vendredi 30 décembre 2011

Rêve du saut de l'an

Paris, le 31 décembre 20XX


Cher monsieur,

Cette nuit, ou plutôt au petit matin, j'ai fait un rêve très plaisant qui m'a laissée toute joyeuse à mon réveil. Dans ce rêve vous occupiez une place prépondérante, ce qui m'a incitée à vous l'écrire en cette période de vœux. Je sens bien combien il peut être périlleux d'écrire un rêve à un homme qui a été pendant plus de dix ans votre psychanalyste alors que cette analyse s'est arrêtée, ni interrompue ni terminée, dans une certaine confusion. Je ne peux plus me prévaloir de la protection de la muraille de billets que séance après séance j'ai bâtie en économisant sur mon quotidien. Non pas que je regrette l'aventure, croyez le bien!

Après m'être un moment réveillée aux dernières heures de la nuit je me suis rendormie sans y prendre garde et c'est dans ce moment que mon rêve est né. Il se déroula dans un appartement que je ne connais pas, vaste et lumineux. Je devais être fort aisée car à un moment du rêve un beau majordome vêtu sans cérémonie traversait discrètement la pièce où nous devisions, une chambre ou un salon avec un canapé sur lequel j'étais étendue,. J'avais invité toute une série pas très fixée de personnes à venir me voir cet après-midi-là. Vous étiez le seul de mes hôtes dont l'identité fût claire. Il y avait également, mais sans que je puisse en être certain, un ami de ma prime jeunesse que j'avais fort aimé quoique de manière platonique. Il était accompagné de sa femme et d'autres sans doute.

Ces rendez-vous avaient une certaine importance car il s'agissait de parler de moi. Je me rendis compte que les différentes personnes que j'avais invitées risquaient de se trouver ensemble à la même heure et ce mélange me parut avoir quelque chose d'inconvenant. Peut-être que vous, en particulier, vous formaliseriez-vous de cet étalage et de cette mise en commun de réflexions personnelles. Cette pensée fut le seul moment un peu pénible de mon rêve. Mais je passais outre à cette difficulté qui se réveillait pourtant chaque fois que je lançais une nouvelle invitation.

Un de mes invités me signala que malgré la maladie qui ravageait votre corps depuis des années, nous savons hélas tous les deux que votre Parkinson n'appartient pas qu'à mon rêve, vous restiez un athlète accompli et que vous gardiez par un intense et sévère entraînement certains muscles particulièrement bandés. Je dis les choses telles que je les ai perçues dans mon rêve et vous m'avez appris à me défier des premières interprétations obvies.

Vous de votre côté avez regretté auprès de moi que durant toutes ces années de psychanalyse je ne me sois jamais soucié de votre état d'esprit et que je ne vous aie jamais dit qu'il faisait beau dehors. J'en fus attristée. Nous avons alors parlé de reprendre l'analyse interrompue depuis plusieurs années. Je me demandais si cela valait la peine car je n'avais guère plus de dix ans à vivre. Je n'ai pas osé vous demander si reprendre une analyse me permettrait de pouvoir enfin devenir l'écrivaine que je rêvais d'être. Vous m'avez dit que ce serait nécessaire et long mais que cela me permettrait de corriger ma timidité et ma lenteur.

Le rêve m'a ensuite placée avec mes autres hôtes dans une véranda ensoleillée, assise dans un profond fauteuil. Un chat est entré par une chatière et je me suis avisée que vous n'étiez pas là. Je suis partie vous chercher dans une salle d'attente. Une femme (ma mère?) a fait remarquer combien j'étais attentive à vous. Vous étiez effectivement dans la salle d'attente avec une autre personne que j'avais également convoquée et que je ne connaissais pas mais qui appartenant au registre professionnel de ma vie. Elle m'a dit qu'une équipe de télévision attendait au rez-de-chaussée de l'appartement mon ancien patron qui m'a récemment fait souffrir. J'hésitais à aller parler aux journalistes qui venaient chez moi.

Voilà, cher monsieur, les chocolats que j'ai goûtés de matin et que j'ai voulu vous envoyer. J'espère qu'ils ne sont pas empoisonnés.

Aline de V.

dimanche 25 décembre 2011

Ligne une V

Marchant à pas vif, courant presque, il dépasse l'homme sur le quai. A peine lui jette-t-il un regard. Son seul souci est d'éviter de se trouver sur la trajectoire de la longue canne à gros bout caoutchouté avec laquelle l'homme balaie le chemin devant lui.

