mercredi 26 décembre 2012

Ligne une IX




Une charmante boule lui maintient ouverte la porte de gauche qui mène à l'escalator. Il est d'autant plus désarçonné par la gentillesse et la grâce de son sourire qu'il vient de se heurter à la résistance obtuse de la porte de droite à la poussée de son épaule. Il a hésité un instant à faire une autre tentative avant de céder à l'invite de l'inconnue. Il répond à sa prévenance d'une légère inclinaison de la tête en guise de remerciement.

Il la regarde cruellement s'élever devant lui sur l'escalier roulant : jambes trop courtes, cul trop large. Légèrement de profil elle continue de sourire pour elle seule.

Au débouché de l'escalator un cycliste qui roule sur le trottoir manque l'écraser sans qu'elle semble y prendre garde.

jeudi 6 décembre 2012

Amour de ses vingt ans


Il faut bien reconnaître que la patience n'avait jamais été son fort. Il s'exaspérait depuis dix bonnes minutes à piétiner dans le grand escalier d'honneur de la préfecture pour la fête nationale. Les gens, les notables du département, auraient dû partir en vacances. Il se maudissait d'être venu, cela faisait plusieurs années que ça ne lui était pas arrivé. Il ne connaissait pas les personnes qui occupaient les trois marches au-dessus de lui. Tant mieux, il n'était pas d'humeur à faire des amabilités sociales.

C'est plongé dans cet état d'esprit que soudain, parvenu enfin au palier intermédiaire, en levant les yeux il la vit dans la glace monumentale aux trumeaux dorés qui occupait tout un mur. Elle aussi l'avait vu, au même instant miraculeux. Il vit dans son regard à elle le même ébranlement qu'il devait y avoir dans le sien. Ces deux regards échangés par hasard les projetaient trente ans en arrière. C'était un câble d'acier qui les liait. Il ne vit pas les effets des ans sur sa silhouette, les traits de son visage. Ou plutôt si, il les voyait, mais cela n'avait pas d'importance. Il était aimanté, fasciné par son regard, par sa personnalité qu'il venait à l'improviste de retrouver. Le temps non plus ne l'avait pas épargné mais le regard de la femme qu'il avait aimée le ramenait à ses vingt ans.

Ils n'osaient pas se tourner l'un vers l'autre pour se voir en direct. Ils avaient peur de rompre le charme. Derrière eux ils sentaient monter un murmure de réprobation. Comme si ça avait de l'importance qu'ils arrêtent quelques instants le lent cheminement de la queue. Les gens finissaient par les contourner et ils sentaient sur eux, toujours figés face à la grande glace, des regards noirs. Ils ne pouvaient pas rester comme cela indéfiniment. Ils se tournèrent enfin l'un vers l'autre.

Ils se sourirent. Le charme n'était pas épuisé. C'est elle qui finit par rompre le silence : « Tu sais quoi ? ». Il n'hésita pas, il la prit par le bras. Ils fendirent non sans mal la foule de ceux qui cherchaient à monter sur la première volée de marche. Ils disaient « Excusez-nous, excusez-nous » sans regarder les gens, sans prêter attention aux propos réprobateurs. Ils étaient enfin libéré de la presse, sur le perron de la préfecture, devant la grande place du marché. C'est lui qui maintenant la conduisait d'un pas vif. Il tenait fermement son bras. Pour un peu on aurai pu croire qu'il l'enlevait.

Pendant qu'il commandait la chambre et prenait les clés elle restait en arrière, discrète si ce n'est gênée. Cela faisait trente ans qu'ils étaient mariés et quatre ans qu'ils n'avaient plus fait l'amour.

dimanche 25 novembre 2012

Ligne une VIII





Sorti de la bouche du métro il descend de l'esplanade qui sépare les voies qui vont vers Paris de celles qui dans l'autre sens mènent à La Défense. A cette heure relativement matinale les voitures sont encore assez espacées et il peut traverser au passage clouté sans se préoccuper des feux ni hâter l'allure. Parvenu sur la rive bordée d'immeubles il remarque une voiture d'une marque réputée mais de gamme intermédiaire qui s'arrête assez loin du trottoir.



Il remarque surtout la personne qui en sort, une élégante jeune femme brune avec un sourire charmant qui semble s'adresser à l'univers entier. Elle court d'un pas léger jusqu'à une boite aux lettres au bord de la chaussée. Il voit alors qu'elle tient une lettre à la main. En la déposant dans la boite son sourire se fait encore plus attendrissant puis elle repart en un instant.



Il s'arrête songeur devant la grosse boite jaune. S'il osait il approcherait ses narines des fentes par où passe le courrier pour essayer de repérer les effluves d'une lettre parfumée. Il imagine que la femme écrit à son amant pour lui proposer un rendez-vous secret. C'est difficile à croire à l'heure des téléphones portables et d'internet mais qu'importe, il n'en faut pas plus à son imagination pour rêver que c'est à lui qu'écrit la belle inconnue.

