rêver à ce qui serait pour toi un exploit grandiose et bienfaisant, te lever pour aller t’étendre, à deux pas du canapé, sur le chatoyant tapis persan aux tons rouge et bleu sur lequel tu pourrais te dissoudre sans avoir même à faire l’effort de tenir une posture. Même cette idée d’une translation de quelques dizaines de centimètres pour mieux mimer ta mort est hors de portée de ton être secoué par cet orage intérieur. Allons ! Efforce-toi de distraire un peu de tes maigres forces de l’agonie que tu subis. Arrête de courber les yeux de ton esprit et regarde-toi, chétif tas de poussière aspiré par le vent du désert. Regarde toi attendre le moment de délivrance où le tas ne sera plus. Ou plutôt ne sois pas dupe, cesse de te cramponner à ta peur de la mort. Abandonne-toi sans réserve à cet océan de fatigue. Laisse-toi bouler comme une balle d’herbe sèche poussée de-ci de-là par les tourbillons d’une tornade. Ce silence, soudain l’entends–tu ? T’es-tu endormi un court instant ? Tu pourrais t’ébrouer, secouer le sable imaginaire resté dans les plis de ton vêtement. Tu préfères rester immobile encore, t’emplir doucement de la sensation toute neuve d’exister. Tu es un lourd bassin de pierre qu’emplit l’eau nouvelle d’une source qu’on croyait de longtemps tarie. Tu es le dégel de printemps sur la terre noire de Sibérie. Tu es le galop joyeux de l’eau qui envahit les rigoles d’irrigation du vieux Nil au premier jour de son annuelle résurrection. Tu es la fête des hommes rudes et pauvres qui célèbrent leurs noces avec la nature. Tu es toutes ces images volées à de vieux films dont tu as tout oublié de l’histoire. La vie à nouveau palpite au creux de ta poitrine. Tes narines s’arrondissent pour caresser l’air qui nourrit tes poumons. Tu cherches à capter l’exquise fraîcheur de l’air qui se glisse à la pointe de ton nez. Tu la tiens, tu t’en nourris. La pulpe de tes doigts retrouve par des frôlements imperceptibles la sensation chaleureuse du cuir sur lequel tu es assis. Tes yeux sont clos, recueilli que tu es sur ce qui s’élève en toi. Ton corps, ta chair, ta peau se reforment. Tu es nu, délicieusement nu. Nu sous tes vêtements qui n’existent plus, qui ne font plus obstacle à ta soif d’exister. Ton corps est plein, intact. Tu sais que dans peu d’instants tu te sentiras bander, un mouvement venu du plus profond de toi-même, un mouvement sans objet ni projet, une érection née du seul plaisir d’être. Tu es si sûr de cette force qui va te venir que tu n’as aucune hâte que cette profonde motion, cette efflorescence de ta vitalité, n’arrive. Tu n’as aucune hâte d’aucune sorte. Tu songes aux délices du lait à la température parfaite que tu savais faire sourdre en pressant entre ta langue et ton palais la péninsule d’une chair qui ne t’était pas si étrangère. Tu y songes et pourtant tu n’as plus de réels souvenirs. Simplement tes yeux se mouillent à la simple sensation procurée par les légers mouvements de ta langue. Tes yeux toujours clos voient le flanc haletant d’un chien qui reprend souffle, couché sur le côté, les pattes raidies par la fatigue. Ils imaginent aussi la grande enveloppe de toile blanche d’une gigantesque montgolfière en train de se remplir d’air chaud. Ils suivent en imagination l’ascension du ballon. Ils le savent lentement s’élever et rester comme un point fixe dans le ciel. Tu penses à tes rêves si fréquents où tu voles en brassant l’air résistant de tes bras solides. Des rêves si fréquents et si convaincants que tu te demandes parfois si ce n’est pas eux qui disent la réalité. Tu fais ton premier mouvement. Tu penches ta tête en arrière. Tu aimes cette sensation d’étirement, cette impossibilité de déglutir. Tu aimes sentir l’arrière de ton crâne appuyé au mur. Tu te vois à distance. Tu ressens un frisson de plaisir. Tu laisses un filet de salive s’écouler d’un coin ce ta bouche entrouverte. Tu te complais dans cet abandon de l’habituelle maîtrise. Comme si tu étais ivre, ou innocent. Tu retrouves le redoutable Narcisse de tes quinze ans, le jeune fauve aux dents coupantes qui ne savait pas encore aimer. Tu dis adieu à son insouciance et à sa cruauté. Tu reprends pied dans ta vie présente. Tout à l’heure tu auras faim, tu sortiras d’un bond de ta prostration. Tu avanceras à nouveau vers les défis et les conquêtes de ton âge, l’étoile au front, le sourire légèrement ironique aux lèvres.