Ouf, il est dans la rame! Toutes les places assises sont prises. Il n'est même pas possible de s'adosser à la porte qui restera fermée côté voie. Il s'accroche à la barre à trois branches face à l'entrée de la rame. De tous les emplacements qui lui restent accessibles c'est le meilleur. En cas d'afflux de voyageurs la barre le protégera un peu du flot et de la presse. Il apprécie d'autant plus de trouver cet emplacement qu'un homme d'âge mûr, imposant dans un grand manteau en poil de chameau s'est déjà accroché à l'une des deux autres branches , celles qui sont du côté du quai. Si nécessaire il lui servira également de rempart contre la horde déferlante.

L'aveugle monte à son tour, poussé en avant par une femme qui reste sur le quai, et il saisit la troisième branche de la barre. Depuis que les rames sont automatisées les arrêts en station sont plus longs. Le métro démarre et il peut les regarder à loisir. L'homme au manteau en poil de chameau et l'aveugle se font face, anormalement proches l'un de l'autre. Quand l'aveugle a saisi la barre l'homme au poil de chameau ne s'est pas reculé.

L'aveugle est plus jeune que lui. Il observe ses yeux globuleux qui ont l'air d'être en porcelaine. De sa main droite il tient à la fois sa longue canne verticale le long de son corps et la barre. Il lui semble que ses yeux se mettent à sortir d'avantage et sa tête est prise de mouvements convulsifs vers le ciel. L'homme au manteau en poil de chameau ne bronche pas. La rame roule désormais. Et voilà que dans le prolongement des mouvements saccadés de sa tête l'aveugle lâche la barre et se met à danser une étrange danse d'ours. Cela donne l'impression qu'il va marcher vers l'homme au manteau en poil de chameau toujours impassible. Mais malgré leur piétinement les pieds de l'aveugle n'avancent pas. Son corps semble être l'objet d'une force intérieure terrible qui le pousse à ces mouvements pathétiques et désordonnée. Puis l'aveugle toujours silencieux s'apaise, se raccroche à la barre avant de reprendre ses convulsions sans lien avec les mouvements de la rame.

Il aimerait parler à l'homme aveugle, lui dire que son compagnon au manteau en poil de chameau et lui sont là, qu'ils n'ont pas peur de son étrange dandinement, qu'ils le soutiennent. Il n'ose pas. Il n'est pas sûr que l'aveugle enfermé dans les convulsions de son corps qui doivent être douloureuses apprécie d'avoir des témoins. Mais est-ce qu'il estime, parce qu'il est aveugle que personne ne le voie? De toute façon maintenant il est trop tard pour rompre le silence devenu aussi inflexible que la main de fer qui tord inexorablement le corps de l'aveugle entre de courts répits. Il se sent désormais lui-même en cage dans ce silence maintenant qu'il ne peut plus détacher ses yeux du spectacle de la danse muette et solitaire de l'aveugle en face de l'homme au manteau en poil de manteau dont il doit ne pas même soupçonner la présence si près de lui.

mardi 1 novembre 2011

Ligne une IV

Pouvoir contempler sans gêne mutuelle ni rien d’équivoque le visage d’une femme inconnue est tellement rare. Il en restait fasciné. Elle et lui assis sur des strapontins de part et d’autre de la porte du wagon. Des yeux calmement fermés de la femme, de ses paupières à peine bombées semblait naître le visage large, la peau vivante dont lumière froide de la rame ne parvenait pas à éteindre l’éclat généreux. Il lui sembla que cette peau devait avoir une odeur de pain d’épice, à moins que ce fût celle de la somptueuse chevelure aux reflets acajou qui se déployait en nappes autour du visage. Chevelure ondée, luxuriante et solaire.

La femme avait toutes les apparences d’un profond sommeil. Il se délectait de la regarder tout son saoul au lieu de l’habituel coup d’œil à la dérobée, aliment de l’hypocrite rêverie solitaire. Que la trajectoire de sa féminité semblât avoir un peu dépassé l’âge du sommet de sa beauté et fût condamnée à un long mais fatal déclin ajoutait encore à son attrait. Peut-être était-ce cet involontaire aveu de fragilité qui plus que tout avait le don de l’émouvoir.

Le nez de la femme frémit imperceptiblement. Tandis qu’elle ouvrit les yeux il ferma les siens, espérant qu’à son tour elle le regardât longuement.

mercredi 17 août 2011

Ligne une III.


Il ne l’avait pas remarquée immédiatement. Il était certain qu’elle n’était pas là lorsqu’il était entré dans la rame. Elle était assise en biais de l’autre côté de la l’allée dans la rangée de sièges en face de la sienne et lisait le Financial Time. Elle avait dû monter dans une des stations des quartiers chics car son physique superbe de femme d’âge mûr admirablement conservée respirait l’aisance, la classe même. Il n’était pas connaisseur mais il sentait que ses vêtements sobres et chics devaient être coûteux. Une étoffe de lainage tout à la fois souple et épais. Ses cheveux châtains mi-longs étaient coiffés de manière à donner un sentiment de liberté.