mercredi 10 octobre 2012

Le Médecin

Il reprit sa respiration et pour la première fois il signa la liste d’une main ferme, sans trembler. Il rajouta même un nom de son écriture en pattes de mouche de médecin myope. Puis il jeta un regard de défi à son oncle, le jeune frère de son père qui sourit légèrement.
Ce n’était pas la vie dont il avait rêvé. Depuis qu’il avait dix ans il avait voulu fuir ce monde : la fascination qu’exerçait sur son entourage la cruauté froide de son père, la violence de son frère aîné, l’héritier adulé, qui l’avait par deux fois violé avant de devenir au seuil de ses dix-huit ans un chasseur de femmes dans les rues de la capitale, protégé par ses gardes du corps et par l’argent qui coulait à flot entre ses mains manucurées. Des mains qui, murmurait-on, savaient longuement torturer pour presque rien.
Alors il avait choisi de devenir médecin, il était parti étudier à Londres, une ville où son nom ne déclenchait ni la terreur ni l’adulation, feinte ou sincère. Lui le taciturne avait fait son chemin, avait pris une spécialité, l’ophtalmologie, qui n’obligeait pas à toucher les corps, qui ne risquait pas de les faire souffrir. Son père et ceux de son clan avaient laissé faire. Dans chaque famille il y avait un original. Lui ne s’intéressait pas à la politique, il ne faisait pas d’ombre à la domination sans partage qui mettait le pays en coupe réglée. Il était revenu, s’était marié, exerçait la médecine comme un art libéral. Les choses sérieuses, la constitution d’une dynastie politique, c’était le frère honni.
Et puis le frère était mort, accidentellement. La vitesse, l’alcool. Il n’y avait pas même eu pour l’occasion d’arrestation d’opposants, d’exécution de prisonniers politiques. Simplement une grande tristesse du père vite surmontée, quinze jours de deuil national et un immense arc de triomphe construit à l’aide de financements de pays amis sur la route d’accès à la ville depuis l’aéroport. Au sommet une statue colossale en marbre blanc du frère, saluant le flot des voitures, souriant pour l’éternité. Les automobilistes prirent l’habitude de ralentir en passant sous l’arche, comme s’ils étaient étreints par le chagrin ou le respect, d’où de mémorables embouteillages jusqu’à tard dans la nuit, souvent sur plus de dix kilomètres.
Mais voilà que le père commença à vieillir et appela son fils cadet à ses côtés. On prit l’habitude de voir ce grand dadais à l’air emprunté, au sourire figé, dans toutes les manifestations officielles, deux pas derrière son père. La terreur que lui inspirait ce dernier n’avait fait que croître au fil des années. Il savait comment la férule de fer qui avait de tout temps pesé sur sa mère et sur lui frappait également le pays tout entier au travers d’un dense réseau d’agents secrets et de délateurs de tout poil.
Lorsque le père était mort, le jeune frère de son père, le chef des services de sécurité était venu lui dire qu’au nom du clan il n’avait pas d’autre choix que de devenir président à la place du père. C’était lui, l’homme à l’uniforme vert olive au sourire indéchiffrable qui se tenait en face de lui, qui d’une poigne de fer avait tout combiné et lui dictait chacun de ses actes. C’était lui qui préparait les listes de personnes à arrêter et qui les lui faisait signer, lui qui en son nom faisait régner la terreur sur le pays.
Cela faisait six mois qu’il était devenu président et il n’en pouvait plus de ses rêves paisibles fracassés. En ajoutant ce nom sur la liste, en la signant d’une main ferme il secouait l’autorité de l’homme de fer, son mentor. Il ne faisait pas pour que le malheur s’abatte sur un innocent, du reste qui pouvait être innocent dans ce pays ? Non, il faisait ce geste pour s’affranchir de l’oncle, pour décider par lui-même. Comme cela il serait certain de ne jamais devoir donner contre son gré l’ordre d’envoyer les chars et les avions contre son peuple comme l’avait fait son père.
Non, les chars et les avions pour tuer des vieillards, des femmes et des enfants de son propre peuple, cela il ne le ferait jamais. Il en était sûr. Il était médecin ...

vendredi 28 septembre 2012

Le portillon bleu


L'amour est morte
Ce sont amis que vent me porte
Et il ventait devant ma porte
Les emporta


Grand-père me tendit le cahier et soupira.

Mon garçon, tu connais ton texte par cœur et c'est bien mais tu récites comme une machine. Essaie d'y mettre un peu de sentiment, bon sang !
  • De sentiment, grand-père ?
  • Oui de sentiment. Récite comme si tu ressentais des choses, là, au fond de toi.

    Je revois sa vieille main droite toute sèche qui appuyait sur sa poitrine . Il me semble que je fis le même geste que lui, sauf que je tenais aussi le cahier dans ma main droite. Je le fis machinalement. Pas pour me moquer de lui. Juste pour me rendre compte. D'ailleurs grand-père qui était parfois susceptible ne le prit pas mal et moi je ne me rendis compte de rien.

  • Franchement je ne vois pas le rapport, grand-père.
  • Voyons, quel rapport ?
  • Eh bien, le rapport avec le fond de moi. Tu viens de me parler de ça. Non ?

    Alors Grand-père fit ce que j'aurais fait à sa place, à moins que ce soit une reconstruction de ma part, il me regarda avec étonnement.

  • Peut-être qu'à ton âge tu n'as jamais perdu d'ami.

