samedi 27 décembre 2008

Du côté de la Bastille

Ce samedi 14 juin 2008 était vraiment un jour exceptionnel. En traversant la place de la Bastille à pied, comme je le faisais presque tous les jours depuis vingt ans que j’habitais le quartier, je sentis se réveiller en moi une exaltation délicieuse, telle que je n'en avais pas connues depuis des années.. Ce type d’exaltation suscité par certains lieux magiques porteurs de vibrations particulières. Pour quelle raison ces endroits sont-ils, entre tous distingués? Est-ce une question de tectonique des plaques? De particularités du champ magnétique terrestre? Est-ce à cause d'une connivence entre ces lieux et certains faits de l'histoire, grands ou petits, connus ou cachés? Ce n'est pas moi qui peux répondre. Je ne suis après tout qu'un professeur d'anglais légèrement has been aux dires de son ex-femme et de sa fille. Mais j’étais ce jour-là, au coeur des vibrations de la place, l’héroïque peuple de Paris en liesse, le peuple souverain renversant la vieille citadelle, symbole honni de l’arbitraire de l’Ancien Régime. J’étais à nouveau le jeune prof d’anglais plein d’ambition, amoureux et admiré par sa bouleversante fiancée qu’il menait par la main dans la foule joyeuse venue fêter la victoire du 10 mai 1981.

Oubliés les jours ordinaires où c’est plutôt l’abattement que je ressens à voir cet opéra aux murs enserrés de filets pour éviter qu’une dalle du revêtement ne se détache et n’aille écraser un passant. Ce projet architectural de gauche que j’avais consciencieusement défendu contre la famille de mon ex-femme, des bourgeois conservateurs de province, menace ruine. Et l’opéra, qui appelle au partage en profondeur des émotions, n’est plus un lieu pour quelqu’un comme moi qui, depuis quinze ans déjà, vis dans une étouffante solitude. L'abattement c'est peut-être surtout de sentir filer, inutiles et mornes, mes dernières belles années alors que la place et le quartier alentour grouillent d'un flot toujours renouvelé, d'un flot éternel de couples de tous âges en pleine ascension fusionnelle. J'ai été comme eux. Nous avons été heureux. Ça a même duré plusieurs années. Nous avons eu une fille. Nous l'avons appelé Ewa. Ewa avec un double-vé. Une idée de sa mère qui avait toujours trouvé son prénom de Marie ringard. Marie pourtant, moi l’homme de gauche, le fils d'instituteurs laïcs, j'aimais bien. Mais Marie c'est peut-être aussi un prénom trop doux pour un avocat d'affaire. Quoique devenue féministe convaincue mon ex-femme ne veut pas qu'on dise qu'elle est avocate d'affaire.

Ce sentiment de bonheur, ce quatorze juin dernier, c’est à Ewa que je le devais. Il faut dire que je ne la vois plus très souvent depuis qu'elle est majeure. C'est ma fille mais elle m'intimide. Elle est si brillante, si belle. Elle ressemble à sa mère, avec quelque chose peut-être d'encore plus inflexible. Quelque fois je me dis que c'est à cause du divorce de ses parents qu'elle est comme ça. J'aurais aimé qu'elle soit fière de moi, qu'elle soit secrètement jalouse de ma nouvelle compagne. Mais je n'ai jamais eu de nouvelle compagne et il y a déjà longtemps qu'elle m'a dit de manière définitive que mon humour absurde de vieux prof d'anglais la consternait. Cela doit faire une dizaine d'années mais je me souviens de cette phrase comme si c'était hier. Il m'en reste une blessure, une sorte de brûlure d'estomac.

Je pense souvent à Ewa en traversant la Place de la Bastille. Je me demande quel couple elle forme en voyant ces amoureux qui se retrouvent dans les cafés, sur le pavé et jusque sur les marches de l'opéra. Qui est-il ce garçon qui a le bonheur de la tenir par la taille, de la faire rire, de l'embrasser fougueusement sans se préoccuper des passants? Pourquoi ne vient-elle jamais me présenter personne? Pourquoi ne me confie-t-elle jamais ses joies et ses chagrins d'amour? Est-ce qu'elle croit que je ne suis pas capable, comme tous les pères le font, de la consoler en la serrant dans mes bras, en lui caressant doucement les cheveux et en lui disant « Ma chérie, ma chérie » tandis qu'elle pleure sur mon épaule? Pourtant quand elle était petite et qu'elle se faisait mal, elle aimait que je la cajole. Bien sûr elle a toujours sa mère pour ça. Mais sa mère ce n'est pas moi.

Ce jour-là en marchant la tête dans les nuages sur la place de la Bastille j’étais si heureux que je pensais à Dino. Je savais qu’il comprendrait mon bonheur. Dino est un clochard qui a régné pendant des années sur une plate-forme en élévation sur laquelle est construit un immeuble de bureau boulevard de la Bastille, le boulevard au bord de l'eau qui donne sur la place.. L’immeuble est en surplomb et offre un abri contre les intempéries. La longueur du terre-plain n'excède pas dix mètres. Le reste de la façade est occupé par un escalier de quelques marches qui donne accès aux bureaux. Dino y était tous les soirs, abrité de la pluie avec son sac de couchage et parfois un petit réchaud. C'est là qu'il passait la nuit, quelque soit le temps. Le matin quand je partais au lycée pour huit heures il dormait encore. Quand je partais pour neuf heures il n'était plus là. Il y avait souvent avec lui d'autres compagnons d'infortune qui restaient là pour quelques jours mais lui seul était le point fixe. La journée il faisait des petits boulots dans Paris. Il m'avait un jour expliqué qu'un boulanger du quartier gardait ses maigres affaires pendant la journée pour qu'il ne se fasse pas voler. Le dimanche le boulanger fermait et Dino ne quittait pas le dallage du pied de l'immeuble de la journée.

C'est peut-être à cause de cette particularité du dimanche, jour où les gens s'ennuient, qui avait rendu Dino si populaire dans le quartier. Cela faisait longtemps que j'avais remarqué que les gens s'arrêtaient pour lui parler. Les conversations semblaient détendues, sur un pied d'égalité. A vrai dire il émanait de lui une étrange autorité. Il avait des cheveux qui formaient une crinière épaisse, grisonnante, plus ou moins longue suivant les moments. Son visage très buriné faisait penser à un indien des Andes. J'appris, lorsque nous sommes devenus amis, qu'il était né et avait vécu sa jeunesse à La Réunion. Il disait souvent qu'il aimerait y retourner.

Avant que nous ne devenions amis j'étais passé devant lui pendant des années sans lui adresser une parole. J'avais fini par le rendre invisible. Je savais par instinct éviter de regarder dans sa direction et lui ne devait pas plus faire attention à moi. Je remarquais seulement quand il était en conversation avec des gens du quartier. Un jour, ce devait être un dimanche d'automne où je me rendais au marché du boulevard Richard Lenoir, au milieu du trottoir il y avait un homme très costaud avec une salopette bleue qui parlait avec Dino. Il avait l'air furieux et je ne pouvais pas l'éviter, d'autant moins qu'il me héla.

- Savez-vous ce qui est arrivé?
- Non.
- Pendant la nuit on lui a volé ses chaussures.
- ...
- Vous n'auriez pas une paire de chaussures à lui passer? Moi je fais du quarante-cinq. C'est trop grand.

Sans réfléchir je dis que je faisais du quarante-deux et que j'allais retourner chez moi pour voir si je n'avais pas une vieille paire. De gratitude l'homme voulut me prendre dans ses bras. J'eus un peu de mal à m'échapper à son étreinte amicale sans le vexer. Il dit: « Tu vois, Dino, le monsieur va t'aider » Je n'avais plus d'autre choix que de retourner chez moi pour aller fouiller mon placard à chaussures. Ce jour-là, sans l'avoir prévu ni réellement voulu Dino devint mon ami. Après l'avoir dépanné d'une paire de chaussures je pris l'habitude de lui parler chaque fois que je passais devant lui, le soir ou le week-end. Je lui demandais ce qu'il avait fait dans la journée. Il me parlait aussi de sa santé. Il ne posait jamais de questions. C'étaient les gens qui lui faisaient spontanément leurs confidences. Grâce à lui, pour la première fois, j'avais l'impression d'être intégré dans la vie du quartier. Nous formions une sorte de communauté d'amis de Dino. Nous nous reconnaissions lorsqu'un d'entre nous était en train de parler avec lui et qu'un autre s'arrêtait ou simplement faisait un bonjour ou un signe de la main en passant.