Il commença à rêver à cette femme. Seules ses mains détonnaient. A ce stade de la rêverie il fallait bien lui fixer plus précisément un statut marital en regardant ses mains. Elles ne portaient aucun anneau, aucune bague. Il aurait été exagéré de dire qu’elles étaient noueuses mais les articulations en étaient marquées, lui laissant à penser qu’elle était plus âgée que son visage ne le faisait paraître. Cela rendait encore plus émouvant l’éclat de cette beauté qui résistait à la menace du temps. Il fit mine de fermer les yeux pour pouvoir revenir librement à la contemplation du visage. Il s’avisa que la femme ne portait aucun bijou, aucune boucle d’oreille, aucun collier.

Elle devait pourtant disposer de revenus importants et elle lisait le Financial Times. Elle lui paraissait avoir le type de ces femmes riches qui se font conduire par leur chauffeur dans des limousines aux vitres arrière noircies, burka automobiles en quelque sorte. Les marchés n’étaient pas encore ouverts. Elle ne devait pas être trader. A cette heure les traders dormaient encore. Ils rêvaient aux coups de la veille, au montant de leur bonus. Il était trop tôt même pour les employés ordinaires. La rame était presque vide. Décidément cette femme qu’il sentait si pleine de force et d’assurance l’intriguait. Il se plaisait à imaginer une panthère levée à l’aube pour mettre en œuvre quelque mauvais coup concocté aux toutes dernières heures de la nuit avec le bureau de Tokyo. Cette femme ne pouvait s’être levée si tôt que pour faire des choses importantes, un peu terrifiantes.
Pour confirmer son impression il regarda ses jambes. Elles étaient comme il les attendait, sans défaut, élancées et solides. Ses pieds étaient chaussés de chaussures crème de facture soignée, les talons légèrement évasés vers une base carrée qui donnait une impression de solidité. Il se dit qu’il n’en a jamais vu de pareilles, d’aussi adaptées à montrer tout à la fois l’élégance et la force.
Sur le quai du terminus il la perdit de vue. Elle avait dû partir de l’autre côté.

Il croisa une jeune femme très belle qui aurait pu être celle qui l’avait troublé dans le métro, mais plus jeune d’une quinzaine d’année. Elle se tenait debout contre le mur, laissant s’écouler le flot des voyageurs pressés de rejoindre leurs bureaux. De sa main droite elle semblait essayer de réparer quelque embarras le long de sa jambe sans en avoir l’air. Il passa en faisant mine de n’avoir rien remarqué, gardant en tête le souvenir de ses jambes longues et fuselées, de ses chaussures aux fins talons aiguille. Il imagina quelque problème de bas, de jarretelle.

lundi 8 août 2011

Il se tient fermement à la rampe et regarde ses pieds en descendant l’escalier de la station du métro, particulièrement profonde à cet endroit. La station suivante est juste de l’autre côté de la Seine. Accrochée à la même rampe il ne voit de sa tête qui monte vers lui que sa chevelure noire partagée en deux parts égales par une raie droite, torsadée en une tresse épaisse sur un haut d’un bleu sombre, presque marine. Il se fait la remarque que vue ainsi avec sa manière accablée mais résolue de gravir les marches on dirait une pauvre femme indienne des Andes.

La femme qui n’a pas levé les yeux vers lui a dû sentir sa présence car sans interrompre son ascension elle commence à se détacher de la rampe pour le laisser passer. Mais lui, grand seigneur, ne veut pas qu’il soit dit qu’une pauvre bolivienne serait tenue de lui laisser la voie. Il se détache franchement de la rampe. La femme se rapproche alors d’elle sans un regard, sans un geste.
metro,paris,
Ils se croisent ainsi sans un mot. Sans qu’aucun d’eux n’ait vu le visage, a fortiori le regard de l’autre

vendredi 29 juillet 2011

Ligne une I.

Bauche avait de longues années devant lui pour s’expliquer.

Il referma le livre. Depuis les deux tiers de l’histoire il avait compris que Bauche , le personnage qui avait tué l’amant de sa femme et dont Georges Simenon retraçait la vie intérieure, allait finir par être, malgré lui, pris pour fou par les autorités judiciaires. Cela n’avait pas diminué son plaisir de lire. Il ne lui restait que quatre stations à parcourir. Il n’avait pas le temps de commencer une autre histoire. Il essayait de lire un nombre entier de chapitres durant ses trajets en métro. Un, plus rarement deux.