    Peut-être oui, mais j'ai un ami qui a déménagé l'an dernier. Mais je ne dirais pas que c'est le vent qui l'a emporté. C'est plutôt la voiture de ses parents, ou le camion de déménagement. Avec l'histoire de camion de déménagement je me suis dit que j'allais peut-être un peu loin. Mais j'avais ma conscience pour moi. J'étais sincère. Et grand-père ne se fâcha.
  • Et « l'amour est morte ». Bien sûr tu ne peux pas t'imaginer.
Pour sûr, je ne pouvais pas m'imaginer. Mon premier chagrin d'amour à l'âge de sept ans m'avait laissé un souvenir délicieux avec le temps, comme le goût d'un caramel, quelque chose de très doux, un peu écoeurant.
  • Tu n'as pas toujours été comme ça,insensible. Tu te souviens de grand-mère ?
  • Je m'en souviens, quand elle est morte j'avais cinq ans.
  • Et de la maison près d'Uzès, est-ce que tu t'en souviens ?
  • Oui, surtout du jardin.
  • Précisément au fond du jardin il y avait un portillon en bois peint en bleu qui donnait sur la garrigue.
  • Tu es sûr qu'il était bleu le portillon ?
  • Certain mais ce n'est pas la question.
  • Alors c'est quoi la question, grand-père ?
Peut-être que je commençais à m'impatienter, à regretter d'avoir demandé à grand-père de me faire réciter ma poésie de la semaine.
  • La question fiston, c'est que pour réciter cette poésie il faut que tu retrouves ce petit garçon qui me disait l'été après la mort de ta grand-mère : « Ne sois pas triste grand-père, grand-mère est parti par la porte bleue pour aller vivre dans la montagne, là où elle aimait tellement aller se promener »
Le lundi suivant c'est moi que la maîtresse a interrogé. Moi qui suis resté la bouche ouverte comme un O et qui ai eu zéro.

Ce zéro, c'est la note dont je suis le plus fier de toute ma scolarité. Plus fier même de de ma place de troisième à l'agrégation de français.

Mais c'est une note que je ne raconterai jamais à mes élèves. Et encore moins à mes enfants !

mercredi 19 septembre 2012

Molière


  • (Arthur, mon vieux, je sens que ça va être pour toi)
  • Arthur, pouvez-vous me parler de la mort de Molière ?
  • (Ma veine ! Si je crache le morceau, Dorothée qui est bégueule comme pas deux va me jeter. Déjà qu'avec elle je n'arrive pas trop à avancer. Il va falloir que j'improvise)
  • Eh bien Arthur !
  • (Il faut absolument que je gagne du temps)
  • Aarthurr !
  • Molière, vous voulez dire celui qui a écrit des pièces de théâtre ?
  • Celui-là même, pas le boucher du coin de la rue, Arthur.

    Des rires discrets se font entendre dans la salle de classe. Arthur n'ose pas regarder du côté de Dorothée. Il craint d'avoir gaffé. Depuis qu'elle a commencé à faire du théâtre amateur Dorothée parle de devenir comédienne et Molière est son dieu.

  • Eh bien,madame, Molière, une heure avant sa mort … Molière il était encore vivant !

    Des rires éclatent un peu partout dans la classe. Arthur ose un regard en coin vers Dorothée. Elle a la bouche pincée.

  • Arthur, si vous continuez à faire l'imbécile vous allez avoir deux heures de colle.
  • (Tant pis, c'est la prof qui l'aura voulu après tout. Même Dorothée peut le comprendre)
  • Arthur, je répète ma question : comment est mort Molière ?
  • Euh, enfin voilà … je veux dire … Molière … il est mort … il est mort … en faisant l'amour … l'amour avec une femme c'est à dire … l'amour avec sa maîtresse … enfin voilà … je veux dire.
    Au fur et à mesure qu'Arthur parle les rires deviennent de plus en plus fort et lui de plus en plus rouge. Il n'ose plus regarder personne, surtout pas la prof en face de lui et encore moins Dorothée.
     
    Il a dû commettre une erreur, une terrible erreur. Il ne sait pas laquelle mais il est sûr qu'avec Dorothée ce n'est même plus la peine d'y penser.

jeudi 13 septembre 2012

Apollinaire




  • Vous rêvez, Adrien ?
Adrien sursaute.
Il n'avait pas vu que madame Ardouin, la professeure de français, regardait par dessus son épaule. Il ne savait pas non plus depuis combien de temps il était resté sans rien faire au lieu d'écrire son commentaire de texte. La seule chose qui le raccrochait à la réalité c'était les vers qu'il avait commencé à écrire sur son cahier devant lui :

Et de planètes en planètes

De nébuleuses en nébuleuses

Le don Juan des mille et trois comètes

Même sans bouger de la Terre

Cherche les forces neuves.

Soudain Adrien, le bon élève si ce n'est l'élève modèle, a très chaud. Ses oreilles bourdonnent. Son esprit est vide.
  • Vous ne vous sentez pas bien, Adrien ? …. Vous viendrez me voir après la classe.
Madame Ardouin s'éloigne et parle fort. Adrien ne comprend pas ce qu'elle dit mais qu'importe. Il lui est reconnaissant de détourner les yeux de la classe qui s'étaient fixés sur lui. L'heure passe sans qu'il réussisse à reprendre le fil. S'il ferme les yeux il voit une pluie d'étoiles, s'il les ouvre les mots qu'il a écrit dansent devant lui sans qu'il ne les déchiffre.
  • Alors, Adrien ?
La cloche a sonné et maintenant il est devant madame Ardouin, l'esprit vide, tellement vide qu'il se sent poussé par une force irrésistible à sauter dans l'inconnu.
  • La chevelure d'or des comètes madame.
Ces mots qu'il s'entend prononcer le surprennent. Il ne sait pas si madame Ardouin est surprisecomme lui mais en tout cas elle ne répond pas tout de suite.
  • Vous savez, Adrien, il n'y a pas que pour don Juan que les chevelures d'or sont importantes.
Adrien rougit légèrement mais au fond il n'est pas gêné, soulagé plutôt.
  • Vous savez madame j'avais l'impression de sauter de nénuphar en nénuphar, très vite, de peur que qu'ils n'enfoncent.
  • Comme de planètes en planètes et de nébuleuses en nébuleuses.
  • C'est exactement ça madame.
  • Et vous cherchez les forces neuves parce que ça ne va pas fort entre vos parents comme lorsque votre mère était venue me voir en début d'année.
Adrien se crispe, puis se détend et sourit.
  • C'est ça, exactement ça, madame !
  • Ce qui vient de vous arriver, Adrien, il ne faudra jamais que vous l'oubliiez de toute votre vie : la poésie ça donne des forces!





