vendredi 29 décembre 2006

Romuald et Véronique

La prostituée Véra regarde par la fenêtre embuée du petit studio. On ne distingue que la lumière des guirlandes électriques des chalutiers à quai de l’autre côté de la rue. Ce soir c’est noël. Après s’être démaquillée et changée elle ira chercher sa mère pour l’accompagner à la messe de minuit. Elle sera une femme ordinaire. Elle allume une cigarette. C’était son dernier client de la soirée. Un étrange client en vérité. Livide, maigre, le cheveu rare, pas du genre causant. Et pourtant elle l’avait immédiatement reconnu. Lui, Romuald, il ne l’avait pas reconnue. Peut-être à cause de ses cheveux teints, de son sexe épilé. Peut-être tout simplement parce que pour lui c’était inimaginable, cette prostituée contactée par téléphone et Véronique. Peut-être surtout parce qu’il était complètement absorbé en lui-même, noyé par cette maladie qui semblait le ronger. Leurs corps non plus ne s’étaient pas reconnus. Cela valait mieux pour Véra. Elle avait pu rester très concentrée, très professionnelle. Avec un corps malade ce n’était jamais facile.

Avant d’éteindre Véra fait de l’œil le tour du studio. Elle a remis en ordre le couvre-lit en fausse fourrure. Elle remarque un objet noir à côté du valet en bois où les clients soigneux peuvent plier leurs habits. C’est un carnet en cuir long et assez étroit. Il doit appartenir à l’homme qu’elle croit avoir reconnu. Maintenant elle n’est plus aussi sûre que c’était Romuald. Elle sait bien qu’elle ne devrait pas ouvrir le carnet mais le ranger directement dans un tiroir de la commode en bois laqué rose, pour le cas où le client reviendrait le réclamer. Mais la curiosité est la plus forte. Elle ouvre le carnet. C’est bien Romuald, il habite dans la ville voisine. Il y a même son numéro de portable. Véra a honte de sa curiosité. Elle referme le carnet et le range sans chercher à en savoir plus. Elle ferme le studio et passe dans son appartement sur le même palier pour se transformer en Véronique. Cela étonne encore parfois Véra/Véronique de voir combien le passage de l’une à l’autre est facile.

Véronique sort du garage souterrain au volant de sa BMW rouge. C’est le seul luxe de Véronique qui mène une vie tranquille. Elle aime se retrouver dans cette voiture, rouler longtemps sur l’autoroute les jours où elle ne travaille pas, prendre les routes de campagne en roulant à toute vitesse. Elle a ainsi l’impression de ressentir quelque chose, de frôler la mort. Cette voiture, c’est tout ce qu’elle aime, en-dehors de sa mère. Mais sa mère, à qui elle est obligée de mentir en permanence sur ce qui lui procure de l’argent, lui pèse parfois. La voiture, elle, ne lui pèse jamais, même lorsque, comme maintenant, elle est complètement arrêtée par la circulation. Une jeune femme enceinte passe devant la voiture. Véronique soudain se souvient de son bébé, enfin du bébé qu’elle avait failli avoir. Cà faisait des années qu’elle n’y avait plus pensé. La joie de ses vingt ans. Sa joie lorsqu’elle avait accouru vers Romuald, son fiancé, pour lui annoncer la grande nouvelle. Elle avait attendu d’être sûre pour lui en parler. Au début il n’avait rien dit. Puis sa colère, la scène brutale, les mots coups de poignard, son départ en claquant la porte. Elle avait parcouru la ville à pied, sans prendre garde au froid, l’esprit vide. Elle avait décidé d’avorter. La faiseuse d’anges, comme on disait à l’époque, une amie de sa mère. La douleur affolante. La peur de mourir.

Véronique/Véra retrouve enfin l’accès à cette douleur oubliée, occultée. Si son corps souffre c’est donc qu’il est encore vivant ! Elle gare sa voiture et met son visage entre ses mains pour pleurer. C’est si bon après toutes ces années de reprendre contact avec soi-même, de pouvoir revivre ces évènements douloureux dont elle avait si soigneusement étouffé la trace en elle. Pendant que tout cela se passe en elle, elle sent progressivement monter l’inouï d’un plaisir lui aussi oublié depuis des années, le plaisir que lui a apporté tout à l’heure Romuald sans qu’elle l’ait seulement remarqué. Ce sont désormais d’énormes sanglots qui la secouent.

A quarante kilomètres de là un peu plus tard Romuald ouvre d’une main légèrement tremblante au milieu de factures et de prospectus publicitaires une lettre à l’enveloppe anonyme. Il sait qu’il n’a plus longtemps à vivre. Le médecin lui a donné tout au plus quatre mois. Cette annonce, il s’y attendait. Il l’a plutôt accueillie comme un soulagement. Il y aurait désormais pour lui seulement les choses essentielles. Il a immédiatement, cela fait trois semaines, engagé un détective privé. Pour retrouver son enfant, son enfant qu’il n’a pas connu. L’imminence de la mort lui a donné ce courage. C’est la lettre de l’agence de détective qu’il tient entre les doigts. Il la lit avec peine. Maintenant ses mains tremblent fort. Madame V. n’a pas d’enfant. Elle vit de la prostitution à S. Elle vit seule et n’a pas de souteneur. S. c’est la ville où il a passé sa jeunesse, la ville où tout à l’heure il a rencontré la femme. C’est elle, il en est sûr maintenant avec laquelle il a eu cette rapide étreinte. Cette étreinte tarifée qui lui fait horreur.

Il est mort dans ses bras trois semaines après qu’elle lui ait rapporté le carnet. Il avait eu le temps de lui parler longuement de sa vie qui avait été un long désastre jusqu’à la maladie finale. Elle lui avait confié sa souffrance lorsqu’il l’avait abandonnée, ses errances. Elle ne voulait plus qu’il l’appelle Véronique mais Véra.

Après sa mort elle était allée voir le curé qui l’avait enterré. Elle lui avait demandé s’il pouvait les marier. Le curé, un brave homme assurément, l’avait regardé, étonné. « Mais madame, on ne se marie pas avec un mort ».

Maintenant Véra gare la voiture rouge au bout du chemin du bord de mer. Le vent marin souffle fort. Elle laisse les phares allumés et sort du coffre un grand pied de biche qu’elle vient d’acheter. Elle s’y prend à plusieurs fois pour faire sauter la serrure de la porte de la chapelle. Elle a chaud. L’ombre des phares l’empêche de bien voir ce qu’elle fait. La transpiration colle à sa peau son corsage blanc, sa longue jupe blanche la gène. Enfin la porte cède et s’ouvre à deux battants. Elle va chercher le voile blanc dans la voiture. Elle monte les trois degrés usés et entre dans la nef mal éclairée par les phares, le carnet noir sous le bras.

Elle apporte deux chaises en face de l’autel et s’assied sur celle de droite. Elle pose le carnet sur celle de gauche. Elle reste immobile jusqu’à ce que la batterie s’épuise, que les phares s’éteignent. Elle reste dans le noir, claquant des dents. Parfois, sans qu’on sache pourquoi, la cloche sonne A l’aube elle sort de la chapelle et marche sur la grève.

Huit jours plus tard un promeneur trouvera une femme noyée échouée sur les rochers au pied de la chapelle. Elle portait une robe de mariée.

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