dimanche 25 décembre 2011

Ligne une V

Marchant à pas vif, courant presque, il dépasse l'homme sur le quai. A peine lui jette-t-il un regard. Son seul souci est d'éviter de se trouver sur la trajectoire de la longue canne à gros bout caoutchouté avec laquelle l'homme balaie le chemin devant lui.

Ouf, il est dans la rame! Toutes les places assises sont prises. Il n'est même pas possible de s'adosser à la porte qui restera fermée côté voie. Il s'accroche à la barre à trois branches face à l'entrée de la rame. De tous les emplacements qui lui restent accessibles c'est le meilleur. En cas d'afflux de voyageurs la barre le protégera un peu du flot et de la presse. Il apprécie d'autant plus de trouver cet emplacement qu'un homme d'âge mûr, imposant dans un grand manteau en poil de chameau s'est déjà accroché à l'une des deux autres branches , celles qui sont du côté du quai. Si nécessaire il lui servira également de rempart contre la horde déferlante.

L'aveugle monte à son tour, poussé en avant par une femme qui reste sur le quai, et il saisit la troisième branche de la barre. Depuis que les rames sont automatisées les arrêts en station sont plus longs. Le métro démarre et il peut les regarder à loisir. L'homme au manteau en poil de chameau et l'aveugle se font face, anormalement proches l'un de l'autre. Quand l'aveugle a saisi la barre l'homme au poil de chameau ne s'est pas reculé.

L'aveugle est plus jeune que lui. Il observe ses yeux globuleux qui ont l'air d'être en porcelaine. De sa main droite il tient à la fois sa longue canne verticale le long de son corps et la barre. Il lui semble que ses yeux se mettent à sortir d'avantage et sa tête est prise de mouvements convulsifs vers le ciel. L'homme au manteau en poil de chameau ne bronche pas. La rame roule désormais. Et voilà que dans le prolongement des mouvements saccadés de sa tête l'aveugle lâche la barre et se met à danser une étrange danse d'ours. Cela donne l'impression qu'il va marcher vers l'homme au manteau en poil de chameau toujours impassible. Mais malgré leur piétinement les pieds de l'aveugle n'avancent pas. Son corps semble être l'objet d'une force intérieure terrible qui le pousse à ces mouvements pathétiques et désordonnée. Puis l'aveugle toujours silencieux s'apaise, se raccroche à la barre avant de reprendre ses convulsions sans lien avec les mouvements de la rame.

Il aimerait parler à l'homme aveugle, lui dire que son compagnon au manteau en poil de chameau et lui sont là, qu'ils n'ont pas peur de son étrange dandinement, qu'ils le soutiennent. Il n'ose pas. Il n'est pas sûr que l'aveugle enfermé dans les convulsions de son corps qui doivent être douloureuses apprécie d'avoir des témoins. Mais est-ce qu'il estime, parce qu'il est aveugle que personne ne le voie? De toute façon maintenant il est trop tard pour rompre le silence devenu aussi inflexible que la main de fer qui tord inexorablement le corps de l'aveugle entre de courts répits. Il se sent désormais lui-même en cage dans ce silence maintenant qu'il ne peut plus détacher ses yeux du spectacle de la danse muette et solitaire de l'aveugle en face de l'homme au manteau en poil de manteau dont il doit ne pas même soupçonner la présence si près de lui.

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