mardi 4 septembre 2012

La rupture


Chérie,

Un homme qui tombe amoureux d’une amie de sa fille n’est pas digne de toi. Je préfère que tu me quittes. Je vais souffrir atrocement mais par respect pour la mère de mes enfants c’est mieux.
Tu n’es pas obligée de divorcer, sauf si tu retrouvais quelqu’un. Tu peux occuper le studio de Marne-la-Vallée. C’est pratique pour aller voir tes amies à Paris. Une nouvelle vie au moment de partir en retraite !
Tu ne paieras pas de loyer, seulement les charges. Tu vas t’en sortir, surtout que maintenant que je ne serai plus là tu n’auras plus envie de voyager.
Aurélie est adorable. Elle me dit de bien t’embrasser. Si tu nous voyais. Un vrai jeune homme ! Comme avec nous les premières années. Tu vois ce que je veux dire ;-)

Gilles

jeudi 30 août 2012

La correction


La correction



  • Tu rentres tard ce soir, chéri ?
  • Peut-être. Je joue au tennis avec ce gros con prétentieux de Pierre N.1. Tu sais le nouveau collègue dont je t’ai parlé au dîner hier soir. Celui qui n’arrête pas de dire « moi, je … moi, je ». J’ai bien l’intention de le mettre minable au tennis ce gros vantard. Une correction, une bonne fessée à son amour propre, c’est ça qu’il va avoir le monsieur « je fais tout mieux que tout le monde ».
  • Mais fais attention de ne pas t’énerver mon chéri, tu risques de perdre tes moyens.
  • Tu as raison, ma chérie. Je vais me concentrer comme une bête et je vais le laminer. Il ne s'en remettra pas. Je t’adore et je file, je vais finir par me mettre en retard.
Le temps est magnifique , une de ces journées de printemps où la nature semble exulter de toutes les forces de vie qui bouillonnent en elle. L'air est léger et pas un souffle de vent ne perturbe le jeu. Ils sont face à face, terriblement concentrés. Cela fait trois quarts d'heure qu'ils jouent et se battent sur chaque balle. S'il y avait un spectateur à cet affrontement féroce il se demanderait la raison d'une telle hargne. Mais eux ne se posent pas la question. Ils sont entrés insensiblement dans cet état d'esprit où leur vie se résume à ce qui se passe entre les grillages rouillés d'un terrain de tennis de banlieue. Ils jouent le dernier set, celui qui doit les départager.

Mais voilà que la victoire a choisi son camp. L'un des joueurs perd pied. Il rate service sur service. Il a beau se battre sur toutes les balles de son adversaire cela lui est fatal. Il a perdu le match.

Pierre N.2 s'approche du filet en trottinant. Il arbore un large sourire de satisfaction et dit à son adversaire en lui serrant la main :

- Tu joues tellement mal que tu m'as complètement déréglé mon service.

1 Pour préserver l’anonymat des protagonistes de ce drame les noms ont été changé.

2 Idem note supra.

vendredi 24 août 2012

Ligne une VII

Sur le passage clouté à la sortie de sa station de métro il est pris à parti bruyamment par une femme qu’il n’avait pas remarquée :
-          Alors toi, tu n’as pas la liberté de …
Quelques mètres devant lui un homme a ralenti le pas pour tendre l’oreille.
La fin de la phrase se perd dans le bruit de fond. Il voit que la femme qui le croise ne s’adressait pas à lui mais parle avec des oreillettes blanches dans les oreilles.
Il rejoint sur le trottoir d’en face l’homme qui a fini de traverser la rue et lui dit :
-          Elle parlait à son téléphone, pas à moi.
Le visage de l’homme qui le regarde s’illumine d’un sourire.