Ce bonheur que je songeais à partager avec Dino en traversant la Place de la Bastille c’était celui d’avoir Ewa marchant à mes côtés. En début d’après-midi ce jour-là elle m'avait donné rendez-vous dans une librairie anglaise de la rue de Rivoli pour que je lui donne des conseils sur des livres à emporter en vacances. Je l'ai invitée à prendre le thé à l'appartement. Ensemble nous avons pris le métro. Ça faisait des années que ça ne m'était pas arrivé avec elle. J'étais fier que tout le monde puisse voir que cette belle jeune femme pleine de vie était ma fille. Je sais que physiquement nous nous ressemblons un peu, bien qu'elle soit plutôt du côté de sa mère. Je lui parlais tout le temps pour qu'on remarque bien que je l'accompagnais. J'aurais presque aimé, moi qui ne suis pas du tout courageux, qu'il y ait un incident pour que j'aie l'occasion de la défendre. Nous sommes descendus à Bastille. Il faisait beau mais l'air était encore frais pour la saison. Je lui ai montré la place comme si elle ne la connaissait pas, comme si elle était une belle étrangère en visite à Paris. Elle a joué le jeu, elle s'est enthousiasmé pour le spectacle, pour l'Histoire, avec un hache majuscule. Elle m'a fait remarquer que le génie doré aux fesses nues se dressait au sommet d'une forte colonne de bronze phallique. Elle m'a dit, avec un accent venu de nulle part et un air faussement offusqué: « Français toujours polissons ». Nous avons tous les deux ri de bon coeur, heureux d'être complices.

Puis nous avons tourné le dos au génie et à la place et avons pris le boulevard de la Bastille. . Nous devisions gaiement. J'avais l'impression qu'elle était aussi heureuse que moi de ce moment de grâce. Peut-être qu'elle aussi, après tout, souffrait de la distance qui s'était installée entre nous. J'aime ce Boulevard où les immeubles ne sont que d'un côté et donnent sur le Port de l'Arsenal avec ses bateaux de plaisance alignés sur les deux rives. Le premier pâté de maison avec ses terrasses de café sur le trottoir est encore dans l'ambiance bourgeois-bohême de la place mais dès le deuxième l'atmosphère change et on se retrouve dans le vieux quartier presque populaire qui entourait la Gare de Lyon jusqu’à ce que la hausse des prix de l’immobilier n’entraîne des réhabilitations prétentieuses. Les voitures qui passent sans cesse ne réussissent pas à troubler la contemplation intemporelle des immeubles qui se font face de part et d’autre du port. Ceux de la rive ouest, du boulevard Bourdon dans le quatrième arrondissement sont simplement plus impassibles, plus bourgeois. C’est à cet endroit où le boulevard de la Bastille hésite entre plusieurs caractères qu’a été construit l’immeuble de Dino.

En marchant au côté d'Ewa je me demandais si nous croiserions Dino. Je ne savais pas trop quelle pourrait être sa réaction devant l'amitié de son père avec un clochard. J'étais certain que mon ex-femme n'aurait pas apprécié et Ewa était beaucoup plus proche de sa mère que de moi. Mais d'autre part l'idée de heurter au-travers d'Ewa les idées rétrécies de sa mère n'était pas pour me déplaire. Et puis, surprendre ma fille de cette manière ne pouvait pas avoir de conséquences graves. Elle devrait finir par apprécier que son père ait une ouverture d'esprit qu'elle ne lui soupçonnait peut-être pas. J'étais d'une humeur optimiste. C'était la première fois depuis des années que ma fille avait fait appel à moi et elle avait accepté mon invitation à aller prendre le thé.

Je n'allais pas tarder à être renseigné. Il me semblait apercevoir Dino. J'arrêtais de parler et un silence se fit entre nous. Je ne sais pourquoi, mes oreilles bourdonnaient. Devant Dino, qui ne nous avait pas vus arriver, je retins Ewa par le bras.

Hmmm. Bonjour Dino. Je te présente ma fille.
Ça alors. Ça fait un moment que je ne vous avais pas vue. Vous êtes devenue une vraie dame. Si j'avais pu me douter que c'était ta fille!

Ewa rit.

C'est vrai que ça fait bien trois ans que je ne viens plus passer un week-end sur deux chez mon père. Mais tu peux me tutoyer comme avant. Je ne suis pas si vieille que ça!

Devant les tasses de thé Ewa m'a dit qu'elle connaissait Dino depuis qu'elle avait dans les huit ans. Elle ne se souvenait plus au juste. Elle n'en avait jamais parlé ni à sa mère ni à moi parce que ça ne nous regardait pas et qu'elle avait eu peur qu'on l'embête avec ça.

Après les grandes vacances je n'ai plus revu Dino. On avait installé une grille en fer forgé pour barrer l'espace où il avait eu l'habitude de s'installer pendant toutes ces années. Il avait dû rechercher un autre endroit. A moins qu'il n'ait fini par repartir dans son île de La Réunion. Ou qu'il ne soit mort. En tout cas il n'est pas dans les rues qui donnent sur la place de la Bastille. Je les ai toutes faites.

Je n'ai pas revu non plus Ewa depuis. Je l'ai eue une fois au téléphone pour lui dire que Dino avait disparu. Elle n'a absolument rien dit, comme si elle n'avait pas entendu, mais elle a raccroché, encore plus vite que d'habitude. Je n'ai même pas eu le temps de lui demander si elle avait aimé les livres que je lui avais conseillé.

Peut-être qu'elle me rappellera pour Noël.

mardi 11 novembre 2008

Rencontre dans le métro?

Qu'est ce que c'est ce livre qu’elle lit ? Est-ce que c’est un livre de midinette ? Je ne crois pas, ça n’y ressemble pas, ça ne lui ressemble pas non plus, elle a l'air si distinguée, mais alors est-ce que c'est un roman policier ? Est-ce que son esprit est captivé par la recherche du meurtrier ? Est-ce que si elle tourne les pages sans lever le nez c’est pour avoir la clé de l’énigme ? Est-ce pour ça qu’elle ne lève pas les yeux pour me voir, moi qui suis assis en face d’elle ? Si c’est un policier peut-être que je l’ai lu et que je pourrais lui dire, l’air mystérieux, que je connais le coupable mais que je ne la lui livrerai pas pour ne pas gâcher son plaisir ? Et même si,, pour de vrai je ne l’ai pas lu je pourrais le lui faire croire ? Peut-être qu’elle apprécierait cette discrétion, cette connivence ? Ou alors peut-être qu’elle est au bord du Nil, qu’elle lit le dernier Isabelle Rossignol ? Je pourrais lui dire que je la connais, lui raconter sur elle des anecdotes inventées ? Ou alors est-ce qu'elle ne lit pas un livre d’histoire ? C’est peut-être ça, la raison de son air concentré ? Ce serait une bûcheuse, elle pourrait me parler des mérovingiens ? Je lui poserais des questions ? Je lui montrerais que je m’intéresse moi aussi à l’histoire, et elle verrait bien que je ne suis pas un vulgaire dragueur ? Mais peut-être que c’est un bouquin de vulgarisation scientifique qu’elle lit ? Est-ce que ça l’intéresserait de savoir que j’ai écrit un livre sur les papillons de l’archipel malais ? Est-ce qu’elle réaliserait que ce n’est pas si fréquent que ça qu’une thèse soit publiée dans une version abrégée pour le grand public ? Est-ce qu’elle prendrait au sérieux quelqu’un qui s’intéresse aux papillons ? Est-ce qu’elle ne me prendrait pas pour un vieux schnoque, alors que je n’ai que trente cinq ans ? Avoir le sommet du crâne dégarni à mon âge, c’est quelque chose qui arrive, c’est même un signe de virilité, non ? Je fais encore assez jeune et après mes chimios mes cheveux ont bien repoussé, n’est-ce pas ?
Et elle, à qui elle me fait penser ? Avec son air recueilli n’est-ce pas à une vierge de Raphael  penchée sur l’enfant qu’elle tient sur ses genoux? A moins que ce ne soit une vierge du gothique tardif, peut-être un retable que j’ai vu au musée royal de Bruxelles ? Comment est-il possible d’avoir une telle splendeur assise là, dans le métro, juste en face de moi ? Elle va bien finir par me remarquer ? Je devrais peut-être lui toucher le genoux avec mon genoux et m’excuser avec mon sourire le plus chaleureux ? Je pourrais alors lui parler de son livre ? Elle serait contente de sortir du livre pour parler à quelqu’un de bien vivant ? Nous pourrions rire ensemble ?

