vendredi 4 mai 2007

J’ai embrassé l’aube d’été (Rimbaud)

Ce sera bientôt mon tour. Dans la file des condoléances j’observe à la dérobée la vieille femme que je vais devoir tout à l’heure embrasser. Son visage huileux et bouffi, ses maigres cheveux grisâtres, son nez couvert de pustules rougeâtres, son corps énorme, difforme, tout me dégoûte en elle, l’ancienne pute du village qui avait fait jadis fait battre les cœurs de nos grand-pères, qui les avait sans doute tous dépucelés.

Mais moi, aussi longtemps que je m’en souvienne, je l’avais toujours connue obèse et repoussante. Les chenapans que nous étions s’étaient copieusement moqué d’elle et de son compagnon bien mal assorti, un ancien client de la ville à ce qu’on disait, un homme aussi sec qu’elle était grosse, aussi réservé qu’elle était exubérante. Un ancien professeur de lettres venu la rejoindre à l’age de la retraite. Pour affronter notre hostilité imbécile de gamins, nos cruelles persécutions, ils sortaient ensemble pour faire les courses dans le village. Elle était toujours prête à répondre à nos insultes par des insultes, à montrer le poing dans notre direction. Lui ne disait rien et portait le panier.

Cette époque était révolue. Nous avions grandi, nous avions fait notre vie. Il y avait moins de jeunes au village, ils étaient plus ouverts sur le monde. Eux, les vieux, ne sortaient plus guère. Nous devions avoir vaguement honte de nos forfaits de l’époque, des sonnettes tirées dans la nuit, des vitres brisées au lance-pierres, car nous étions tous là. Enfin tous ceux qui habitaient encore le village. Au fond ce qui avait suscité notre méchanceté, à l’age où la sexualité est une inquiétante découverte, c’était le fait que cette femme si abîmée par la vie ait pu susciter dans nos familles des émois si semblables aux nôtres pour les filles des magazines.

J’arrive enfin devant elle. Elle m’enveloppe de ses bras gélatineux et j’ai l’impression de me noyer. Je sens des larmes qui coulent de ses yeux sur mes joues. Après un instinctif mouvement de recul je me laisse aller. Il n’y a pas moyen de lutter. Elle me dit en sanglotant :
- Pierre, comme c’est gentil d’être venu. Il était si heureux que tu sois devenu professeur de français comme lui. Il va tellement me manquer. Sais-tu qu’il me disait toujours le soir, après m’avoir embrassé, j’ai embrassé l’aube d’été ? C’est beau n’est-ce pas ? Une vieille femme comme moi.


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5 commentaires:

Anonyme a dit…

Coucou, j'ai vu que tu étais repassé par mon site, merci pour le message, tu es mon premier lecteur. Et puis tu as lu G. J'adore ce qu'il fait, mais moi je le connais personellement :) !
Il y a un lien sur un court métrage qu'il a écrit je ne sais pas si tu as vu.
Bon au prochain thème flo

Anonyme a dit…

très jolis textes et de chouettes idées sur ton blog. Je repasserai voir si tu trouves des réponses à tes interrogations.

Anonyme a dit…

Emu, évidemment.

Anonyme a dit…

Merci les amis pour vos commentaires. J'y suis d'autant plus sensible que j'apprécie vos travaux respectifs. Si vous ne l'avez pas encore fait, allez vous visiter les uns les autres. Ca vaut le coup.
Arthur

Anonyme a dit…

J'avais oublié comment tes jolies histoires touchent. J'adore ce texte qui est très différente (mais si proche) de la poésie de Rimbaud.

Vraiment Arthur, je repenserais plus souvent!