lundi 20 août 2012

Saint Tropez




-          Qu’est-ce que tu lui trouves à cette fille que tu la regardes comme ça ?
-          Mais rien. Qu’est-ce que tu racontes ? De quelle fille parles-tu ? Des filles, il y en a plein la plage.
-          Et monsieur joue les faux-jetons en plus.
-          Franchement je ne vois pas …
-          « Franchement ». Tu vois mon bonhomme tu t’es trahi. Maman m’a toujours dit que quand un homme disait « franchement » c’était le signe qu’il était en train de te fourguer un gros bobard.
-          Tu devrais laisser ta chère maman …
-          Tu t’attaques à maman maintenant ! Je t’interdis, tu entends, je t’interdis de toucher à ma mère.
-          Mais non, tu sais bien que j’adore ta maman. C’est pour ça que je l’appelle ta « chère maman »
-         
-          Et puis ma chérie, tu sais bien que pour moi tu es la plus belle.
-          Et pour les autres alors ? Tu crois qu’ils me trouvent moche ? C’est ça que tu dis ?
-          Mais non, voyons Amandine. Je suis sûr qu’il y a des tas de mecs qui te matent en douce derrière leurs lunettes de soleil.
-          Tu crois ?
-          J’en suis sûr.
-          Ah vraiment, les hommes sont dégueulasses.
-          Il y a pas de mal à mater une jolie fille tu sais.
-          Ah, tu vois, tu reconnais.
-          Je reconnais quoi ?
-          Tu reconnais que tu la mates comme un salaud cette fille sublime là-bas.
-          Quelle fille ? Où ça ?
-          C’est ça, prends moi pour une conne. La fille avec le monokini rouge sous le parasol bleu, là devant ton nez, gros malin.
-          C’est vrai que maintenant que tu me la fais remarquer elle est assez canon.
-         
-          Amandine, ne t’en va pas. A…
-         
-          Oh puis zut, fais ce que tu veux, je m’en fiche …  Mais pourquoi elle va parler à la fille superbe que j’étais censé mater ?
Amandine m’a dit que cette fille était non seulement superbe mais en plus très intelligente. La preuve : elle ne voulait pas avoir affaire à un gros vicieux comme moi.
 C’est pour elle qu’Amandine m’a quitté.

dimanche 13 mai 2012

Abstraction






Les femmes sont parties. Ils restent deux à finir leur petit déjeuner. Le grand-père est son gendre. Et la petite-fille, même pas deux ans et demi, qui vient de glisser de sa chaise rehaussée. Elle joue à côté d'eux qui devisent gravement. Elle apporte une poussette de poupée dans laquelle sont rangées vaille que vaille ses deux bébés de chiffon. Elle apporte également une grosse boite rouge pleine de clipos.

D'un commun accord ils s'arrêtent de parler. Ni l'un ni l'autre ne se lasse de la regarder. Ses yeux noirs rieurs, sa bouche aux lèvres retroussés, la douceur de ses traits d'enfants aux joues rebondies seraient déjà un régal au repos alors que dire lorsqu'ils sont animés par un tel élan de vie?

Elle sort des clipos qui ont effectivement une couleur de pain de la boite et les met sur le ventre des poupées.

- Tenez, bébés, du pain.

Elle sort trois clipos jaune, rouge et vert attachés ensemble.

- Tenez, bébés une prune,

Elle se ravise.

- Non, il faut enlever la peau.

Elle détache le clipo vert et tend les deux autres vers les poupées.

- Tu te rends compte, à son âge, ta fille a déjà une pensée symbolique?

- Une pensée symbolique?

- Oui, Elle fait le lien entre ses clipos et une prune avec sa peau. Elle a le sens de l'abstraction.

- C'est quoi, grand-père, l'a'stra'tion?

- ??????

- C'est quoi, grand-père, l'a'stra'tion?

- Elles sont belles tes poupées. Qui te les a données?

mercredi 25 avril 2012

La chambre d’amis

            Une odeur de vide et de renfermé. Il essaie d’analyser. C’est curieux cet intérêt soudain pour ses sensations olfactives. Mais cela a le mérite d’occuper l’esprit, ça va peut-être lui permettre de découvrir une autre réalité plus vivable. Au point où il en est. Cette odeur particulière, presque insensible doit venir de ce que l’air est enfermé dans une pièce où il n’y a habituellement rien de vivant, rien qui ait une odeur propre. Pas de meubles en bois ciré, pas de brassements d’air, d’entrées et de sorties, pas d’humains qui sentent la cigarette, le parfum, la chaleur ou la savonnette, encore moins de citronniers en fleur. Une armoire vide en formica au pied du lit à deux places qui occupe presque toute la largeur de la chambre avec un couvre-lit dans une espèce de peluche jaune. Un sac de voyage qui contient quelques affaires pour la nuit et le lendemain Et lui couché au milieu du lit, ses pieds croisés et chaussés dépassent pour ne pas salir, et touchent presque l’armoire. Sur le mur de gauche il sait qu’il y a la porte à moitié ouverte d’une minuscule salle de bain-WC avec un lavabo et une cabine de douche.

          Mais il ne regarde pas en direction de la salle de bain. Son regard est fixé sur le plafond crépi blanc gaufré. À regarder ce plafond éclairé par deux meurtrières horizontales de part et d’autre de l’armoire il ne sait pas à quelle illumination il espère accéder. La pièce est aux trois quarts enterrée et pour peu que le gazon soit tondu les meurtrières ne permettent pas de voir la tête des herbes, même quand on est debout. Il ne faut surtout pas qu’il se mette à penser que c’est un caveau. C’est une chambre d’amis, pas un caveau. Couché les bras croisés derrière la tête à regarder le plafond il attend que la nuit tombe. En cette saison il a une bonne heure et demie à attendre. Et après ?