Mais est-ce que je me pose les bonnes questions ? Est-ce que je me raconte les bonnes histoires ?

Est-ce que je ne devrais pas être plus hypnotisé par l'ouverture de son chemisier, plus fasciné par ce qu'il laisse deviner de la naissance de ses seins ? Est-ce que je ne devrais pas me demander avec plus de curiosité comment ils reposent dans le soutien-gorge ? Et d’abord quelle est la couleur du soutien gorge ? Est-il blanc ? Gris perle ? Noir ? Est-il fermé ou en balconnet, laissant les seins à moitié libres, heureux, épanouis, simplement soutenus comme par des mains, des mains qui pourraient être les miennes ? Ne devrais-je pas supputer leur volume, leur forme, la largeur et la couleur des aréoles ? Ne devrais-je pas imaginer que leurs pointes sont dures, appétissantes, dans l’attente de mes mais, de mes lèvres ? Ne devrais-je pas me figurer que je fourre mon nez dans le sillon naissant, là où mes yeux voient ? Et que je pourrais sentir la chaleur, l’odeur sucrée de la peau jeune et fraîche ? Que mes lèvres délicates embrasseraient légèrement la tentante vallée ? Qu’elle rirait joyeusement, chatouillée par ma douce caresse ? Que je pourrais remonter le long d’un globe ferme, saisir la pointe, la faire fondre de plaisir ? Est-ce que je ne devrais pas m’imaginer nous deux plus tard, marchant dans la campagne, main dans la main, insouciants et heureux ? Moi la serrant dans mes bras ? Elle, la tête sur ma poitrine ? Moi caressant doucement ses cheveux chauds et ondulés ? Est-ce que je ne devrais pas rêver à l’indicible attrait de ses lèvres, rouges, charnues ? Est-ce que je ne devrais pas imaginer le délice de nos deux langues mêlées écrasant le fruit tendre de l'amour pour mieux le savourer goulûment ? Est-ce que je ne devrais pas être tout excité par ces pensées, à la fois fier et gêné de leurs répercussions physiques qui risquent de me trahir ? Est-ce que je ne devrais pas me torturer en me disant que c’est l’occasion ou jamais ? Est-ce que je ne devrais pas être pris de vertige rien qu’en pensant au moment où elle finira par lever les yeux je jouerai toute ma séduction, toute ma soif d’aimer ? Par ce moment où je jouerai une fois de plus une partie sans précédent, une partie toujours renouvelée comme si chaque fois était la première fois? Comme si c’était toujours la première fois, comme si j’étais toujours le jeune adolescent gauche, amoureux pour la première fois, amoureux à en mourir ?

Pourquoi est-ce que je ne sens pas cette histoire plus vivante ? Pourquoi est-ce que j’ai l’impression de réciter une leçon depuis longtemps apprise ? Pourquoi ai-je l’impression de lire une histoire à moitié effacée ? Pourquoi, maintenant qu’elle lève enfin les yeux, elle regarde dans ma direction sans me voir, comme si j’étais transparent ? Pourquoi la grosse dame avec son manteau jaune qui s’assied en face d’elle à ma place ne semble même pas me remarquer. Comment est-il possible qu’elle s’asseye là où je suis assis ?

Pourquoi est-ce que ça fait bien quinze jours que ma barbe ne pousse plus ? Est-ce possible après tout que depuis plus de deux semaines je sois mort sans m’en être rendu compte ?

mardi 26 août 2008

Bergen

Lundi matin: retour de vacances. L'écran de mon ordinateur dégueule de messages en rouge « message non lu ».
Une semaine de messages. Au moins 400 messages. Trois semaines de vacances. Deux semaines dans le lot. Consultation de la messagerie tous les jours. Se tenir au courant. Répondre. Montrer au chef que même en vacances on travaille. Femme excédée. Fils excédé.
Une semaine en Norvège. A Bergen. La ville la plus arrosée d'Europe. Il paraît. Pas emmené l'ordinateur fétiche. Coupé du monde.

Dimanche dernier. Peu de messages. Revues de presse. Publicités professionnelles. Message qui a la tête d'une réclame pour le viagra. Pas besoin de ça moi. Je clique sans ouvrir. Tout détruit.
Dimanche dernier. Métro-Val-avion atterrissage-voiture de location. Arrivée chez les amis. Une infime portion de l'humanité. Mais qui compte pour moi. Beaucoup. Visite de Bergen. Soleil. Habillé pour affronter le cercle polaire. Je me trouve mal. Arrêt dans un bistro. Crevettes et bière. Pizzas à gogo pour le fils. Le soir barbecue dans la montagne. Bonheur.

Lundi dernier. Tous ces mails à lire, à répondre. Les salauds sont rentrés de vacances. Ou ils ont fait semblant. Comme moi.
Lundi dernier. Clic. Clic. Photos des maisons en bois de Bergen en montant à Floyden. Rude montée. Soleil. Paysage glaciaire. Vue sur les fjords. Pleine mer au loin. Moutons près de la cabane. Le soir visionnage des photos. Recadrages. Corrections. Bonheur

Mardi dernier. Bonne météo. Montée au refuge. Effort. Halte. MyrtillesPhotos. Trop fatigué pour les photos. Refuge. Eau puisée au lac. Coucher de soleil. Montagne enflammée. Bonheur.

Mercredi dernier. Descente. Pause photos. Pause aquarelle. Route longeant le fjord. Soleil .Le soir visionnage des photos. Recadrages. Corrections. Bonheur

Jeudi dernier. Shopping à Bergen. Marché aux poissons. Vieux quartier de Bryggen. Photos. Excursion au bout des terres. Torches des plate-formes. Loin. En mer. Dîner dans une crique de pécheurs. Bonheur.

Vendredi dernier. Fjords en voiture. Traversées en ferry. Splendeur au ras de l'eau. Chèvres broutant sur des toits. Hôtel historique. Vieux meubles. Fleurs. Le soir visionnage des photos. Recadrages. Corrections. Bonheur.

Samedi dernier. Grasse matinée. Visite d'un musée de vieilles maisons. Guide ravissante. Photos. Montagne au-dessus de la maison. Ville. Fjords. Mer. Montagnes Soleil. Splendeur. Bonheur.

Hier. Lever à l'aube. Avion-Val-Métro ...

Oh, mon dieu! J'ai effacé tous les messages de la semaine sans les ouvrir! Qui pourra m'aider?

samedi 7 juin 2008

Mademoiselle (trois lettres)

Toulouse, le 10 Juillet 1969


Mademoiselle,

J’espère que cette lettre vous parviendra. J’ai trouvé votre nom dans l’annuaire à la même adresse qu’autrefois, il me semble.

Vous vous souvenez certainement de moi, Valérie Nadaud. Je n’étais pas toujours très forte à l’école primaire et vous m’avez bien soutenue. Vous avez conseillé à mes parents que je redouble mon CM1 et, grâce à ça, j’ai réussi du premier coup l’examen d’entrée en sixième. Parfois c’était dur pour moi, mais j’ai toujours aimé l’école, votre école.

Et maintenant mon rêve va devenir réalité. J’ai réussi le concours de l’école normale. Je vais pouvoir devenir institutrice. Comme madame Larminet ! Et peut-être un jour directrice, comme vous !

Alors, vraiment je vous remercie. Je sais que tout ça, au fond, c’est un peu grâce à vous. C’est vous qui m’avez donné ce goût, cette envie. Grâce à mes parents aussi, bien sûr. Il n’empêche. Vous avez toujours eu confiance en moi. Même quand j’ai redoublé.

Maintenant je me rends compte que nous étions des enfants bien turbulents. Nous avions tous un peu peur de vous, de votre autorité. Les garçons essayaient toujours de se moquer de vous dans votre dos mais, tous, nous savions que nous pouvions compter sur vous. Nous savions que, derrière vos airs sévères, vous nous compreniez et nous aimiez.

Mon fiancé va devenir professeur de mathématiques. Ça me fait rire, moi qui ai toujours été si nulle en maths. Je ne sais pas si vous vous souvenez de mes notes de problèmes ?

Il vient d’être reçu au CAPES et nous allons nous marier cet automne. Nous espérons que ça va l’aider à avoir son premier poste pas trop loin de Toulouse, où je vais faire l’école normale.

J’espère que votre retraite se passe bien et que vous êtes toujours en bonne santé. Ça a dû vous faire drôle, au début, de vous retrouver toute seule après toutes ces années au milieu des gosses.

Je vous remercie encore une fois.


Valérie






Le 30 juin 1962


Mademoiselle,

Je n’ai pas pu venir à la fête donnée pour votre départ en retraite. J’aurais aimé mais pour tout le village, pour monsieur le maire, mon ami, et monsieur le curé, le vôtre, vous et moi, le directeur de l’école publique et la directrice de l’école libre, nous sommes ennemis.

Des âmes charitables, il n’en manque pas dans votre crémerie, m’ont souvent rapporté que, quand un de vos élèves disait un gros mot à l’heure de la sortie, vous le menaciez de l’envoyer chez les voyous de la laïque. Et je suis bien sûr que certains de mes parents d’élèves, parmi les plus anticléricaux, ont dû trouver le moyen, un jour ou l’autre, d’aller se plaindre de moi auprès de vous, en vous rapportant que je parlais quelque fois de vous, devant eux, comme de la vieille fille du curé.

Depuis vingt ans que je suis arrivé au village, vous êtes un mystère pour moi. Toujours tirée à quatre épingles, toujours seule, sans autre attache que les générations successives d’enfants. Respectée de tous pour une conduite irréprochable. Face à vous, moi, le chef naturel du camp d’en face. Marié deux fois et qui vis avec une femme qui n’est pas la mienne. En arrivant ici, je peux vous l’avouer, j’étais assez coureur. J’ai dû devenir, à cause de vous, ce que j’étais au fond, un homme à la conduite irréprochable. Et, pour mes ouailles, un aussi bon directeur que vous l’êtes pour les vôtres. Et ainsi nous sommes les deux grandes autorités morales de ce village, dressés l’un face à l’autre.

Nous avons toujours tenu notre rang, vous et moi, sans jamais pactiser, sans presque jamais nous parler ; nous contentant de nous saluer très poliment lorsque nous nous croisions dans le village. Pourtant, combien de fois avons-nous été des alliés tacites ? Tous les deux indéfectiblement loyaux à un idéal commun lorsqu’il s’agissait de permettre à un enfant, en difficulté grave dans une de nos deux écoles, de se refaire une santé d’urgence, en cours d’année, dans l’autre. Le plus souvent, une fois la situation rétablie, l’enfant retournait dans son camp de départ. Ça a dû se produire une douzaine de fois en vingt ans, dans un sens ou dans l’autre, peu importe.

A chaque fois nous faisions comme si tout se passait en-dehors de nous, comme si nous n’avions rien remarqué. Il ne fallait surtout pas que des rivalités de camp puissent nuire à l’enfant. J’ai apprécié votre discrétion dans ces circonstances, comme je suis certain que vous avez apprécié la mienne.

Alors oui, mademoiselle, votre personnalité garde pour moi tout son mystère mais, s’il existait un paradis, ce que je ne crois absolument pas, il aurait certainement une section pour ces incurables crétins que sont les pédagogues, pour lesquels l’intérêt de l’enfant prime tout. Si donc un tel lieu pouvait exister, je suis certain que nous nous retrouverions un jour, côte à côte, assis tous les deux à nos bureaux jumeaux avec leur encrier blanc rempli d’encre violette.

Vous me manquerez, mademoiselle. Je vous souhaite une excellente retraite.

Denis Legrand




Le 13 avril 1918.


Mademoiselle.

L’homme aussi il a dit de vous écrirre.

Le fils est mort.

Les gendarmes sont venu ce matin.

L’homme il était au chant.

Ils ont dit que le fils sera décorré au cor d’armé.

Ils ont dit qu’il y avait pas le cor.

L’homme il a dit de vous dire s’il a crié quand le fils a dit qu’il voulait vous marrier c’est pas que vous êtes pas une gentille demoiselle.
L’homme il a dit au contrairre.
L’homme il a dit reprendre la ferme avec le fils s’était pas bien pour une gentille demoiselle comme vous.
Une demoiselle de la ville qui veut devenir insitutrice.

Mintenant le fils il est mort.

Il y a plus personne pour reprendre la ferme.

L’homme il a dit de vous dire si vous voulez vous pouvez vous mettre avec nous a la messe.
La messe de monsieur le curé pour le fils.

Même si le cor il est pas la.

On vous dirra quand.

L’homme il a dit la médaille du fils quand on la ressoit on vous la donne.

L’homme il a dit elle est a vous.

Dite a votre maman quand je vais en ville jeudi je lui aporte des salades

MELANIE HEURTEBISE

jeudi 22 mai 2008

Rupture

Vlamm!!! ...

- Je n'ai même pas mal... je n'ai pas mal... je n'ai pas mal, je suis mort...Je suis mort!... Je suis mort et je n'existe plus!...
Une petite flaque d'eau et un peu de poussière. Ce qui reste 'un glaçon qu'on a laissé fondre sur une toile cirée.
Oh si, j'ai mal! Le glaçon s'est fracassé en tombant sur le sol dur, glacial. Elle m'a précipité dans des escaliers. Une chute qui ne finit pas. Une chute qui recommence.
Je tourne comme soleil fou. Chaque marche m'envoie méchamment un coup de pied. Je rebondis! Je rebondis!....
Je suis en bas, ratatiné; tous mes os brisés me déchirent -de l'intérieur. Je ne peux pas bouger; ça fait trop mal.
Les vibrations de la porte, qu'elle a claqué en partant, résonnent dans ma tête. Ses yeux, je les revois. Ils brillent et me fusillent.
Je ne comprends pas ce qu'elle dit! Elle ne crie pas, elle siffle. Elle parle doux pour que ça fasse ,plus mal

Tu devrais savoir que ça fait des années mon chéri ...

- Aïe, aïe! Mon chéri! Aïe!

... que j'en ai marre de toi!
Tu ne peux pas savoir ce que ça me fait du bien e te le dire en face.

- Du bien! Aïe, aïe!

En face, oui, en face! Ton cousin, oui ton cousin! On a attendu des années qu'il soit libre. Des années; mais maintenant, ça y est!

- Mon cousin ... des années ...
Mon cousin! Mais comment est-ce possible? Et comment est-ce possible que je n'aie rien vu? Des années! Des années! Mais pourquoi elle m'a dit ça? Pourquoi elle m'a dit dit ça!

Pourquoi est-ce que tu ne dis rien? Pourquoi tu me regardes avec ces yeux vides? Crie, pleure, dis quelque chose! Tu es vraiment un minable! Jusqu'au bout, un minable!

- Oh non! Ne ris pas comme ça; ça fait trop mal!

Tu es tellement pathétique! Tu vois ça me fait rigoler.
Tu ne dis toujours rien? Tu es un lâche! Je me demande comment j'ai pu t'aimer. J'étais bien jeune! Mais la vérité, c'est que dès le début, c'est ton cousin que j''ai aimé. Mais il était encore beaucoup plus jeune que moi. Et chaque fois qu'on baisait, c'était avec lui que je faisais l'amour.

- Oh non, arrête toi, tais toi!

Tu ne dis toujours rien? tu m'écoeures! ...

- Ça n'arrêtait pas! A la fin je ne pouvais même plus comprendre ce qu'elle disait. Ça l'a rendue folle de rage. Elle n'était pas comme ça. Elle n'avait jamais été comme ça. C'est pas vrai, on n'a pas vécu comme ça! C'est sûr, au début on s'aimait. Mon cousin, c'était encore un gamin au moment de notre mariage. Il avait à peine douze ans! Elle m'avait fait remarquer en riant qu'il avait l'air d'en pincer pour elle. Ça nous avait amusé, tous les deux, ce gamin amoureux de la fiancée de son cousin.
Quel salaud! Ce salaud s'était marié pour donner le change mais il est arrivé à ses fins. Et moi, moi qu'est-ce que j'ai fait? Qu'est-ce que je n'ai pas fait que j'aurais dû faire? Qu'est-ce que je vais faire? Comment je vais pouvoir vivre vis-à-vis de la famille? de nos amis? Oh, les salauds, les salauds!

lundi 12 mai 2008

La Marquise de Sévigné

Y a marqué quoi ?
Y a marqué Marie de Rabutin-Chantal Marquise de Sévigné

La petite fille en robe rose que son père a placée sur la margelle de la fontaine se retourne pour qu’il la prenne en photo devant moi. Une photo de plus où je trônerai sur mon socle de pierre, en robe de bronze, au milieu de la fontaine.

