mercredi 4 juin 2014

Mon grand-père facteur




- Mon grand-père était facteur...

- Le mien aussi!

Pourquoi me regardaient-ils tous comme cela? Certains messieurs de l'autre bout de la table se soulevant même légèrement de leurs chaises pour mieux me voir. Je sentais le sang me monter aux joues. C'était horrible. Je rougissais, je ne pouvais pas m'empêcher de rougir. Je devais ressembler à un ridicule coquelicot avec ma robe blanche en fausses dentelles anglaises. Le regard des hommes, passe encore, j'y étais habitué à ces œillades toujours plus ou moins égrillardes, à ces regards qui coulaient vers mes seins, vers mon décolleté. Mais celui des femmes! Depuis le début du repas je sentais qu'elles me jaugeaient, qu'elles jaugeaient en moi la rivale, plus jeune mais maladroite, timide, pas à sa place dans ce milieu, trop habillée ou pas assez habillée. Pourtant maman m'avait toujours dit qu'avec le blanc on ne se trompait jamais. Pauvre maman. Que penserait-elle de sa fille en ce moment?

Je n'osais pas détacher mes yeux de notre hôte à qui j'avais répondu si spontanément. Il était également le chef de Grégoire avec qui je venais de me marier. Je n'osais pas regarder Grégoire, assis à deux places de moi pour lui demander du secours. Et lui se taisait, peut-être qu'il me regardait comme les autres. Qu'avais-je dit de si extraordinaire? Est-ce parce que ma voix avait été trop haut perchée? Que c'était la première fois que je participais à la conversation? Que j'étais intervenue sans réfléchir, de manière spontanée, poussée par la joie d'avoir enfin quelque chose à dire dans cette soirée où, depuis le début je ne le sentais pas à ma place, terrassée par la timidité dans ce milieu qui était bien plus celui de Grégoire que le mien?

Les yeux du patron de Grégoire ne me lâchaient pas. Ils étaient couleur de miel. Je ne pouvais pas non plus m'en détacher. Le temps me paraissait arrêté. Mais je sentis que le sang refluait sur mon visage. Peut-être que ces yeux étaient bienveillants après tout. Je sentais une pointe d'amusement prendre place en eux. Comme s'il allait me tendre la main, me sauver de la brûlure de toutes ces épées de regards tournées vers moi.

Maintenant un franc sourire montait à ses lèvres. Son regard m'enveloppait d'une manière que je n'avais jamais éprouvée auparavant, peut-être juste un peu trop amicale pour que je puisse me sentir parfaitement à l'aise. Ce sont ses lèvres que maintenant je regardais. Je sentis que tous les regards braqués il y a un instant sur moi se tournaient vers elles. Nous attendions tous que soit prononcé un oracle. Nous ne savions lequel mais au moins je n'étais plus au centre de toutes les attentions.

Chère madame (son sourire s'élargit encore) mon grand-père était facteur d'orgue.

Je ne savais que répondre à ce sourire aux apparences enjôleuses qui me poignardait. Une seule femme rit. J'entendis son rire qui se noya vite dans le silence. Il fallut un peu de temps avant que la conversation ne reprenne. Mon voisin me parla. À son ton je compris qu'il se voulait aimable mais j'étais bien en peine de donner du sens aux mots qu'il m'adressait, encore moins d'y répondre. Je ne sais pas non plus comment je finis la soirée. Je ne me souviens pas d'avoir salué le patron de Grégoire. Pourtant j'ai bien dû le faire.

Je me souviens seulement qu'au retour dans la voiture Grégoire n'a pas desserré les lèvres, pas plus qu'arrivé à la maison.

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