samedi 4 avril 2009

En quittant Bassorah

« Amenez les couleurs »

C'est la dernière fois que le caporal Tim Barton au garde-à-vous regarde l'Union-Jack, le drapeau britannique aux couleurs rouge, blanc, bleu et noir, descendre dans le ciel d'Irak. Cette nuit sa compagnie quitte Basra, et cette fois-ci, c'est pour ne plus y revenir. Le premier ministre, un type sérieux, un écossais, a annoncé que d'ici la fin de l'année ce serait fini pour tout le monde.

Le caporal Tim Barton n'a que vingt-quatre ans mais ces longs mois de guerre l'ont prématurément vieilli. En rompant les rangs il pense aux histoires racontées par les vieux sous-officiers qui avaient été là au début, la guerre triomphale contre les troupes de Saddam, l'accueil chaleureux de la population chiite et puis, bientôt, la tension, la haine. Les patrouilles dans les rues jaunâtres où la mort pouvait venir de nulle part, de cette gamine qui vous souriait en agitant la main, d'un tireur embusqué, d'une mine bondissante cachée dans la poussière au coin d'une maison. Toujours être aux aguets, se méfier de tous mais toujours sourire, ne jamais montrer sa peur. On n'est pas les américains à rester enfermés dans nos véhicules blindés, gueulait le sergent Elwis quand ils débarquaient pour une patrouille à pied.

Ça ne l'a pas empêché de se faire descendre, pauvre sergent Elwis. Comme tant d'autres, comme John Gardner, le grand copain de Tim.Ils avaient grandi dans le même quartier d'Aberdeen, ils avaient fréquenté la même école, le même club de foot, ils s'étaient engagés le même jour. John connaissait la fiancée de Tim, Grace, qui est caissière chez Tesco. Tim et John c'était vraiment à la vie à la mort. Ils s'aidaient mutuellement à supporter ce qu'il y avait de plus dur ici, l'ennui des interminables journées passées à attendre au cantonnement sans pouvoir rien faire, sauf boire de la bière au foyer, et parler du pays avec John. Après la mort de John il n'y avait plus eu que la bière.

Dans l'avion du retour qui survole maintenant l'Italie Tim Barton repense une fois de plus à la femme, dans le nord, quand sa compagnie était partie appuyer les américains. Ça bardait! Ils s'étaient retrouvés seuls, John et lui avec cette femme et sa petite fille dans sa maison. Après, hé bien après, ils auraient pu tuer la femme. Peut-être qu'elle aurait préféré. Elle pleurait en silence dans ses grands voiles noires. Ils entendaient crier sa petite fille qu'ils avaient enfermée dans le placard. Mais ils sont partis comme ça, comme des voleurs. Tim n'est pas très sûr, mais il a bien l'impression que John, avant de partir, a demandé pardon à voix basse, en anglais. Et puis ils n'ont plus rien dit. Il s'agissait d'éviter de se faire descendre et de retrouver les copains. Seulement à un moment, sans que Tim lui demande rien, John a dit: « Bah, c'est la guerre ». Et deux jours après il s'est fait tuer bêtement, en commettant une faute grossière, lui si prudent d'habitude.

Cette histoire, il vaut mieux l'oublier. Plutôt rêver à Grace, ses yeux couleur paille, sa peau si blanche, si douce avec ses tâches de rousseur qui forment des îles, la chaleur de son cou. Bientôt, et pour longtemps. Ah, rien que d'y penser!

Et puis les parents de Tim. En attendant que leur fils et Grace trouvent un appartement pour eux ils les logeront dans la mansarde que le père de Tim a aménagée avec un réchaud et un petit réfrigérateur. Il pourra aller en vélo à la caserne. Il prendra des cours pour passer sous-officier. Tim aime bien ses parents, il sait qu'ils l'encourageront et qu'ils surveilleront le ventre de Grace dans l'espoir d'un petit enfant.

Le caporal Tim Barton a peur.