mercredi 7 mars 2007

La tentation de Sarah

Sarah tourne en rond dans sa cuisine. Elle a l'impression que l'écoulement des minutes nécessite des efforts surhumains, comme de tirer de lourdes pierres d'un puits. Tant de fatigue et si peu de résultats! Elle devrait avoir l'habitude pourtant. C'est la même chose tous les quinze jours depuis que le divorce a été prononcé. Il reste encore des canettes de bière dans le réfrigérateur. C'est tellement important pour Sarah de ne pas les avoir toutes bues. Le salaud, il a essayé de la faire passer pour une poivrote pour avoir la garde de leur fille. Maintenant il guette la moindre défaillance de sa part. Il compte dessus. Elle est certaine qu'il interroge en douce Isabelle. L'air de ne pas y toucher. Isabelle qui n'a que six ans et qu'il faudrait laisser en dehors de tout ça.

Sarah jette un coup d’œil à l'horloge de la cuisine. Dix minutes de retard. Dix coups de poignard. C'est sûr, il joue avec ses nerfs. Des fois c'est une demi-heure, des fois trois quarts d'heure. Elle sait qu'il le fait exprès, qu'il veut la pousser à bout, conseillé par l'autre femme, celle qui a eu trois maris. S'il pouvait la trouver bien éméchée, quelle aubaine. Eh bien non! Comme chaque fois jusqu’à présent, Sarah tiendra. Elle tiendra pour Isabelle. Isabelle, cette enfant merveilleuse, devenue une arme redoutable entre eux. Sarah a gagné la première bataille. L'autre, la femme, lui a dit qu'elle n'avait pas gagné la guerre.

Cette haine, à la place de l’amour de leurs vingt ans: c'est ça qui tue Sarah. Quand elle y pense elle a l'impression que son cœur est mâché par une bête cruelle. Il faut qu'elle tienne. Elle sort de la cuisine, se précipite vers l'étroit balcon qui donne sur le parking désolant de la cité pour griller une cigarette. Il ne faut pas non plus que, quand Isabelle rentre, ça sente la cigarette dans l'appartement. C'est très mauvais pour ses poumons, madame le juge.

Sur le balcon Sarah se calme un peu. Elle tourne dans sa tête l'idée qu'elle va dire la vérité à Isabelle, la vérité sur ce qu'est son père, sur ses faiblesses, sur cette femme qui a posé ses griffes sur lui et qui, un jour, le jettera, comme les trois autres qui l’ont précédé. Sarah s'est renseignée. Elle va raconter tout ça parce que c'est la vérité et parce que ça lui fera du bien de la dire. Comme la fumée lui fait du bien. Elle rit toute seule, Sarah. Un rire un peu fou qui part de ses poumons avides de nicotine. Elle se souvient vaguement de la vieille histoire qu'on lui avait racontée quand elle était petite. Cette autre Sarah, cette vieille femme stérile qui avait ri lorsque les envoyés avaient dit de la part de Celui qu'on ne peut nommer, c'est ainsi que l’appelait la grand-mère de Sarah avec des accents de respect dans la voix, qu'elle aurait un fils. Elle, la Sarah d’aujourd’hui, n’était pas stérile, n’avait pas eu de fils mais une fille. S’il n’y avait pas eu cette fille elle serait passée depuis longtemps par la fenêtre. Sarah imagine son corps désarticulé au pied de l’immeuble en aspirant sa dernière bouffée. Elle frissonne. Sa fille ne mérite pas d’avoir une mère alcoolique comme elle. Elle ne mérite pas non plus de la voir mourir. Sarah suit des yeux tant qu’elle peut le mégot qu’elle a envoyé dans le vide d’une pichenette. Elle ne va pas se laisser faire. Elle va enlever les illusions d’Isabelle sur son père. C’est mieux qu’elle sache, maintenant. Sarah soudain se sent mieux.

Isabelle a fini son plat de nouille. Elle réclame son yaourt à sa mère. Sarah sait que c’est le moment. Maintenant ou jamais. En tendant le yaourt qu’elle est allée chercher dans le réfrigérateur. Le trac de Sarah a disparu.

-Tu sais, ton père, …

Isabelle lève ses yeux noirs, les yeux de son père, vers Sarah. Un silence, long silence.

-Non, rien. Je ne sais plus ce que je voulais dire.

Isabelle retourne à son yaourt.




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