dimanche 7 juin 2009

Séville

-Madame, le français ça me gave.

Je ne pensais pas en disant ça que j’allais déclencher la troisième guerre mondiale. Madame Alison m’a regardé avec des yeux bizarres. Comme si elle allait tomber dans les pommes. Ou comme si elle avait vu le diable. Oui, c’est ça, le diable. Comme dans les films à la télé où on fait des signes de croix dès qu’on entend ce nom. Je vanne mais pas sûr. On dirait qu’elle a fait un signe de croix. Dans cette école de curés où m’ont collé mes parents c’est bien possible. Et puis elle m’a fait :

-Si votre père entendait ça, qu’est-ce qu’il en dirait ? Et votre maman ?

J’ai pas eu le réflexe de lui dire qu ‘elle n’avait qu’à pas leur en parler. En fait j’ai dit que le français ça me gave pour être sympa avec elle. Pour pas dire que c’est une affaire personnelle entre elle et moi. Et qu’en plus elle est nulle. C’est vrai quoi, c’est pas parce que mon père a été son prof à la Sorbonne et qu’il écrit des bouquins chiants de littérature comparée qu’elle doit me gonfler à tout moment avec ça. J’aime lire. Des auteurs de science fiction comme Pierre Bordage ou les américains déjantés du Diable Vauvert. Point final. Pas les ennuyeux du programme qui sont morts depuis des siècles.

Normalement les darons ils n’auraient jamais dû en entendre parler. Ou bien ils auraient me passer une soufflante une bonne fois. Au lieu de ça ils ont pris la chose au tragique. Ils se sont fait un cinéma ! Soi-disant j’aurais mal vécu le fait qu’ils m’aient confié à grand-mère pendant les quatre mois du semester de visiting professor de papa à Stanford. S’ils savaient comme grand-mère est cool. Irène pouvait venir dans ma chambre. Franchement ça m’a reposé de leurs prises de tête. Maman s’est crue obligée de me dire qu’elle savait que j’étais aussi doué que mon père. Peut-être même plus pour certaines choses. Ça m’a gêné qu’elle me dise ça et je n’ai pas pu m’empêcher de ricaner. Heureusement elle n’a pas fait attention.

Et du coup, pour compenser comme ils disent, ils m’ont embarqué à Séville pour le week-end de Pentecôte alors que le plan initial c’était que je reste peinard à Paris chez grand-mère à réviser mon brevet. Tu parles, le brevet. J’aurais surtout pu voir Irène et les potes.

- Tu te rends compte ? A Séville ! Tous les trois !

Ils me prennent pour un débile ou quoi ? J’ai tout de suite vu le piège du week-end merdique. Séville c’est l’horreur, je vous raconte pas. Et épuisant avec ça. Le seul truc que j’ai trouvé de marrant à faire avec les darons c’est d’essayer de deviner en douce quel genre de culottes portent les femmes sous leurs jupes ou leurs pantalons. Mais même ça j’en ai eu vite marre. J’ai pas flairé des masses de strings chez les espagnoles. Maintenant je suis là avec eux à me faire chier à la terrasse d’un café en attendant les churros du petit déjeuner.

Tiens cette femme qui marche dans la rue. Pas mal. Putain le balancement de son collier passe et repasse sur son sein droit. C’est pas possible ! J’hallucine ! C’est comme si le collier n’arrêtait pas de lui caresser le téton. En pleine rue. Au secours ! Je vais devenir fou ! Ouf, elle est passée. Dommage. Je peux pas me retourner pour la suivre des yeux ; Maman est juste en face de moi. Il vaut mieux changer d’air. Et ce type assis de l’autre côté de la rue avec une fille dont je ne vois que le dos ? Il me ressemble un peu. Non ? Il est très grand. Bien plus que moi. Il doit avoir dans les vingt-cinq balais. Je vais bien finir par faire ma poussée. Papa et maman sont plutôt grands. A quatorze ans se faire appeler bouboule c’est gavant. Il a l’air vachement sympa, à l’aise dans ses baskets. C’est sûr que sa meuf, elle doit être canon. De dos elle paraît super bien roulée. Le salaud. Il ne doit pas se gêner pour lui demander de porter des strings. Rien que d’y penser ! D’ici j’entends pas ce qu’ils se disent mais la nana a l’air super intéressée. Il rigole et je sens qu’elle aussi. Ils doivent être français. Ils ont l’air de bien s’amuser. C’est sûr qu’avec une nana comme ça t’as de quoi voir la vie en rose. Il prend la vie du bon côté, c’est sûr. J’aimerais être comme lui plus tard. Il doit avoir une bonne gâche. Pas prof de fac en tout cas. Gagner pas mal de pognon. Il se lève pour aller commander des churros. Je vais pouvoir le voir de plus près. Ouhahou !!! Ses godasses ! Trop classe ! C’est sûr qu’il a de la tune. Suffisamment pour partir en week-end avec sa gonzesse quand il veut. C’est vrai que Séville ça doit être super sympa avec toutes ses petites rues étroites, ses maisons colorées. Pas trop de soucis. Pas d’enfant. Je sais, parfois je suis chiant. Dans la cathédrale il doit lui montrer des détails du grand retable. Vachement intéressant. Et l’Alcazar avec ses cours, ses fontaines et ses jardins. Pas possible les pelles qu’il lui roule en profitant des escaliers obscures de la Giralda. Devant tant de merveilles ils se serrent plus fort la main. Elle lui glisse à l’oreille qu’elle a hâte qu’ils rentrent dans leur chambre pour faire la sieste. Ils ont une super chambre mignonne dans un petit hôtel dans le quartier historique. Comment il s’appelle déjà ? Santa Cruz. Pas cette horrible chambre triple dans l’hôtel Santa Lucia qui est à dache. Beurk ! Je me demande comment ils ont pu dégoter quelque chose de si vieillot. Eux au moins, c’est pas le genre à se pourrir la vie pour cent ou deux cents euros de plus. C’est comme à Paris ils doivent pas habiter derrière Montmartre mais près du Bois de Boulogne. Le week-end il joue au tennis à Roland Garros. La semaine il voyage. Pas pour donner des cours minables à de futures madame Alison. Pour faire des choses fun. Pour faire des affaires. Pour construire des trucs. Je le verrais bien architecte. Dans le monde entier. Avec son casque sur les chantiers. Habillé de clair il montre du doigt à tout le monde ce qu’il faut faire. Le soir il plonge dans la piscine à l’eau de mer de l’hôtel. Genre James Bond. Un serviteur lui apporte sur un coussin un téléphone pendant qu’il se repose au soleil. C’est sa nana. Elle a hâte qu’il revienne. Elle lui promet des gâteries. Putain, trop fort ! Il rit et ses dents son très blanches et brillantes. C’est décidé je prends émail diamant et tant pis pour maman qui dit que ça raye les dents. La meuf lui raconte ce qu’elle fait. C’est vrai qu’elle doit être canon. Une bonne situation aussi. Pas infirmière qui a arrêté pour élever son gosse et accompagner son mari comme maman. Plutôt dans la pub ou quelque chose comme ça. J’aimerais trop qu’elle se lève et qu’elle vienne vers nous pour pouvoir la mater. Trop bonne ! Je suis sûr qu’elle a les yeux verts. Et ce sourire ! Ces loloches ! Je vais mourir. Elle me regarderait. En fait c’est lui qui serait français et elle américaine. Elle dirait à mes parents que son compagnon ne se sentait pas très bien. Qu’il devait immédiatement retourner en France. Qu’elle avait besoin d’un guide pour l’accompagner dans la visite de Séville. Que ça me permettrait de faire d’énormes progrès en anglais. C’est sûr qu’avec toutes les visites que je me suis fadées avec mes parents je pourrais faire un super guide. Mes parents seraient d’accord. Ça tombait bien. Ils en avaient un peu marre de Séville et ils avaient envie de passer leur dernière journée à se reposer à l’hôtel. Ils se proposeraient pour raccompagner son compagnon jusqu’à l’aéroport. La meuf me prendrait la main pour qu’on ne risque pas de se perdre dans la foule. Son mec a vraiment l’air d’un con. Je lui ai tout de suite plu. Elle est définitivement lasse des bellâtres.

- Je ne sais pas ce que tu as en ce moment à toujours faire la gueule. Mange donc tes churros, ils vont être froids.

La plaie ! Le temps que je mette le nez dans mon assiette, ils sont partis sans que je m’en rende compte.

- Vite les parents, on y va. Il ne reste qu’une journée pour bien profiter de Séville !