          Il ne peut s’empêcher de guetter les bruits de la maison, au-dessus de sa tête. Le déplacement d’une chaise sur le carrelage de la cuisine et son cœur s’arrête de battre. Il s’est promené tout le dimanche après-midi. Il a pris un sandwich et une bière au café de la Place et il est rentré par le garage et la cave dans la chambre d’amis sans faire de bruit pour que personne ne remarque sa présence. Maintenant il devine le brouhaha des enfants, il aimerait pouvoir suivre les conversations autour de la table familiale de la cuisine. Le dimanche soir on ne dîne pas à la salle à manger. Il a l’impression qu’un animal cruel, un renard comme dans l’histoire du jeune spartiate, lui dévore le cœur. Il ne sait pas comment il va pouvoir tenir. Demain matin, quand Anne et les enfants seront partis il ira joindre son cabinet au rez-de-chaussée. Avant il aura transféré ses vêtements de ce qui ce matin encore était sa chambre vers l’armoire de la chambre d’ami. Cela durera jusqu’à ce que les remboursements de la maison et du cabinet pèsent moins lourd. Des mois, des années peut-être.

mercredi 18 avril 2012

La dissertation

« L’île isolée suppose d’autres îles » Commentez cette phrase d’Edouard Glissant

Putain, quel connard mon père avec sa nouvelle pouffe ! C’est maman qui m’avait dit : « Tu devrais aller voir ton père pour qu’il te donne des idées pour ta dissertation, ça fait bien deux mois que tu n’es pas allé me voir, non ? » Pauvre maman, toute ennuyée que son fiston coupe les ponts avec son père. Et lui qui roucoule, qui fait le beau. Elle aurait presque l’âge d’être ma frangine. Sauf que Clothilde est anorexique et que l’autre elle est plutôt bien carrossée. Ça on peut le dire. Quel salaud !

Ses explications foireuses sur ma disserte j’y ai rien compris mais il en a pris plein la gueule devant sa nouvelle copine. Et vlan, que je lui parle de maman qui gère toute seule les problèmes de Clothilde. Elle a tiqué, la gonzesse, pas si nouille que ça finalement, mais lui, non ! Le beauf épanoui dans sa satisfaction. Putain, je le déteste. Comment je peux autant le détester ? Surtout que pour faire le malin il n’a pas arrêté de me donner du « Mon fils » devant sa meuf. Mon fils par ci, mon fils par là. Mes couilles oui. Comme si je ne finissais pas par le savoir que j’étais son fils ! Son fils, qu’est-ce qu’il en a à foutre de son fils ?

Sérieux, j’étais tellement énervé en sortant de chez lui que je me suis engueulé avec Estelle. C’est elle qui a pris à cause du vieux dégoutant et de sa perruche. Il faut dire qu’elle m’a énervé, Estelle, à faire comme si mon père n’avait pas tous les torts. Mais elle se rend compte ou quoi ? C’est vrai que maman, elle a un peu trop tendance à se mêler de notre vie mais au moins pour elle j’existe. C’est elle qui nous a élevés, Clothilde et moi. Ça il faut qu’Estelle le comprenne.

Quand j’y pense. Quand même, j’y ai été fort avec Estelle. Quand même. Putain, que je suis con ! Pourquoi je l’ai envoyée bouler comme ça ? A cause de l’autre connard qui m’a chauffé les oreilles en plus. Si Estelle se fâche avec moi pour de bon ?

C’est pas possible ! Je le tue ce mec ! Je le tue et je me tue après. Comme ça Estelle verra que c’était du sérieux, elle et moi. Oh, putain ! Il faut que je l’appelle … Zut, elle est sur répondeur ! C’est vrai qu’elle est allée toute seule au cinéma. Dans une heure je l’appelle.

Et avec ça ma disserte qui n’avance pas. Si je ne la rends pas madame Chaumet va encore me dire que je l’ai déçue. Elle croira que je m’en fous. Bon dieu, madame Chaumet, je m’en fous pas. Je vous assure que je m’en fous pas. J’aimerais tellement que vous soyez fière de moi comme vous me l’avez dit à la fin du premier trimestre. Je sais que vous êtes une bonne personne. Comme Estelle, comme maman.

Allez tant pis, je sors, je vais attendre Estelle à la sortie du cinéma.

jeudi 12 avril 2012

Ligne une VI

Il s’en était fallu d’une circonstance infime que la rencontre ne se produisît. C'est ainsi qu’un minuscule décalage dans l’ordre usuel des choses suffit parfois à révéler la splendeur d’une mise en scène qui se fût autrement perdue dans la foule.

Il avait pour habitude lorsqu’il prenait le métro pour s’en retourner chez lui de monter au premier tiers de la rame, ce qui lui permettait sitôt descendu à son arrêt de s’engouffrer dans la sortie qui le menait au plus près de son domicile. Ce jour-là il monta en queue de train. Lorsqu’il y y repensa par la suite il ne parvint pas à se souvenir pourquoi. Il n’était pas dans son caractère de croire à une quelconque providence. Le hasard lui suffisait mais pas lorsqu’il s’agissait d’expliquer un écart par rapport à ses gestes les plus invétérés. Après moultes réflexions il finit par se rallier à l’hypothèse que lorsqu’il était arrivé par son couloir habituel en queue de rame le signal de fermeture des portes retentissait. Pour une raison qu’il ne savait expliquer il serait contrevenu à sa décision irrévocable de ne rien faire par précipitation et il avait dû bondir par la porte en train de se refermer.

Toujours est-il que pour atteindre l’escalier qui s’enfonçait pour trouver sa sortie il avait dû remonter les deux tiers de la rame laissant au flot pressé des voyageurs largement le temps de s'écouler. Seul donc il descendit les marches qu’une femme gravissait, seule également. Attentif à ne pas trébucher il remarqua tout d’abord l’élégance extrême du tissu de la robe longue de la femme. De larges motifs floraux bleu clair sur un fond rose clair. Sans fadeur aucune ni agressivité. A peine eut-il le temps de s’émerveiller de la hardiesse, de la parfaite réussite de cette harmonie de couleurs que le geste de la femme, le mouvement gracieux de l’étoffe balayée devant ses pas pour ne pas entraver sa montée le frappa de stupeur l'espace d'un instant. Le temps que son regard remonte de la main qui tenait les plis de l’étoffe au bras et à l’épaule nus, au visage enfin. Le front haut, bien marqué par des cheveux en boucles lâches, épaisses qui l’encadrait, l’ovale régulier,les traits parfaitement dessinés, le regard deviné puisque les yeux ne se détournaient pas de leur attention à l’escalier, tout cela, et plus encore qu’il ne savait analyser, lui fit songer à un éblouissant portrait de photographe d’Eva Gardner ou d’Eva Peron.

