vendredi 18 juillet 2014

Conversation d'ascenseur


-Excusez-moi de m’immiscer dans votre conversation.

Ces mots lui échappent alors qu’il force les portes de l'ascenseur qui sont en train de se fermer. Ils sont quatre, disposés quasiment aux quatre coins de la cabine. Vue l'heure matinale il ne peut s'agir que des employés de la firme, celle dans laquelle il officie au dernier étage du building, signe de son appartenance à la caste des dirigeants suprêmes, ceux dont le système intranet de l'entreprise raconte la moindre visite dans une usine, visite qu'ils n'effectuent qu'en meute, de peur peut-être d'être déchiquetés par des ouvriers mécontents. Même en ce jour de match de quart de finale de la coupe du monde où les barrières sociales sont plus ou moins abolies, il doute qu'aucun de ses collègues de la haute direction se permette un trait d'humour comme celui qui vient de lui échapper. Cette pensée qui aurait pu flatter agréablement son égo lui donne soudain le vertige. Et si son trait d'esprit tombait à plat et que la rumeur de son excentricité atteignait les oreilles du grand patron? Paradoxalement eux qui sont si bas dans la hiérarchie qu’il ne les connait pas n'ont rien à craindre de lui. Mais lui tout à craindre d’eux qui l’ont probablement reconnu à cause des reportages sur l’intranet.

-Nous venions juste de commencer la réunion sans vous attendre.

Pas plus que les autres il ne connaît l'homme qui vient de lui répondre du tac-au-tac mais sa répartie montre qu'il a compris, que tout le monde dans l'ascenseur a compris son humour. Il peut se détendre et sourire à celui qui lui a donné la répartie. La simplicité de ses manières va être bientôt reconnue et commentée par tout l'immeuble. Tout l'immeuble, c'est-à-dire en particulier, grâce à la perméabilité des assistantes des hauts dirigeants aux propos du menu fretin, l'étage le plus élevé tant au sens de l'altimétrie que de l'échelle des pouvoirs, du prestige et des rémunérations. Il est certain que l’assistante personnelle du grand patron, à qui rien ne doit échapper, va rapporter ses propos d’ascenseur à son chef. Excellent, se dit-il. Cette perspective, dont il saura tirer le moment venu le plus grand profit, le met en joie, tellement en joie que, loin de regretter son coup d'audace d'il y a un instant, il double la mise qu'il sait désormais gagnante.

-Vous avez bien fait. Continuez comme si je n'étais pas là.

Le coup est parfait. Il joue avec bonhomie la partition d'un véritable grand chef ! Il sent que grâce à lui la communauté de pensée dans l'ascenseur est totale. Il admire son pouvoir d'influence, cette force extraordinaire qui émane de lui.

Il est d'autant plus déçu lorsqu'au premier arrêt un homme sort de l'ascenseur sans se retourner et sans dire un mot. Comment cela est-il possible après tout ce qui vient de se passer entre eux cinq et dont il a été l'âme? Mais voilà qu'au moment où la porte a commencé à se refermer l'homme se retourne vers eux, les doigts croisés devant son visage.

-Allez, ce soir on croise les doigts et on soutient tous les Bleus.

Il est très fier de ce qu’il a su faire: s'il n'avait pas brisé la glace cette manifestation de ferveur partagée n'aurait certainement pas pu se produire! Une telle preuve de ses qualités d'entraînement ne saurait manquer d'arriver aux oreilles du grand chef. Il la racontera lundi, l'air de rien, à la réunion du Comité de direction sous couvert de se congratuler de la belle victoire et de l'effet heureux qu'elle aura sur le moral des troupes.

Le soir même la France était éliminée par l'Allemagne après un match sans éclat sur le score de 1 à 0.

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