Je suis pratiquement née avec la photographie et je ne peux pas compter tous les clichés qu’on a fait de moi, sans parler des cartes postales ! Il y a eu aussi des gravures, des peintures mais ça ne fait pas plus d’un siècle et demi que je suis là, à contempler le beffroi. Il y a même eu des interruptions. Pendant la seconde guerre mondiale j’ai fait de la résistance. Pour éviter de finir en balle de fusil allemand ou dans la collection privée d’un potentat du Troisième Reich, je me suis caché dans une ferme, au milieu de la paille. Je n’étais donc pas là pour les voir mourir, ces jeunes combattants français tués ici par les allemands le 24 août 1944. J’aime l’air martial de la plaque qui commémore leur souvenir, sur le pignon de la boulangerie, en dessous du beffroi : « Les combats de Nyons et de Grignan furent cités à l’ordre de l’armée ». C’est sûr que j’ai dû connaître certains d’entre eux encore enfants quand ils venaient boire l’eau de la fontaine qui continue de couler à mes pieds. Quelle misère, ces jeunes qui devaient être si beaux !

Mais je ne suis sure de rien. J’en ai tellement vu d’enfants et de saisons depuis le jour où, comme le dit la plaque apposée dans mon dos :
Une souscription nationale
A élevé cette statue
A l’immortelle Madame De Sévigné !!!
Le 4 octobre 1857
Les trois points d’exclamation, la majuscule de ma particule, tout cela m’attendrit. Je ne suis pas l’héritière d’une des plus nobles familles du dix-septième siècle, je suis de ce dix-neuvième siècle si plein d’espoir et parfois si balourd. Je suis du siècle de Nadar et de Victor Hugo ! Mais je suis aussi d’aujourd’hui et j’aime réchauffer ma carcasse à ce soleil de mai 2008 tandis que les martinets noirs patrouillent dans le ciel. J’ai l’intention de profiter de cette journée inauguré par l’habituelle visite de Philippe Jaccottet, un vrai poète, venu chercher son pain et son journal avant que les rues ne se remplissent de monde.

Je suis aussi curieuse que la marquise que je suis sensée représenter et mon grand plaisir est de regarder les gens sur la place pavée de frais. Il y a un couple de vacanciers en tenue décontractée qui descendent de la rue des Remparts. Une femme du pays, élégamment habillée, consulte les avis municipaux devant la mairie au ridicule fronton de temple grec. Elle n’est plus, l’époque où les femmes portaient des blouses à fleurs achetées au marché du mardi. Un retraité à casquette, chaussettes et sandales, admire les roses de toutes couleurs qui partent à l’assaut des pierres blanches des remparts. Un soixante-huitard attardé, avec ses cheveux en catogan et sa barbe grisonnante, tient par la main deux petites filles. Tiens, il a un fin anneau d’argent à la narine gauche, et un autre tout pareil à l’arcade sourcilière. Un homme imposant, cheveux blancs, bouc bien taillé, tête de félibrige, les rejoint. Ils décident d’aller s’asseoir à la terrasse du café, à ma gauche. A cette heure il reste encore des places. Je n’écoute pas les galéjades du serveur qui commente la saison de foot avec un habitué. Je n’écoute pas, mais j’aime cette musique joviale et familière. A mon âge ça rassure.

Dans la rue, en bas des remparts, un couple. Même de loin, lui semble immense. Elle, beaucoup plus petite, marche lovée à lui. Ils sont jeunes. Ils rayonnent de jeunesse. Je ressens le poinçon fulgurant de la jalousie. J’aimerais tant être à sa place à elle, accrochée à son bras à lui !

Ça alors ! Plus ils s’approchent et plus … Plus je le reconnais ! La même taille, la même assurance, le même air conquérant. Il est habillé comme les jeunes de son âge : tee-shirt et bermuda. Mais quelle classe ! La fille à ses côtés semble bien quelconque. Allons, Marie, la jalousie t’égare.

En tout cas c’est le portrait de son père au même âge. Il n’y a pas le moindre doute. C’est son fils ! Les yeux me piquent. Ça fait combien d’années ? Je ne sais pas au juste. Vingt-cinq ans peut-être. Cet été-là, une bande de hollandais avait passé la semaine dans le camping municipal. Tous les soirs ils venaient au bistro. Je l’avais tout de suite remarqué. C’était le plus grand, le plus beau. Le plus hardi aussi. Au début, il m’envoyait des baisers d’en bas. Ses copains rigolaient. Visiblement c’était lui le chef de la petite bande. Et puis un soir, le dernier soir, il est monté, il s’est assis sur mes genoux. Il a pris mon bras qui tient la plume en bronze et, sans façon, il m’a embrassé. Sur la bouche. Ses copains applaudissaient. Des flash ont crépité. Et moi, c’était la première fois. Depuis plus d’un siècle !

Et puis je ne les ai plus revus. Je les attendus, les jours suivants, et puis les années suivantes. Je l’avais presque oublié.

Mais voilà qu’ils s’approchent. Il se détache d’elle. Il me fait un petit signe de la main. Il lui explique quelque chose. En hollandais, j’imagine. En tout cas je ne comprends rien.

Il sort un appareil photo. Il me photographie. De près. Pas la fontaine. Pas le socle. Non. Que moi. Rien que moi.

Mais que se passe-t-il ? Voilà qu’il …

Il embrasse fougueusement sa compagne en me regardant. Et je sais que c’est moi qu’il embrasse. Mes lèvres de bronze s’écartent. Sa langue vorace fouille ma bouche. Sa langue trouve la mienne. Sa main se pose sur mon sein.

C’est fini. Ils me regardent tous les deux.

Non, je ne rêve pas : il m’a fait un clin d’œil. La donzelle, stupide, ne se doute pas que ce baiser ardent, c’est à moi qu’elle le doit.

Ils s’en vont, main dans la main. Je ne suis plus jalouse. Non.

Allez vite faire ce fils qui, un jour, à son tour …

samedi 3 mai 2008

Après l’amour

Après l’amour il faut parler. Ne pas s’endormir immédiatement une fois l’affaire faite, comme le pratiquent hélas trop d’hommes dénués de toute délicatesse. Moi au contraire, sans me vanter, après l’amour je parle. Je parle malgré mes bâillements, malgré le léger sentiment d’écœurement que j’éprouve parfois devant ce tas de chair avachie qui repose à côté de moi. Malgré le léger sentiment d’étonnement aussi à la pensée que j’ai déployé tant de trésors d’humour et de séduction pendant toute une soirée de discothèque pour amener dans mon lit un morceau aussi peu reluisant. C’est bizarre mais c’est rare qu’après l’amour je retrouve l’attrait que j’avais prêté à ma conquête. C’est peut-être mon instinct de grand fauve qui s’ennuie de ses proies dès qu’il les a prises.

Toujours est-il que je parle. Mais attention. Pas de moi. Non, pas question de ces étalages de fatuité masculine, si insupportables. Je parle de la gonzesse. Et j’essaie de lui donner des repères. De lui être utile. De la faire progresser même.

-Tu sais, quand tu m’as fait ça et ça ? Et bien l’autre jour j’ai couché avec une fille qui me l’a fait comme ça et comme ça. Tu devrais essayer. Je t’assure que ce serait mieux. Tu sais je dis ça pour toi.

C’est vrai, pour quelqu’un qui est soucieux d’apprendre, il y a toujours des améliorations possibles. Des idées à glaner. Je crois que ça fait vraiment parti de mon rôle de séducteur d’aider mes partenaires à progresser. D’ailleurs elles comprennent très bien. Elles ne disent rien. Elles écoutent. Elles apprécient.

Il y en a même qui me disent : « Tais-toi, j’ai envie de dormir ! » Le monde à l’envers !