Si fort était son saisissement qu’il n’osa pas jeter un deuxième regard et encore moins se retourner lorsqu’il eut croisé la belle inconnue qu’il avait surprise jouant à gravir les marches de la Croisette avant de les redescendre les bras chargés de roses blanches.

jeudi 2 février 2012

Clara

On voit de drôles de choses dans un train mais là, c’est trop pour moi ! Plongé dans mon journal, je n’avais pas fait attention aux deux personnes qui s’installaient en face de moi. Juste sans avoir l’air de rien rapprocher mes pieds pour bien occuper tout l’espace auquel j’ai droit. Ne rien lâcher mais rester absent pour éviter toute contestation. Le plus malotru des humains hésitera toujours à empiéter sur le territoire d’un homme si important qu’il ne peut pas distraire un coup d’œil de l’étude de son journal, un journal de référence, pas une quelconque gazette futile. Tout s’est bien passé, tout c’est passé comme j’ai l’habitude.

Jusqu’à ce qu’il parle. Et mon Dieu, cette voix ! Je me suis senti transpercé par elle comme un bigorneau par l’aiguille qui va le chercher au fond de s coquille pour le porter à des lèvres gourmandes. Comme le bigorneau je me suis senti cuit. Alain, mon ami de trente ans, sa manière de parler si reconnaissable, sa voix curieusement ensoleillée et trainante. J’ai revécu en un instant tout ce qu’il m’avait infligé. La manière dont il avait séduit Clara, la lumière de ma vie. Mais c’est plus insupportable encore. Je l’entends qui roucoule, qui parle à mots couverts, pas si couverts que cela, de choses qu’on ne raconte pas en public. Je vais hurler. Il ne faut pas. Il faut que je réfrène le tremblement du journal, de mes mains. Je ne peux pas me dévoiler, pas devant Clara. C’est trop humiliant ! Je de viens fou. Clara, je t’en supplie fais le taire ! Clara, toi si délicate ! Clara ! Oh Clara !

Mais cette voix, cette voix qui minaude à son tour, ce n’est pas la tienne ! Clara ! Oh Clara !

vendredi 27 janvier 2012

L'Homme de janvier

L’Homme de janvier peut être un homme ou une femme. Parfois c’est un petit garçon ou une petite fille, ou quelqu’un qui se souvient de l’avoir été ou encore qui l’est resté.

Il a pu naître dans la chaleur de l’hémisphère Sud, dans la froidure de l’hémisphère Nord, ou dans la touffeur d’entre les deux tropiques. Il arrive également, mais c’est plus rare, que l’Homme de janvier réconcilie climat nord et climat sud lorsqu’il est né au pôle Nord ou au pôle Sud.

L’Homme de janvier peut mourir de honte et de misère ou de satiété et d’ennui. Il peut être heureux ou malheureux, parfois l’un parfois l’autre aussi. Il peut avoir toutes sortes de croyances et d’incroyances, d’espoirs et de peurs, d’amours et de haines.

Mais toujours l’Homme de janvier mérite qu’on reconnaisse sa dignité comme les Hommes des onze autres mois de l’année.

samedi 21 janvier 2012

Le mariage de ma cousine

J’avais hui ans. C’était le mariage de ma cousine Véra. J’étais garçon d’honneur et je me souviens de tout. Je portais un ridicule costume gris clair avec un short long qui laissait voir mes genoux. Nous habitions tous Marseille et le mariage avait eu lieu dans la ville. C’était la fin du printemps. Le curé se mouchait tout le temps. Il devait avoir le rhum des foins. Moi j’avais un peu mal au cœur de sentir les parfums des femmes autour de moi. Pour me distraire je regardais les lumignons dans des verres rouges qui montaient comme un incendie vers la Vierge sur le gros pilier à droite de l’autel. C’était long ! Après il avait fallu faire les photos et enfin la fête dans une auberge à la campagne près de la mer!

Maintenant il était plus de minuit. C’était l’heure du croquembouche, tout luisant de caramel. Les choux dressés les uns sur les autres m’ont fait penser aux lumignons de tout à l’heure à l’église, mais au lieu d’une jeune femme avec une écharpe bleu ciel au sommet il y avait un couple de mariés en figurine sur une petite coupelle blanche. La pièce montée, nous les enfants battions tous des mains.

Mais moi, l’idiot, le malheureux, je me suis imaginé sur la coupelle avec mon meilleur ami de l’époque, Jacques. Je n’ai certainement pas compris la signification de mon souhait, pensez, j’avais huit ans et de ces choses on ne parlait pas dans ma famille. Mais j’ai brusquement senti une impitoyable barre de fer qui me bloquait le haut de la poitrine et m’empêchait de respirer. J’ai immédiatement compris que je ne devrais à aucun prix parler ni de la barre de fer ni du reste. D’où me venait cette peur ? Je l’ignore mais la barre m’a accompagné pendant des années, plus ou moins présente, plus ou moins forte, avant qu’un jour, grâce à toi, Patrice, je puisse consentir à ce que j’étais.

