jeudi 13 septembre 2007

Le vieillard et la lanterne rouge

Le vieillard qui se tient péniblement voûté en face de moi est si émacié qu’un coup de vent pourrait le faire s’envoler, comme une feuille sèche de noisetier. De ces noisetiers qu’on trouve dans son pays d’origine, la France. Un pays si lointain qu’il ne connaît pas la mousson. Dans ce corridor de la maison de plaisir à la lanterne rouge réglementaire les filles passent à côté de lui sans lui prêter attention. Pourtant autrefois il les a gratifiées de généreux pourboires, elles ou leurs mères ou leurs sœurs, qu’importe. Parfois même il leur apportait des cadeaux. Cette munificence c’était sa manière de se bercer d’illusion, de croire qu’il y avait plus entre elles et lui que des relations strictement tarifées.

Son visage semble vidé de l’intérieur. Il porte un short colonial trop grand pour lui, une chemise, qui a dû être rouge, trop grande pour lui. Ses jambes, ses bras sont décharnés. Même ses pieds semblent s’être desséché dans des tongs de paille trop grandes pour lui. Sa vie, dont il va bientôt être expulsé, est devenue trop grande pour lui. Mais son regard soutient le mien. Un curieux sourire s’esquisse sur ses traits de papier huilé quand je souris mécaniquement au spectacle d’une telle déchéance.

Tout à l’heure madame Wu, la tenancière, l’a vertement rabroué. Elle lui a dit qu’il ne pourrait plus aller derrière les lourdes tentures rouges fumer l’opium tant qu’il n’aurait pas payé ses dettes et puis elle l’a laissé au milieu du corridor, comme s’il n’existait déjà plus.

Ce vieillard que je regarde à travers la grande vitre constellée de chiures de mouches du corridor de la maison de plaisir à la lanterne rouge réglementaire a quarante deux ans. Il sait qu’il va bientôt mourir et que sans son opium ses derniers jours seront atroces. Ce vieillard c’est moi.

Aucun commentaire: