mercredi 10 octobre 2012

Le Médecin

Il reprit sa respiration et pour la première fois il signa la liste d’une main ferme, sans trembler. Il rajouta même un nom de son écriture en pattes de mouche de médecin myope. Puis il jeta un regard de défi à son oncle, le jeune frère de son père qui sourit légèrement.
Ce n’était pas la vie dont il avait rêvé. Depuis qu’il avait dix ans il avait voulu fuir ce monde : la fascination qu’exerçait sur son entourage la cruauté froide de son père, la violence de son frère aîné, l’héritier adulé, qui l’avait par deux fois violé avant de devenir au seuil de ses dix-huit ans un chasseur de femmes dans les rues de la capitale, protégé par ses gardes du corps et par l’argent qui coulait à flot entre ses mains manucurées. Des mains qui, murmurait-on, savaient longuement torturer pour presque rien.
Alors il avait choisi de devenir médecin, il était parti étudier à Londres, une ville où son nom ne déclenchait ni la terreur ni l’adulation, feinte ou sincère. Lui le taciturne avait fait son chemin, avait pris une spécialité, l’ophtalmologie, qui n’obligeait pas à toucher les corps, qui ne risquait pas de les faire souffrir. Son père et ceux de son clan avaient laissé faire. Dans chaque famille il y avait un original. Lui ne s’intéressait pas à la politique, il ne faisait pas d’ombre à la domination sans partage qui mettait le pays en coupe réglée. Il était revenu, s’était marié, exerçait la médecine comme un art libéral. Les choses sérieuses, la constitution d’une dynastie politique, c’était le frère honni.
Et puis le frère était mort, accidentellement. La vitesse, l’alcool. Il n’y avait pas même eu pour l’occasion d’arrestation d’opposants, d’exécution de prisonniers politiques. Simplement une grande tristesse du père vite surmontée, quinze jours de deuil national et un immense arc de triomphe construit à l’aide de financements de pays amis sur la route d’accès à la ville depuis l’aéroport. Au sommet une statue colossale en marbre blanc du frère, saluant le flot des voitures, souriant pour l’éternité. Les automobilistes prirent l’habitude de ralentir en passant sous l’arche, comme s’ils étaient étreints par le chagrin ou le respect, d’où de mémorables embouteillages jusqu’à tard dans la nuit, souvent sur plus de dix kilomètres.
Mais voilà que le père commença à vieillir et appela son fils cadet à ses côtés. On prit l’habitude de voir ce grand dadais à l’air emprunté, au sourire figé, dans toutes les manifestations officielles, deux pas derrière son père. La terreur que lui inspirait ce dernier n’avait fait que croître au fil des années. Il savait comment la férule de fer qui avait de tout temps pesé sur sa mère et sur lui frappait également le pays tout entier au travers d’un dense réseau d’agents secrets et de délateurs de tout poil.
Lorsque le père était mort, le jeune frère de son père, le chef des services de sécurité était venu lui dire qu’au nom du clan il n’avait pas d’autre choix que de devenir président à la place du père. C’était lui, l’homme à l’uniforme vert olive au sourire indéchiffrable qui se tenait en face de lui, qui d’une poigne de fer avait tout combiné et lui dictait chacun de ses actes. C’était lui qui préparait les listes de personnes à arrêter et qui les lui faisait signer, lui qui en son nom faisait régner la terreur sur le pays.
Cela faisait six mois qu’il était devenu président et il n’en pouvait plus de ses rêves paisibles fracassés. En ajoutant ce nom sur la liste, en la signant d’une main ferme il secouait l’autorité de l’homme de fer, son mentor. Il ne faisait pas pour que le malheur s’abatte sur un innocent, du reste qui pouvait être innocent dans ce pays ? Non, il faisait ce geste pour s’affranchir de l’oncle, pour décider par lui-même. Comme cela il serait certain de ne jamais devoir donner contre son gré l’ordre d’envoyer les chars et les avions contre son peuple comme l’avait fait son père.
Non, les chars et les avions pour tuer des vieillards, des femmes et des enfants de son propre peuple, cela il ne le ferait jamais. Il en était sûr. Il était médecin ...

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