dimanche 28 janvier 2007

Le salut du poète

Ce fut assurément le plus beau moment, peut-être même le seul beau moment de toute l’existence de l’académicien et poète Ossip A., le plus grand poète contemporain du monde entier, le poète préféré du camarade Staline.

Et si ce moment magique put éclore ce fut certainement parce que, pour la première fois de sa vie, Ossip n’eut pas peur en présence du camarade Staline. Ce n’est pas qu’Ossip fût devenu tout d’un coup particulièrement courageux. Non. D’ailleurs en présence du camarade Staline personne de sensé ne pouvait être courageux. Mais Ossip se sentit doublement protégé par le fait qu’il ne lui restait que quelques heures à vivre et qu’il était censé être dans le coma. Son cruel admirateur n’avait plus le temps matériel de lancer une de ses imprévisibles attaques contre lui. Si l’attaque survenait, ce serait plus tard, après son décès et Ossip ne laissait derrière lui aucune famille, aucun disciple qui pût éventuellement en souffrir.

Bien sûr Ossip ne pouvait voir Staline mais il avait senti sa présence à l’odeur du tabac géorgien froid quand le maître était entré dans la chambre d’hôpital où reposait le poète officiel. Il avait semblé à Ossip, mais ses sens prenaient rapidement congé de lui, qu’il y avait eu des crépitements de flash, certainement ceux des photographes de l’agence officielle qui diffuseraient dans le monde entier l’image du maître de l’histoire au chevet d’un simple poète. Peu importait à Ossip ce qu’on dirait sur lui dans les journaux d’URSS et des pays frères, dans les journaux des partis frères. Peu lui importait les éloges dithyrambiques et convenus de poètes du monde entier qui salueraient son œuvre à cause du camarade Staline. Des milliers de vers, des millions peut-être, sans la moindre valeur, pressés de retourner à l’oubli.

Ossip ne se faisait aucune illusion sur sa propre médiocrité mais il savait aussi qu’il avait sans doute plus influencé la poésie mondiale que les plus grands, que les André Breton, que les Pablo Neruda. Simplement lui ne l’avait pas fait au travers de ses œuvres mais par tous les poètes qu’il avait conduits au silence, au suicide, à la déportation. Il l’avait aussi fait par toutes les consignes esthétiques absurdes qu’il avait données et que, même les plus doués, même les plus indisciplinés, même Paul Eluard parfois, avaient suivies. Depuis des années, presque toutes les nuits, Ossip rêvait de tous ces poèmes qui, à cause de lui, n’étaient pas nés, ou qui avaient été défigurés en monstres hideux. Ossip, le renifleur de talents, portait presque chaque nuit le poids de ces attentats à la poésie, partout où la parole du camarade Staline avait un droit absolu de vie et de mort sur le travail de l’esprit.

Alors ce que fut l’instant magique, dans les dernières minutes de la vie d’Ossip, le poète soviétique, ressembla beaucoup à une de ces sornettes merveilleuses, de ces miracles du pardon de Dieu dont le vieux matérialiste gardait un souvenir vaguement nostalgique de ses tendres années de séminaire. Pour la première fois, après ces millions de vers carbonisés, la poésie vivante se mit à sourdre du vieux cœur d’Ossip. Un poème commencé en 1927, il y avait vingt ans, le jour même où Staline avait demandé à rencontrer Ossip. Un poème jamais repris depuis. Un poème d’amour pour une jeune fille oubliée et sa somptueuse terre d’Ukraine. Les mots congelés soudain vivants. Ils s’animèrent et s’ordonnèrent enfin. Ce poème, le seul qui l’aurait mérité, Ossip l’avait dans la tête mais il ne pouvait plus l’écrire, personne ne pourrait jamais le lire. Mais ce poème existait et Ossip, au seuil de mourir, était devenu poète. La mère poésie avait pardonné.

La Pravda du lendemain raconta en légende du cliché avec Staline que le grand poète regretté de tous avait, malgré son coma, pleuré à la visite du camarade Staline. A cette époque personne ne croyait les journaux. Ce coup-ci les gens avaient tort. Partiellement tort.


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7 commentaires:

Anonyme a dit…

Le pardon au poète signe l'abandon de la mouette au tirant du silence.

Brigetoun a dit…

et pour le coup j'ai pensé à Claude Simon et au jardin des plantes

Anonyme a dit…

Quelle imagination ! J'adore ce texte. Il me rappelle la vie de Boulgakov.

Anonyme a dit…

(Euh, Boulgakov étant dans ceux qui ont lutté toute leur vie contre la machine stalinienne).

Anonyme a dit…

En hommage à Michel Leiris et à la poésie... "Les mots en "...lut" "sont aisément des mots gais". Ainsi, "salut", "poilu" ou "velu" (presque frères à la consonne près), "chalut" (pour pêcher le "merlu"), "palu" (préférable de se faire vacciner), "lulu" (Alouette, gentille alouette...)

Anonyme a dit…

"Le Maître et Margueritte", chef d'oeuvre de Mickaïl Boulgakov, qui dépeint avec surréalisme l'absurdité du modèle stalinien

Anonyme a dit…

Ossip et la poésie imposée qui se retrouve dans le coma et échappe ainsi à Staline? Superbe et très parlant. Anne.M.