dimanche 18 février 2007

Le notaire

Maître Noyer, notaire, ajusta ses fines lunettes d’acier sur son nez. Il aimait s’imaginer au début du siècle denier, celui des deux guerres mondiales et des génocides, ajustant un pince-nez dans la même étude de notaire, derrière le même bureau en bois blond. Son prédécesseur de cette lointaine époque ne pouvait se figurer combien la société, les rapports familiaux allaient changer. Pour maître Noyer ce retour en arrière en chaussant ses lunettes était un des petits plaisirs quotidiens peu coûteux qu’il s’accordait volontiers.

Les grands plaisirs c’était, comme en ce moment, la cérémonie d’ouverture d’un testament. Le mot cérémonie convenait parfaitement car maître Noyer avait l’impression d’officier, tous les regards, toutes les attentions tournés vers lui lorsqu’il commençait la lecture. Il s’agissait le plus souvent de bien plus encore que de capital et de revenus. Il y avait une dimension plus essentielle, une dimension affective. Le léguant pélican qui distribuait équitablement ses entrailles à ses héritiers, le léguant consumé de haine qui assouvissait de sourdes vengeances, déshéritait des proches, le léguant secret qui donnait tout à une maîtresse, des enfants insoupçonnés. C’était un fait que maître Noyer adorait participer à tous ces drames familiaux. Il s’en délectait même. La rançon de ce plaisir était qu’il n’avait jamais voulu contacter aucun lien familial ou affectif, en-dehors de sa mère avec qui il avait toujours vécu.

Mais l’ouverture d’un testament n’était que le dénouement d’une pièce qui avait presque toujours commencé des années auparavant et avait parfois connu plusieurs rebondissements. Maître Noyer aimait mettre en œuvre les rouages juridiques robustes et précis pour faire correspondre l’intention du testateur et le froid papier qui serait lu à la dernière scène. Il y allait de son honneur professionnel. Les héritiers putatifs déçus et chicaniers ne manquaient pas.

Certains testaments, dans leurs versions successives, étaient de véritables romans d’une vie. Maître Noyer se souvenait d’un client qui sur presque trente ans avait tour à tour déshérité puis légué la totalité de ses biens à deux de ses maîtresses. Il venait tous les ans à l’étude autour de la fin janvier changer le sens de son testament isophase. Il était mort un vingt-huit janvier, l’avant-veille d’un rendez-vous qui avait été pris depuis quinze jours.

Le testament d’aujourd’hui avait été établi il y avait une trentaine d’année et modifié il y avait dix ans. C’est ce qu’indiquait la fiche établie par le premier clerc. Elle mentionnait la femme et deux enfants d’un autre lit qui avaient presque le même âge qu’elle. Maître Noyer ne se souvenait plus des termes du testament mais il se disait que la situation pouvait être intéressante.

Il les regarda par-dessus ses lunettes. La veuve, une belle femme d’une cinquantaine d’années, élégamment vêtue de noir. Elle portait à sa boutonnière u petit rameau de végétation vert gris, piquant. Maître Noyer, qui n’était pas très versé en botanique, pensa que c’était un brin de genévrier. Genévrier, c’était le nom de famille du défunt. Le nom que portait sa femme, le nom de ses deux enfants. Il se demanda si ce n’était pas une manière pour elle, sa veuve, de revendiquer son lien avec le défunt. Maître Noyer se dit que, si elle était déshéritée, elle pourrait sortir le petit rameau et griffer avec le visage sans grâce de la fille.

La fille justement. Egalement vêtue de noir mais elle faisait plus âgée. Elle était en tout cas moins bien mise. Elle ne portait aucun bijou aux doigts. Ses ongles étaient rongés, sans vernis. Du coup maître Noyer regarda les mains de la veuve qu’elle avait croisées sur ses genoux. Elles étaient fines, racées avec un discret vernis rose que maître Noyer trouva assez troublant sans bien savoir pourquoi. Elle portait une double alliance à l’annulaire gauche. La femme et la fille ne se regardaient pas. Maître Noyer sentait qu’être l’une à côté de l’autre constituait pour chacune d’elles une épreuve.

Le garçon semblait étrangement absent. Comme s’il n’attendait strictement rien de ce qui allait se passer. Il portait également des habits noirs et une cravate noire. C’était étrange. Ils étaient tous habillés comme s’ils sortaient de l’enterrement. Il y avait quelque chose de forcée dans cette manière de faire. Maître Noyer était certain qu’ils ne s’étaient pas donnés le mot. Il nota dans son répertoire que la pièce de théâtre allait se jouer autour de l’affection et du respect pour le défunt. Ce serait un assaut d’affection et de respect. Pensez, une femme, une fille. Décidément maître Noyer n’arrivait pas à prendre en considération le fils, comme s’il était inassimilable à la scène que se préparaient à jouer les deux autres.

Le moment solennel arrivait. Maître Noyer s’éclaircit la voix, ouvrit la chemise devant lui et parcourut le testament avant d’en donner lecture. Il était déçu. C’était de la roupie de sansonnet. Une pension et l’usufruit de la maison pour la veuve, une bonne somme d’argent et un immeuble de rapport pour les deux enfants. Une parfaite équité, une parfaite banalité et la demande qu’ils se serrent tous la main.

La femme et le fils s’embrassèrent distraitement. La femme et a fille se serrèrent la main, chacune mortellement blessée que le défunt n’ait pas tranché en sa faveur le différent qui les opposait depuis leur remariage, frustrées de l’affrontement qu’elles attendaient depuis des années et qui n’aurait jamais lieu.


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4 commentaires:

Anonyme a dit…

Merci pour ce texte. Je n'oublie pas que le notaire était "le secrétaire chargé de sténographier les actes des martyrs".

Anonyme a dit…

Une invitation à relire Balzac qui voulait me semble-t-il être notaire. Très beau texte "Le Notaire" (1840)

Anonyme a dit…

Invitation à écrire une suite de texte sur la jouissance du notaire quand le soir il raconte à sa petite maman les petits et grands plaisirs auxquels il s'est livré dans la journée.

Anonyme a dit…

J'adore le génévrier, symbole de force et de sagesse mais qui dans le langage des fleurs pour nos amis lecteurs qui ne le sauraient pas encore signifie : "Notre amour doit-il rester platonique?" Merci pour ce rappel.