La suite tu la connais.

mercredi 11 janvier 2012

La tour

Je suis si fatigué.

Tous ces appareils qui clignotent autour de moi .. Je n'ai plus longtemps à vivre ... Je me tais... Je ne sais pas si je pourrais parler... Je ne sais pas si je reste éveillé... Ma quatrième femme rode... Elle a le droit d'espérer ma mort... Cet écart d'âge... Tout cet argent... qu'elle n'aura pas ...

J'avais dix ans. Je lisais Ivanhoé. Je rêvais à la tour en ruine. La vieille porte en bois. Trop petite. Usée. Une porte de cabane à outils qui tenait par une chaîne accrochée à un cadenas. Pas une porte de château. Sur le bord, par le trou de la chaîne on ne distinguait rien. Trop noir. Il y avait un passage secret, un souterrain, des oubliettes, un trésor. J'en étais sûr. J'en rêvais la nuit.

Il m'a fallu trois ans pour oser. Forcer le cadenas. Une lampe torche. Des gravats. De vieux chiffons. Pas de passage secret. Pas de souterrain. Et trente secondes pour me faire choper par le père Mathieu. L'oreille qui fait mal. L'haleine de l'ivrogne. La menace de tout dire à mes parents, à monsieur le maire. Les bouteilles de vin que j'ai dû subtiliser en douce dans la cave de mon père jusqu'au moment où je suis parti pour étudier à Toulouse. Ma réussite dans les affaires. Ma fortune. Mes mariages. Mes divorces. Mon retour au pays. Cette tour en ruine rachetée, réhabilitée. L'inauguration par le maire avec le préfet. Ce discours: « Grâce à vous, huit cents ans après sa construction cette tour est repartie pour huit cents ans ... »

Et le trésor? Dans huit cent ans un gamin de treize ans forcera la porte d'une tour en ruine. Il trouvera sous une trappe dissimulée les cent lingots d'or que j'ai amenés dix par dix après la fin des travaux. Cent lingots que ma femme n'aura pas. Je vais mourir... Je tends la main à ce ga...

lundi 2 janvier 2012

Le représentant

J'ai la main sur la poignée de la porte, je prends le pouls de la maison. Tu parles. Je me marre! Pas besoin d'être docteur pour gagner du fric. Moi j'ai pas mon certofe et les docteurs je les emm... Suffit d'être pro. Ce lotissement minable avec ses chemins en terre c'est un tas d'or mais faut pas y aller n'importe comment. Faut sentir avant de mettre la main sur la poignée. L'idéal c'est quand la femme plaquée par son mec parce que les traites de la maison sont trop lourdes. Ou qu'elle l'a foutu dehors sans réfléchir la conne, la salope. Avec des mioches à l'école primaire ou au collège. Elle culpabilise à mort qu'elle a pas le temps de s'en occuper. Il faut bien vivre, les ménages, tout ça. Avec l'autre tarlouse qui s'est tiré et qui donne rien pour les gosses. Alors bien sûr l'école c'est pas ça. Hé, hé. C'est vrai que j'aime bien la sensation quand j'ai appuyé sur la sonnette, fort, et que je mets la main sur la poignée de la porte pour la secouer comme si j'étais la police ou l'huissier. Histoire de mettre dans l'ambiance. Allez, on se dépêche ma petite dame.

Évidemment quand je suis entré c'est le contraire, je deviens tout sucre, tout miel. Je caresse la joue des mômes. Pouah! Ils travaillent bien à l'école vos enfants au moins? Justement j'ai ce qu'il vous faut. Un investissement pour la vie. Je m'installe. Je prends mon temps. Je dis des blagues que la femme elle est obligée de rire. Je suis le père Noël. Les gosses me regardent. C'est le cas idéal. Ils ont pour ainsi dire plus de papa. La maman aussi elle a envie d'y croire. Les devoirs qui se font tout seul, les exposés, le goût des études. Et l'orthographe? Surtout l'orthographe! Vous pensez bien.

Après c'est du gâteau. Combien ça coûte? Franchement on peut toujours s'arranger. On peut faire un crédit. Sur deux ans. Vous vous rendez compte: pour que les enfants réussissent à l'école. C'est beau madame de voir ce que vous venez de faire, les yeux du grand garçon qui brillent. Toute sa vie il sera reconnaissant à sa maman. Pas vrai mon garçon? Si vous avez un doute vous avez huit jours pour vous rétracter. Signez là pour prouver que je vous l'ai bien dit. Allez mon grand garçon, comment tu t'appelles?

Tout ça c'est comme qui dirait de la roupie de sansonnet. Non le secret c'est de bien savoir repérer la famille qui est le plus dans la m... Pour la trouver il faut être un peu malin. Cette maison là dont le jardin n'a pas encore de pelouse et dont le crépi n'est pas posé c'est excellent. Les papiers peints qui se décollent à l'intérieur à cause de l'humidité des murs ça fera des choses à raconter aux voisin. Ben oui, il faut qu'ils comprennent que pour leurs gosses ils ont intérêt à faire des sacrifices eux aussi. C'est comme ça qu'on les chope les uns après les autres. Dans la vie il faut savoir être malin. Et si ces gamins sont malins ils n'ont pas besoin de faire d'études. Ils ont qu'à faire comme moi: vendre des encyclopédies!