samedi 16 juin 2007

Confession

Je n’arrive pas à savoir ce qui a pu me pousser à tuer cette femme que j’avais depuis si longtemps pris l’habitude d’aimer, que j’aimais en quelque sorte, du moins que je croyais aimer, avec qui en tout cas j’avais vécu les apparences de l’amour, aux yeux du monde bien sûr, mais cela ne prouve rien car, comme chacun sait, le monde est bien bête, mais surtout à mes propres yeux, ce qui est, reconnaissez-le, pour une fois ne vous enfermez pas dans votre habituelle et commode propension de lecteur blasé à nier l’évidence lorsque quelqu’un, moi en l’occurrence vous apporte du réel, du sérieux, du saignant oserai-je dire, consentez, s’il vous plaît, à reconnaître que cette erreur que j’ai commise en toute bonne foi pendant tant d’années sur la nature de notre relation, cette illusion entretenue en dépit de moi-même sur mes sentiments vis-à-vis de celle qui en ce moment, la tête proprement coupée sous son bras droit, est à n’en pas douter en train de refroidir doucement pour atteindre la température de la pièce avant que le travail de fermentation, de putréfaction ne commence à la réchauffer comme un tas de fumier sur lequel la neige ne tient pas en hiver, cette erreur d’appréciation donc a quelque chose d’étonnant, et cela d’autant plus que je ne suis pas du genre primesautier, du genre qui s ‘emballe pour un rien, un emballement de cinquante quatre ans serait du reste, admettez le sans barguigner selon votre déplorable habitude, lecteur décidément bien peu sympathique, un emballement d’une durée si inhabituelle qu’il serait difficile de le qualifier encore d’emballement, et pourtant il n’y a eu aucun signe avant-coureur de cette bien étrange et subite fureur qui m’a fait, à quatre-vingt six ans, décapiter mon épouse avec la feuille, le grand couteau de boucher, que mes collègues m’avaient offerte pour mon départ en retraite, et de fait jusqu’à ce moment de vérité j’avais cru avoir passé auprès d’elle cinquante quatre ans d’un bonheur sans nuage, sans compter les trois longues années de nos fiançailles que mon beau-père avait imposées comme délai à notre désir de partager la plus complète intimité, le vieux grigou ayant argué de mon manque de situation professionnelle stable et m’ayant donné comme échéance le jour où j’aurai travaillé depuis deux ans chez le même employeur, ce qui entraîna ma reconversion, au départ difficultueuse, de joueur de scie musicale dans les arrière-cours d’immeubles à la position à peine avouable aux yeux de mon beau-père, snob et aristocratique agent de change, de préposé aux écritures comptables à la sous-direction de la comptabilité aviaire des abattoirs de Saint Ménéla-les-Deux-Clous, avec comme perspective de passer, au bout de quelques années de travail acharné à un emploi équivalent dans la plus distinguée sous-direction de la comptabilité bovine du même abattoir et l’espoir de terminer ma carrière comme employé aux écritures de la très huppée sous-direction de la comptabilité équine de ce même abattoir, c’est du moins ce que mon beau-père faisait valoir, en fumant le cigare, à ses amis notaires et banquiers le jour de notre mariage mais, malheureusement, ce plan de carrière fut perturbé par une réorganisation qui créa une sous-direction de la comptabililté unique pour toutes les sortes de clients involontaires des abattoirs et je me retrouvais du jour au lendemain sans le moindre poulet à compter ce qui, pour occuper mes journées oisives, me conduisit à préparer le concours de l’Ecole Nationale d’Administration dont je sortis, grâce à ma maîtrise des complexes questions comptables liées à l’abattage des poulets, dans les tous premiers, et me permit d’intégrer la Cour des Comptes où je me spécialisais dans le contrôle des abattoirs, reconnu comme le spécialiste incontesté de cette activité je refusais plusieurs propositions flatteuses de travailler dans des cabinets ministériels, voire même une fois, sur piston de mon beau-père, de devenir Secrétaire d’état, mais j’avais trouvé un sens à ma vie et rien jamais ne pourrait m’en distraire, ce que ma femme comprit parfaitement car elle disait elle-même bien souvent qu’il ne fallait pas me couper de mes bases, cette remarque pleine de sagesse de sa part montre à quelle point elle m’était attachée et combien elle était intelligente, aussi, toutes ces réflexions faites, lecteur charognard qui m’avez lu jusqu’au bout, je comprends maintenant que ce n’est pas par un brusque mouvement de détestation d’une épouse admirable et adulée mais dans un mouvement de retour plein de retour à l’unique passion de ma vie que je l’ai dépecée et je suis certain que cette lucide confession me vaudra votre indulgence et celle du juge..


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2 commentaires:

Anonyme a dit…

ca fait froid dans le dos.
pas sûr de vouloir être indulgent :)
très fort : une seule longue phrase !

Arthur H. a dit…

C'est le genre de défi qu'il est quelque fois amusant de se donner