vendredi 1 mai 2009

Marché aux puces

Encore un qui passe sans même me jeter un regard. Je ne parle pas de s'arrêter. Non. Un simple regard. Quelle déchéance!

Quand je pense à mes débuts. Il m'avait choisi avec soin. Il avait longuement caressé ma reliure de cuir. J'avais tellement senti dans cette caresse la pensée d'une autre caresse. Il avait glissé son nez effilé entre mes pages, vierges encore de tout regard, pour s'emplir du grain et de l'odeur grisante de mon intimité. Là aussi j'ai compris qu'il ne pensait pas qu'à moi et ça m'a ému pour cette jeune fille que je ne connaissais pas encore et à qui j'étais destiné. Nous les livres on est comme ça. Discrets, fidèles, secourables, on partage la vie des hommes nos propriétaires sans éprouver à leur égard la moindre jalousie. Et nous, les livres de cuisine, à l'époque, je parle d'avant la première guerre mondiale, on savait qu'on allait inspirer de très jeunes femmes. On ne se posait pas la question du reste. Maintenant c'est différent parce que nos jeunes confrères sont pour les hommes aussi. Ce n'est pas plus mal du reste.

Au sortir de mon emballage de papier de soie elle m'a regardé sous toutes les coutures. Elle m'a ouvert délicatement pour ne pas me faire de mal en riant de ses belles dents brillantes. Elle a lu le titre de la première recette sur laquelle elle est tombée. Je m'en souviens après près d'un siècle. C'était le veau Marengo. Il l'a alors embrassée furtivement sur la joue, au coin de la lèvre. Ils ont tous les deux rougi, n'en revenant pas de leur audace. Heureusement que madame Vertaud, sa mère à elle, ne regardait pas de ce côté, ou alors elle a fait semblant de ne rien voir. En tout cas c'est avec elle que sa fille a commencé à m'utiliser. J'avoue que j'ai aimé ces moments où ensemble dans la grande cuisine elles lisaient mes recettes. C'était une occasion idéale pour la mère de parler à sa fille non seulement de cuisine mais également des hommes, de leurs étranges appétits, de la manière dont venaient les enfants. Je dois reconnaître que ça m'a ouvert l'esprit, à moi qui était plutôt tourné côté fourneau.

Bien sûr après leur mariage ils m'ont emmené dans leur nouvelle maison. Et là, ça a été du bonheur jusqu'à ce que monsieur soit tué à la guerre. Il a été tué au tout début. Madame a souvent dit par la suite qu'au moins il n'avait pas connu l'horreur des tranchées. Je l'ai entendu le dire alors que j'étais déjà depuis quelques temps oisif, rangé dans les petits rayonnages à droite de la cheminée. Je comprenais bien que les plats savoureux mitonnés avec amour pour monsieur, les dîners avec les relations de monsieur, c'était bien fini. Et je voyais madame, la délicieuse madame, enfermée dans sa solitude et son chagrin.

Je vous l'ai dit tout à l'heure, nous les livres on n'est pas jaloux. On n'est pas jaloux mais on est parfois amoureux. J'espère que vous n'allez pas vous moquer de moi si je vous dis que de madame j'étais terriblement amoureux et de la voir perdre insensiblement son parfum de fleur ça me serrait le coeur. Surtout quand je la voyais se réanimer les jours où ses neveux venaient pour le goûter. Alors je reprenais du service au chapitre des pâtisseries et c'était une joyeuse animation dans la cuisine. Parfois même ils préparaient le gâteau avec madame. Quelle misère la guerre!

Et puis les neveux ont grandi. On ne les a plus vus, en tout cas à la cuisine. Madame s'est éteinte, doucement, comme elle avait vécu. L'amour de ma vie! Et moi j'ai été transféré en héritage à un de ses neveux. Un notaire. J'ai peine à croire qu'il ait pu être à un moment de sa vie un enfant aux cheveux ébouriffés déboulant dans la cuisine de madame pour demander un verre d'eau. Ce qui l'a intéressé chez moi c'est le dos de ma reliure. Il l'a fait nettoyer, pensez, toutes ces années dans une cuisine! Et puis il m'a rangé dans la grande bibliothèque vitrée de son étude à côté de la Géographie de Lavisse.

Jamais personne n'a fait attention à moi mais j'en ai appris, dans cette étude de notaire, sur l'être humain. Tiens, un jour il faudra que j'écrive mes mémoires.

Mais, mon dieu, ce jeune couple qui s'approche en se tenant par la taille. Comme ils ont l'air sympathique. Mais c'est qu'elle a les yeux verts! Et ce sourire! Si seulement ils pouvaient ...

1 commentaire:

Prax a dit…

Comme une femme croise imperceptiblement ses jambes pour attirer le regard sur une culotte blanche, un livre peut-il déplacer un peu sa couverture pour attirer le regard sur sa page blanche ?