Avant de relever la tête il jeta un coup d’œil à sa gauche. Son voisin était toujours là, penché en avant sur un téléphone portable qui passait un film. Des oreillettes le reliaient à l’appareil. Lorsqu’il était monté dans la rame l’homme était déjà là. Il avait hésité à s’asseoir à côté de lui car le premier occupant avait les épaules larges. Il n’aimait pas être assis vers le couloir dans ce genre de situations. Pour peu que son voisin soit un peu carré et occupât bien le fond du siège il risquait de devoir se tenir légèrement penché vers le vide ce qui était à la longue inconfortable. Le film devait être prenant et son voisin n’avait pas bougé depuis le début du trajet.

En relevant la tête il vit en face de lui un homme qui lui ressemblait, ou plutôt qui ressemblait à ce qu’il aurait aimé être. Il était un peu plus jeune et surtout plus mince que lui, le visage intelligent et expressif. Ses traits étaient animés pendant que ses doigts longs et racés tapaient sur le minuscule clavier d’un téléphone portable. Cela donnait l’impression qu’il tenait une conversation à distance. Régulièrement son activité sur le clavier s’interrompait, il souriait comme s’il lisait une réponse puis se mettait taper avec hâte. Sa main gauche portait une alliance. Il écrivait peut-être à sa femme et à ses enfants, ou à sa maîtresse. Lui aussi finit par achever ce qu’il était en train de faire et releva la tête en lui souriant l’air heureux. C’était comme s’il pensait qu’ils avaient participé à la même joyeuse conversation avec une troisième personne absente. Son sourire mit du temps à s’effacer de son visage sans qu’il ait paru en éprouver la moindre gêne. Très naturellement son regard se porta dans une autre direction.
L’éclat du sourire qu’il lui avait vu tenir lui donna l’envie de mieux regarder l’homme en face. Oui, ses doigts étaient fins et racés, peut-être encore plus que les siens dont il n’était pourtant pas peu fier. Il portait une chemise de bureau à l’encolure soignée mais avec des vêtements de sport également de bonne facture. Il avait entre les jambes un sac de montagne rempli à ras bord dont émergeaient des dossiers mal recouverts par le rabattant du sac. Comme le métro arrivait à ses dernières stations dans un quartier d’affaires il pensa que l’homme allait déménager ses affaires de bureau avant de partir en vacances car c’était la saison.
Sur la quatrième place de son groupe de sièges il y avait une jeune femme à l’air un peu triste et en tout cas sans éclat qui lisait des messages sur son téléphone portable. De l’autre côté de la rangée une autre jeune femme pareillement occupée à lire ses messages et une autre plus âgée plongée dans un livre à fort tirage imprimé en très gros caractères.

Il se demanda s’ils étaient bien dans la même rame de métro ou s’ils n’appartenaient pas à des univers différents. L’homme au sac de montagne descendit à la même station que lui. Il eut un instant la tentation de le suivre pour savoir dans quel immeuble il allait entrer.

dimanche 22 mai 2011

La Defense

Sur la grande esplanade de La Défense l’air est encore doux. Si la canicule annoncée, avec ses nuits torrides, arrive ce sera plus tard.
Il marche pour rejoindre son bureau à une heure où beaucoup de parisiens sont encore en train de se brosser les dents ou dans les transports en commun. Il s’amuse à regarder un jeune chien qui essaie de chasser un pigeon. Sa laisse, tenue par une dame entre deux âges aux vêtements de coupe soignée, le retient. Le jeune chien, un genre de cocker ou d’épagneul, monte sur un banc de pierre à côté duquel passe sa maîtresse. Il escalade le large dossier de pierre et lève la patte sur le buisson de troènes qui forme un muret de verdure auquel est adossé le banc. Cela ne dure qu’un instant et l’élégante maîtresse semble ne rien voir. En redescendant du dossier le chien pose une crotte sur l’assise du banc. Il n’a pas le temps d’en faire plus car la laisse le tire : la femme marche d’un bon pas.
- Madame, madame, votre chien a posé une merde sur le banc.
- Monsieur, on ne parle pas comme ça ! On dit un caca de chien.
- Ce n’est pas la question, merde ou caca.
- Je vous dis qu’on ne parle pas comme ça. J’avais vu et j’avais bien l’intention de ramasser.
La femme s’arrête et cherche quelque chose dans son sac puis dans une de ses poches. Lui continue sa route et elle crie dans son dos :
- Je vous remercie, monsieur.
- Tout à votre service, madame, dit-il sans se retourner.
Il l’entend qui marmonne dans son dos :
- Ramasseuse de merde, ramasseuse de merde …