Samedi dernier il y en a une qui m’a dit : « Tais-toi ou bien je me casse » . Et quand elle est partie j’étais rudement content. J’avais tout le lit pour moi et le lendemain j’ai pu faire la grasse-matinée tout mon saoul.

Seul. Peinard

dimanche 27 avril 2008

Donatien

Ecrit dans le TGV entre Lyon et Paris le dimanche ...

Mon amour,


Après cet après-midi chez mes parents où tu as fait connaissance de Donatien, mon petit frère de huit ans, nous n’avons pas pu parler. Tu es partie immédiatement en voiture pour Aix, où tu donnes tes cours à la fac, et moi je t’écris dans le train pour Paris. Demain je commence les écrits de l’agrégation de philosophie. Mais ce week-end loin de Kant m’a fait du bien.

Bien sûr je t’ai souvent parlé de Donatien. De l’importance qu’il a dans ma vie. Mais cette première rencontre entre vous, pour moi, ce n’était pas évident. Comment allais-tu réagir à ce jeune trisomique, ce jeune mongolien ? Je ne parle ni de ton intelligence ni de ton cœur, je les connais et j’étais confiant, mais de ta sensibilité. Lui, il ne s’est pas posé toutes ces questions. Il est venu s’asseoir immédiatement sur tes genoux. Puisque je t’aimais, il t’aimait aussi. Et j’ai tout de suite vu que tu accueillais la manière qu’il avait de t’accueillir, que tu recevais l’affection qu’il te donnait, avec sa façon de faire, généreuse et confiante. Sans te connaître.

Maintenant que tu mets un visage, son visage si rebutant pour certaines personnes, sur son nom je peux t’avouer que ça n’a pas toujours été simple pour moi, que ce n’est pas simple tous les jours, encore aujourd’hui, d’avoir un frère comme lui. J’ai vécu l’annonce de son handicap comme une blessure, comme une profonde blessure personnelle qui m’atteignait au cœur de mon être. Bien souvent je l’ai détesté, j’ai même souhaité sa mort. Surtout quand je voyais maman pleurer. Mais en même temps je l’ai toujours profondément aimé. J’ai aimé sa manière d’accueillir la vie, son affection, sa gentillesse. Tu m’as dit que tu m’avais remarqué dans notre milieu de normaliens en perpétuelle lutte pour défendre leurs idées parce que j’avais un grand sens des réalités humaines. C’est à Donatien que je le dois.

Sa façon de venir vers toi, de se livrer à toi qui aurais pu le rejeter, c’est bien lui. Cette confiance dans la vie, malgré tous les coups que la vie lui donne. Cette confiance dans les gens. Cette gentillesse désarmante. Cette amitié. Et en même temps ce physique qui dérange. Cette peur parfois suscitée dans le regard d’autrui. Avec lui j’ai appris à être aux aguets, à me défendre contre la méchanceté. Mais lui, il m’a toujours pacifié. Tu sais, ma vie intellectuelle, si importante pour moi, est faite de choses dont il n’a aucune idée, mais ce qu’il est compte énormément dans ma manière de voir le monde.

Alors ce soir, après t’avoir vue prendre Donatien sur tes genoux, la veille de mon agrégation, je te demande de me prendre la main et que nous allions ensemble au lieu où nous pourrons créer un foyer. Un foyer qui ne sera pas celui de Donatien mais le nôtre. Un foyer où nos enfants et nous accueillerons parfois l’altérité de Donation. Pardonne ce concept à ton apprenti philosophe. Je crois que cette altérité, cette ouverture à Donatien, donnera de la profondeur et de la force à ce que nous construirons.

Je t’aime

Ton Arthur

lundi 21 avril 2008

La valise

J'aimerais devenir une valise.

La valise en carton bouilli que nous remplissions de vêtements de plage et que nous mettions sur le toit de notre vieille quatre chevaux quand nous partions camper l'été, en Vendée, avec les deux enfants. A côté de la valise il y avait le gros boudin de la tente avec ses piquets. Et par dessus une grande bâche bleue pour protéger le chargement de la pluie.

Le voyage pouvait durer six heures, il n'y avait pas d'autoroutes à l'époque. Quand il faisait beau Georges roulait fenêtre ouverte. Les jumeaux aimaient chanter à tue-tête avec leur père. Moi aussi, j'aimais ça, chanter en famille. Nous étions tellement joyeux de ces dix jours de vacances, à la mer. Lydia parlait à son frère Paul des copines de l'année dernière qu'elle allait sûrement retrouver: Henriette, Claudine... Paul, il s'en moquait bien des filles, toujours à pleurnicher. Lui il avait ses copains: Pierre, Thomas ...

Les parents, nous nous arrangions pour venir chaque année à la même date, les dix premiers jours d'août, dans le même camping familial. Et puis les jumeaux ont grandi, les autres aussi. Les filles n'étaient plus aussi inintéressantes pour Paul, les garçons si désagréables aux yeux de Lydia. Ils se sont tous les deux mariés avec des anciens copains du camping. Paul avec Claudine, Lydia avec Thomas. Ils se sont marié la même année. Georges est mort peu après. On ne m'ôtera pas de l'idée qu'il n'a pas voulu mourir avant d'avoir casé ses deux enfants.

Paul et Claudine sont partis vivre au Canada. Je ne les vois pas plus qu'une fois tous les deux ou trois ans. Ils n'ont pas d'enfants. Dans un sens je préfère. Lydia et Thomas ont deux enfants. Des adolescents maintenant. Eux sont tous les deux instituteurs et ils passent toutes leurs vacances d'été dans notre vieux camping de Vendée.

Et moi j'aimerais devenir une valise.

Non, bien sûr, pas la vieille valise de carton bouilli. Non, une valise moderne, coque en plastique comme dit le catalogue de La Redoute. Comme ça ils m'emmèneraient avec eux dans leur Espace, au lieu que je reste tout l'été sans visites dans ma chambre de la maison de retraite.

samedi 8 mars 2008

A la Maison de la Presse

D'une main je tenais l'hebdo ouvert et mon petit carnet dessus, de l'autre je griffonnais des notes, je sentais l'impatience de l'employé de la Maison de la Presse debout à côté de moi mais je continuais mon travail sans lui jeter un regard. Il ne fallait pas qu'il compte que j'achète ce numéro au titre racoleur -La nouvelle sexualité des français- que je le glisse dans le sac à courses et qu'il finisse sa vie en pile dans ma chambre, à la droite de mon lit de vieux célibataire.

Ce n'était pas du reste le visage de la sexualité des français en général qui m'intéressait, je n'étais pas leur président après tout, mais plutôt à la mienne: je voulais savoir si j'étais dans le coup. Enfin il faut reconnaître qu'en ce moment c'était plutôt calme de ce côté-là. Mais, dans mes périodes plus actives, pour le genre de choses que je pratiquais, rien que du très conventionnel, il y avait quand même un certain pourcentage de la population masculine qui le faisait moins souvent que moi. C'était aussi intéressant de savoir combien il y avait de gens qui pratiquaient des choses que je n'osais même pas imaginer, il y en avait quand même pas mal qui les faisaient. Sans parler du glauque, du noirâtre, du qui me faisait carrément horreur.

Comme tous les hommes j'avais aussi mon jardin secret. Mon jardin secret c'était la petite Myriam, l'employée de la boulangerie où j'achetais mon pain tous les matins, et ça m'intéressait aussi bigrement de savoir à 67% ce qu'elle faisait avec son copain, la nuit. J'étais sûr que, jolie comme elle était, elle avait un copain. Je constatais d'après les chiffres que, vu son âge, ils ne devaient pas s'ennuyer au lit. Ce devait être un homme à peine plus âgé qu'elle, avec une peau couverte de tâches de rousseur, d'un blanc laiteux là où habituellement il portait un slip; cette pensée me produisit un sentiment étrange. Je le voyais parfaitement: pas un cheveu sur le caillou, le crane rasé de près. Et soudain son noeud devant moi, énorme, menaçant.

Dans un mouvement d'horreur je lâchais tout ce que je tenais en main. La petite Myriam avait disparu. J'étais en train de m'imaginer que j'étais au lit avec lui!

dimanche 3 février 2008

En montagne. Dialogue intérieur

Je ne peux pas continuer. Je suis trop fatigué. Mes muscles tétanisent. J’ai le vertige. Cette paroi, je n’en viendrai jamais à bout.

Je ne peux pas m’arrêter maintenant. Toute cette fatigue pour rien, ce serait trop bête. C’est vrai que j’ai le vertige mais, si je rebrousse chemin, la prochaine fois je ne repartirai pas pour une autre course. Rien que quelques prises encore pour arriver à cette petite vire. Là, ça ira mieux.

Ce n’est pas possible. Je tremble comme une feuille. Je vais me jeter dans le vide. Ce doit être si bon cette chute. Allons ! Il vaut mieux que je redescende avant de faire une bêtise.

Allons, mon vieux, ne dis pas de bêtise. Reprends ton souffle. Installe-toi solidement sur tes prises. Détends-toi. Attend que le rythme de ton cœur se calme.

- « Ça va aller, les gars, je souffle un peu »

C’est horrible. C’est chaque fois la même chose. Mais cette fois-ci je ne m’y laisserai plus prendre.

Avant de partir, mon vieux, tu savais parfaitement qu'avec toi c’est chaque fois la même chose. Il y a toujours un moment où tu pestes contre toi-même, où tu en veux à la terre entière d’être là. Et puis quand tu arrives au sommet ! Tout change. Tu dis que tu savoures le paysage. En fait tu savoures ta victoire sur toi-même.

Je me déteste, je me hais. Salaud, salaud. C’est toujours la même chose. Quand je pars j’oublie toujours la fatigue, le vertige. Je ne pense qu’au sommet. Et même pas au sommet, simplement à la gloriole d’avoir escaladé une montagne de vertige. Salaud !

Allons, mon vieux, ne te déteste pas toi-même. Tu aimes cette part de folie en toi qui te fait quitter tes pantoufles. Et pourtant tes pantoufles tu les adores.

Mes pantoufles ! Je donnerais tout pour être en ce moment dans mes pantoufles devant un bol de chocolat fumant. Je me hais. Je suis vraiment trop con de m’être laissé trainer jusque là. J’ai le vertige à en crever. Tu sais parfaitment ce que ça fait !



Tant pis. Je vais crier. Je vais dire que je ne peux plus. Qu’il faut que je redescende. Je ne peux tout de même pas mettre la cordée en danger. Je n’ai pas le droit. Est-ce que tu comprends ?



Tu ne dis plus rien, mon goût du risque ? Plus de: « mon vieux ». Je t’ai claqué le bec. J'ai gagné et j’ai raison. Oh, le bonheur que ça s’arrête, la joie de redescendre !



Tu ne m’as pas bien compris. Je vais dire aux autres que j’arrête, qu’il faut que la cordée redescende. Ils verront bien que je ne peux pas continuer.

Quand tu auras atteint le sommet ta joie sera inexprimable. Tu auras vaincu ta peur.

Je ne peux pas continuer! Je ne peux pas continuer!

Mais si, mon vieux, tu continueras. Et tu le sais! Chaque fois que tu as pris des risques, ... La première fois où tu as vraiment aimé. Tu te souviens ?

Oui, non. Enfin, ça n’a pas de rapport.

Sauf qu’avant de t’engager vraiment, tu avais aussi une sacrée trouille.Pire que maintenant.

Quand je vois cet à-pic. Non, non ! Je veux descendre.

Arrête de faire l’enfant, mon vieux. Tu vas te ridiculiser.

Ça m’est bien égal de me ridiculiser. Pourvu que je redescende. Le mal des montagnes, ça existe, tu sais.

Tu avais la trouille parce que c’était quelque chose qui dépassait une somme de petits moments agréables à deux. C’était quelque chose de sérieux.

Termine vite ton histoire si tu veux. Après je dis aux autres que je redescends. Ma décision est prise. Tu vois, rien que d’y penser, je me sens mieux, j’ai moins le vertige.

Même quand tu ne pensais pas que tu étais amoureux, tu te sentais plus heureux, plus fort.



Au sommet de la montagne, et les jours suivants, ce sera la même chose. Tu te sentiras plus heureux, plus fort.

mercredi 23 janvier 2008

Fragrances de mots

Arthur ne peut détacher les yeux du recueil de poèmes qui gît, inviolé, sur sa table de travail. Un recueil au titre prétentieux et abscons : Pensées interstitielles. Des interstices ; il y en a dans ces poèmes. Les interstices de sa propre vie : des moments différents entre les moments ordinaires, ceux où il fait quelque chose, pense à quelque chose. Des moments différents qui sont des puits de sensation brute, des moments à exister, simplement à exister. Des instants où l’existence surgit comme ça, absolument sans mots. Mais que des mots, les siens, ont cherché à capter. Alors, oui, des interstices, il y en a dans ce recueil. Mais des pensées ?

Arthur n’ouvre pas le livre. Il se demande si ces mots du recueil sauront délivrer au lecteur innocent, qu’il ne peut pas être, leur parfum de silence.

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Mammy Grossel marche dans les allées du marché en marmonnant, son inséparable cabas au bras. Elle marche, ou plutôt elle rebondit d’une jambe sur l’autre. Personne chez les commerçants du marché ne sait d’où lui vient son surnom, Mammy Grossel. Personne ne connaît non plus son nom. La seule chose qu’on sache d’elle c’est qu’elle est un peu folle, mais du genre inoffensif, et même gentil. Elle se parle tout le temps à elle-même. Aussi loin qu’on puisse remonter dans la mémoire collective, et donc bien avant que les téléphones portables à oreillette ne rendent ce spectacle parfaitement banal, elle s’est toujours parlé à elle-même.

Quand elle parle aux autres elle tient des propos incompréhensibles. Mais, ce qui est positif, elle ne prête absolument pas attention à la monnaie qu’on lui rend. Elle n’achète que des légumes. Des légumes de toutes sortes, pour la soupe, en toutes saisons. Mais elle ne dit jamais : je vais faire de la soupe, non, elle dit : je vais écrire un poème. Un poème, quelle idée ! Quand elle prend quelques carottes et les tend pour qu’elles soient pesées elle ne dit pas : tenez mes carottes, mais : tenez mes …. Et là elle dit un mot, n’importe lequel, souvent un mot qu’on ne comprend pas. C’est comme ça qu’elle fait ses poèmes ! Pardon sa soupe ! Vous voyez, avec cette folle, moi-même je m’embrouille. Comme si les mots avaient une saveur ! Pourquoi pas une odeur, tant qu’elle y est !

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Clara G. jette un coup d’œil derrière elle en montant les marches du Palais du Festival au bras de l’illustre imprésario. Les journalistes, les photographes sont bien là. Elle s’imagine les titres de la presse people : la nouvelle fiancée de N. Elle aurait bien sûr préféré que les premiers clichés qui révèleraient sa liaison avec N. soient plus sulfureux, plus clandestins. N. en train de lui remonter la bretelle du maillot de bain par exemple. Elle aurait pu intenter un procès au journal. Le bénéfice aurait été mutuel, pour le journal et pour elle.

Mais N. n’avait pas voulu. Il était blasé, disait-il de ce genre de plaisirs, et puis sa renommée était faite. Il aspirait maintenant à quelque chose de plus sage, de plus établi. Clara G., elle, avait encore beaucoup de chemin à faire. Tant pis, les photos seraient prises à l’insu de N. Puis lorsque l’intérêt des médias se serait émoussé ils se sépareraient bruyamment. Elle essaierait de le faire beaucoup souffrir. Elle n’osait espérer qu’il tente de se suicider pour elle. Le vieux bougre en avait vu d’autres ! Non, mais il fallait qu’elle tire le maximum de renommée de cette histoire. Il fallait absolument que le président la remarque, il fallait que ce soit elle qui, un jour, serve à distraire le bon peuple d’une mauvaise nouvelle.

C’est comme si Clara G. sentait déjà l’odeur grisante du papier de l’hebdomadaire où seraient inscrits pour la première fois les mots révélant au monde entier son mariage secret avec …
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samedi 19 janvier 2008

Le vingt-deux décembre

Je suis mort le vingt-deux décembre 2008.

Au début, ça ne me concernait pas. Je pouvais avoir huit ou neuf ans. Quand on est mort, la chronologie …

Je ne savais pas que la mort ça existait, enfin pour moi.

Personne ne s’en rendait compte, surtout pas mes parents. En fait j’étais très, très vieux. J’avais été un compagnon de Bayard, le chevalier sans peur et sans reproche, du bon roi Henri …

Bientôt ça se saurait. Les rois, les présidents viendraient me consulter. Moi, un enfant. Je dirais des choses près belles, très émouvantes. La radio, les journaux, et même l’ORTF les répèteraient.

