mardi 16 janvier 2007

Le Grand Saut

-Tu te souviens, Freddo, l’année du Grand Saut ?
-Putain oui, si je m’en souviens. Y-z-y ont foutu un sacré bordel. N’empêche qu’y paraît que maintenant le fil à l’Adèle y se fait des couilles en or.

Nous on riait tous autour de la table du bistro : le Freddo, le Lucas, P’tit Louis et moi. Ce Grand Saut c’était une vieille histoire. Le Freddo il oubliait un peu qu’il y avait cru, même qu’il s’était fâché avec ses copains à l’époque. « Des jaloux » qu’y disait. Maintenant on était tous en préretraite et cette vieille histoire nous faisait marrer.

Cà avait commencé il y avait une quinzaine d’années, dans la fabrique d’horloges comtoises où nous étions ouvriers. A l’époque on fabriquait nous-mêmes les mécanismes qu’on plaçait dans des coffres en bois, plus ou moins ouvragés selon le modèle. Ces coffres en bois, la société les achetait à une entreprise d’ébénisterie du secteur. Le patron de la boite c’était le Gaston, le fils du Louis-Marie, le fondateur qui avait commencé en réparant des montres. Il avait démarré avec seulement des doigts habiles et de bons yeux. Et puis l’affaire avait grossi. Quand étaient apparues les montres jetables, le vieux il avait senti le coup venir, il avait passé la main au Gaston pour qu’il se spécialise dans les horloges comtoises. Il était malin le vieux. Et çà avait marché, parce que le Gaston aussi, il était malin.

Le problème au Gaston c’était qu’il avait jamais pu avoir d’enfant. Même pas une fille qu’aurait pu marier un bon ouvrier, habile de ses mains et travailleur pour prendre la suite. Alors l’idée au Gaston c’était de mettre le pied à l’étrier à son neveu, au fils de sa sœur, l’Adèle, qui possédait avec lui cinquante pour cents des parts de la société. Le fils y s’appelait monsieur François. Il avait fait des études aux écoles de commerce et il voulait que tout le monde le tutoie mais comme il était pas d’ici, il avait toujours vécu à Besançon, personne le tutoyait, sauf le Gaston, son oncle, évidemment. Il voulait aussi qu’on l’appelle François mais pour tout le monde c’était monsieur François, sauf pour le Gaston, son oncle, évidemment. Y faut dire qu’au démarrage y s’y était pas trop bien pris. Il avait commencé par parler de « qualité totale », de « contrôle des performances », de « coûts complets ». Bien sûr au début ce charabia çà avait fait marrer tout le monde mais, quand il a commencé à fouiner partout, les plus anciens y-z’ont parlé au Gaston. Le Gaston il était bien embêté car il savait qu’on travaillait bien du premier coup ici, sans toutes ces emberlificoteries. Même qu’il s’est engueulé avec sa sœur qui l’a traité d’incapable.

C’est alors que monsieur François il a eu l’idée du Grand Saut. Au début le Gaston il était pas trop d’accord, mais il s’est laissé convaincre parce que l’Adèle, elle est pas vraiment facile. Pour nous c’était assez mystérieux ce Grand Saut. Y s’agissait d’une révolution, qu’y disait monsieur François, qui allait décupler les ventes en capitalisant sur le savoir-faire des gens en place, sur leur goût du travail bien fait. Bref toute une salade de réunions qui avait durée à peu près six mois. Pendant ce temps on le voyait plus beaucoup, le Gaston. Y disait qu’il voulait prendre un peu de recul. Du recul, le Gaston ? Mon œil. C’était l’Adèle avec sa moitié des parts qui le poussait vers la sortie.

Enfin au début c’était assez marrant. Monsieur François y nous disait qu’on allait avoir ensemble les idées du Grand Saut. Alors y avait des tas de réunions avec des consultants, comme on les appelle. Au début de chaque réunion il fallait écrire en haut du tableau papier « Le Grand Saut ». Après on devait répondre à des tas de questions. On faisait aussi des jeux idiots où on s’imaginait être des acheteurs d’horloges comtoises. Mais c’était pas facile de se mettre dans la peau d’une baronne belge ou d’un antiquaire japonais. Des gens comme çà, on en avait jamais vu par ici. Et puis malgré tout y avait les commandes à faire, le travail à rattraper. Le Gaston il avait dit : d’accord pour les réunions mais pas au détriment du travail. Alors on faisait les choses en heures supplémentaires, sans être payé. C’était juste du reste, on n’avait jamais vu personne être payé pour jouer à la baronne belge ou à l’antiquaire japonais, sauf les acteurs bien sûr.

Finalement leur idée, ils l’avaient trouvée tout seul, et il fallait rien nous dire. Y-z-ont fait une séparation avec un mur dans l’atelier. Sur la porte qui fermait à clé y avait marqué en gros « Le Grand Saut ». On a tous reçu des petits ronds à mettre sur notre blouse avec marqué dessus « Le Grand Saut ». Y-z-ont demandé des volontaires pour aller travailler derrière la porte du fond de l’atelier. Le Freddo, qui a jamais peur de rien, y était volontaire. Y-z-ont travaillé comme çà pendant trois mois, l’air important, sans rien dire. Monsieur François, on le voyait plus beaucoup non plus. Il allait voir des clients pour les commandes de fin d’année.

Fin novembre, juste avant la Toussaint, on a été tous invités en grand tralala dans la partie secrète de l’atelier. Y avait monsieur François, le Gaston, qui faisait une drôle de gueule, et même l’Adèle. Et là, des dizaines d’horloges, exactement comme celles qu’on fabriquait de l’autre côté. Si c’était çà le Grand Saut ! Mais monsieur François il était fou d’excitation. « Le Grand Saut çà consiste à remonter le temps ! » il criait. Les horloges elles tournaient à l’envers ! On s’est tous regardé, un peu bizarrement, mais monsieur François y hurlait dans son micro que çà allait faire un tabac pour la clientèle internationale, qu’il avait déjà placé les soixante horloges du Grand Saut en dépôt dans des grands magasins qui vendaient dans le monde entier, même en Belgique et au Japon ! Alors nous, on a applaudi. Il y avait aussi un coup à boire.

Mais le Grand Saut, il a pas passé l’hiver. Sur les soixante pendules, trois ont été vendues. A des clients distraits, probable. Les autres, elles sont revenues. Le Freddo il a repris sa place avec les autres à l’atelier. Le mur a été démoli, les mécanismes du Grand Saut on les a changés pour que les aiguilles elles tournent dans le bon ordre.

Y paraît que monsieur François maintenant il fait beaucoup d’argent en conseillant des grandes entreprises. Tant mieux si on le voit plus par ici.

- Patron, j’offre la tournée.


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