C’est au catéchisme que j’ai compris qu’un jour, j’allais mourir. J’avais peut-être neuf ou dix ans.

J’ai tout de suite su comment je voulais mourir. Dans une sorte d’explosion solaire. En regardant Dieu face à face. Comme ça.

Pas comme ce couard de Moïse. Caché dans le creux d’un rocher. Et qui ne l’avait vu que de dos.

Après, j’ai appris que Dieu s’était fait homme en Jésus-Christ. C’était difficile de mourir rien qu’en regardant un homme sur une croix.

J’ai passé énormément de temps à tenter de déchiffrer le mystère de ce corps torturé sur un bois dressé.

Finalement j’ai abandonné les hauteurs fumantes du Mont Horeb dans le Sinaï et je me suis décidé à le suivre parmi les hommes. Dans la plaine.

Bien plus tard, mon corps avait dû se transformer, j’ai souvent rêvé d’une mort de président de la république.

Pas l’actuel, le vôtre. Encore que …

Non, le président d’autre fois. Gentil et inoffensif avec sa belle moustache et sa lavallière. Celui qui est mort dans les bras d’une femme.

Mourir ainsi, à l’acmé du plaisir …

Une fois j’en ai parlé à une de mes maîtresses. Elle m’a regardé avec horreur. Elle m’a traité de détraqué. De bouffeur de merde.

Après, j’ai gardé pour moi mes rêves. Je chevauchais Frieda la blonde, corps en tempête déchaînée, vagues hurlantes de désir projetées vers le ciel qui me léchaient le visage.

Dans le port d’Amsterdam, dans le port d’Amsterdam !

Mais c’est venu autrement. Une longue maladie, comme on dit.

Moi je dirais plutôt, une atroce maladie.

Mon corps est entré en révolte. Explosion anarchique de vie. Prolifération maline de vie.

Entre nous ce fut immédiatement la guerre. Vie contre vie. Lui contre moi. Moi contre lui. Lui contre lui. Moi contre moi.

Je crois que c’est lui qui a commencé. Mais c’est peut-être bien moi. Trop d’alcool. Trop de tabac. A ce qu’il paraît.

En tout cas nous nous sommes rendu coup pour coup. Je l’ai brûlé de rayons mutilants. Je l’ai ravagé de produits chimiques corrosifs. J’ai fait porter contre lui le fer du bistouri.

Il m’a abreuvé de souffrances, de nausées, de fatigues. Indicibles.

Il a transformé mon sexe, si précieux, en moribond. Parmi des chairs rendues glabres.

Il a fini par gagner. Il m’a expulsé de moi-même et de lui. Ainsi, il s’est suicidé.

Quand j’ai définitivement perdu le combat, la société, pour un temps encore solidaire, m’a tendu une main secourable. Elle m’a accueilli dans une unité de soins palliatifs.

La chambre était lumineuse. Je crois que ma femme et mes enfants étaient là.

J’étais une barque échouée sur une grève. La mer est montée et je suis parti vers le large.

Et maintenant ?

Maintenant, vous devez continuer à vivre votre vie. Avec ses espoirs et ses craintes. Ses certitudes et ses doutes. Ses moments d’angoisse et ses moments d’oubli.

Et moi ?

Oh, moi ! Je vous en ai déjà beaucoup trop dit.

vendredi 11 janvier 2008

Au Club Med

J’ai bien fait le tour de la question, je suis bien coincé. Il faut dire qu’avant, j’avais aussi bien fait à fond le tour du propriétaire, ou plutôt de la propriétaire.

Quelle classe, ces femmes de la cinquantaine ! Comment s’appelle-t-elle déjà ? Marlène ? Quelle expérience ! Quel appétit ! Quelle gourmandise pour mes vingt six ans ! J’en suis tout retourné.

Maintenant elle dort à côté de moi, seulement habillée de cette légère moiteur qui rend son corps si craquant. Comment fait-elle pour avoir une peau qui sente si bon ? On dirait une pêche légèrement caramélisée. A vous donner envie d’en reprendre.

Si son blaireau de mari, qui devait passer l’après-midi à la pèche au gros, n’était pas rentré trop tôt.

Il a posé sa grosse paluche sur les volets à claire-voie de la porte fenêtre de la chambre. A juger d’après sa taille le monsieur doit être du genre costaud. Il parle avec un autre homme de la partie de pêche annulé. Mais d’un instant à l’autre il peut ouvrir les volets et entrer dans la chambre. Pas moyen de s’échapper.

Aïe, aïe, aïe ! Quand il va me voir, il va me faire une tête au carré. Il va falloir que je raconte à Elodie que je suis une fois de plus tombé dans les escaliers pour expliquer mes coquards.

J’ai beau faire le tour de la question, je suis bel et bien coincé !

samedi 5 janvier 2008

Aujourd’hui j’ai perdu un ami

Il y a deux ans, lorsque je suis arrivé dans ce quartier bourgeois-bohême de la Bastille, c’est lui qui m’a accueilli. Je l’ai rencontré la première fois que je suis allé faire mes courses au Monoprix. Il parlait avec deux ou trois personnes. Il faisait beau, l’air était léger. C’était le printemps et j’étais content de mon nouvel appartement, de ce quartier à découvrir. Je me suis arrêté parce que, désormais, j’étais d’ici. Il m’a salué d’emblée et je me suis immédiatement à l’aise pour parler avec lui, et avec les autres passants. Nous ne nous connaissions pas, mais il nous rendait plus humains.

Par la suite, chaque fois que je le voyais, nous nous saluions et nous échangions quelques mots. Je l’appelais patron, parce qu’il régnait avec autorité sur la large banquette de pierre surélevée au pied de l’immeuble de bureaux où je le rencontrais. C’est là qu’il dormait, accueillant souvent pour quelques jours un ou deux compagnons de galère. Lorsque je partais trop tard au travail, il n’était plus là. Il m’expliqua un jour qu’il déposait ses affaires chez un commerçant du quartier le matin pour laisser la place nette dans la journée. Il me dit aussi qu’il travaillait à mi-temps comme dessinateur industriel. Je ne sais pas si c’est vrai.

Il venait de l’île de la Réunion. Il avait un type indien. Ses cheveux épais, gris, formaient une sorte de crinière autour de son visage. Parfois il se plaignait de sa santé. Le médecin du dispensaire lui avait donné des médicaments dans de grandes bouteilles d’eau en plastique. Il ne devait plus boire d’alcool. Il avait des problèmes aux pieds aussi. Des champignons. Un jour, ou plutôt une nuit, on lui a volé ses chaussures. Je suis allé chercher une paire à moi que je lui ai donnée. Une fois il m’a demandé de l’argent. Je lui ai dit que je ne pouvais pas lui en donner. Il n’a pas insisté.

J’étais fier, quand je me promenais avec ma fille, le samedi matin, de le saluer. Après, il me disait qu’elle était belle. Et j’étais également fier quand elle parlait à sa mère de l’ami de son père qui vivait dans la rue.

Ce matin de début 2008, au retour des vacances de noël, il faisait très froid. Je me dis qu’en raison de la température il n’avait pas dû dormir là. Il faisait encore nuit mais je fus surpris de voir de loin une grille, là où il vivait d’habitude. A cette distance j’avais l’impression que quelque chose était là, à l’intérieur de la grille, certainement ses affaires. Je m’imaginais, un court instant, qu’elle avait été posée pour que lui, est ses compagnons, puissent dormir tranquille. En m’approchant je vis que ce que j’avais pris pour des affaires de couchage était une plate-bande de plantes décharnées par le froid.

Peut-être que les plantes existaient déjà ou peut-être qu’elles ont été installées sur le dallage pour justifier les grilles, je ne me souviens pas au juste. Ce qui est en revanche certain, c’est que cette grille, coûteuse, haute et solide, a définitivement chassé de ce minuscule endroit de Paris mon ami, et ceux à qui il offrait l’accueil de sa protectrice sagesse,. Ce qui est certain, c’est que j’ai perdu, et tout le quartier avec moi, un ami.

L’immeuble où la grille a été installée abrite le Régime Social des Indépendants, Boulevard de la Bastille dans le douzième arrondissement.